ne trentaine de jeunes afghans vient d'être victime d'un bombardement américain alors qu'ils tentaient de passer la frontière en direction de l'Afghanistan. À la date du 17 novembre, ce sont les victimes les plus récentes, mais non les dernières du pilonnage américain, de la pluie de bombes déversées de la soute des avions-cargos B52, véritables bunkers obscurcissant le ciel à basse altitude. C'est à leur charge massive que l'Alliance du Nord doit sa prise de Kaboul et sa progression vers les dernières poches de résistance.
Pourtant, aux images des femmes afghanes délivrées de
leur bure carcérale, traversant la rue plus légères,
reprenant leur travail ou se rendant chez le coiffeur,
paraissant à la télévision à visage découvert, de même qu'à la vue des hommes se rasant de près ou écoutant le refrain d'un chanteur national en exil, il y aurait de l'indécence à faire la fine bouche devant cette démocratie éclose par delà la tyrannie et qu'un Beaumarchais afghan célébrerait dans le Barbier de Kaboul.
L'après-Taliban ouvre les charniers de cadavres décomposés, de victimes encore chaudes qui, cherchant à fuir, périssent mutilées, les oreilles coupées, les bras sectionnés, l'occiput fracassé, les talons saignant encore de la falqa, ce fouet de fer dont on les flagellait.
Les soldats de l'Alliance du Nord ne sont pas pour autant, au regard de ces barbares, des enfants de choeur. Telle est la loi du talion que dans des représailles attendues eux-mêmes lynchent, tabassent et décapitent. « La rue afghane est triste » soutient la même journaliste de France 2 qui, entrée triomphalement sur un char à Kaboul jubilait deux jours plus tôt : « Je vous jure qu'ici c'est l'euphorie ». Les journalistes, rivalisant de scoops pour un prix Pulitzer, guettent devant les volets fermés sur une pitance incertaine, en ce début de Ramadan, dépités que dans ce pays - l'un des plus pauvres et des plus martyrisés du monde - les ripailles se fassent attendre !
Non, décidément Kaboul ne chante ni danse, pas plus que les autres villes d'Afghanistan aux portes desquelles se massent des cohortes de réfugiés, déshydratés, faméliques, endeuillés, anéantis : « Personne ne nous regarde, nous n'existons pas ». Il y eut un siècle d'occupation et entre deux guerres, quelques embellies.
Puis au désordre sans pudeur des seigneurs de la guerre et de multiples cheffaillons, succéda le pire des ordres, celui de l'ordre moral théocratique. Aujourd'hui, de nouveaux suzerains auxquels la population ne fait pas confiance, prêts à dépecer le pays, se partagent déjà les dépouilles du pouvoir. Tandis que les puissances étrangères Grande-Bretagne, France, Russie, rivalisent de précipitation, sous couvert de normalisation sécuritaire, à prendre pied à grands renforts de Mirages, de bases et d'ambassades, dans un pays-clé de l'Asie Centrale.
Mais que faudra-t-il donc attendre d'une victoire dont un Secrétaire d'État américain a déclaré que les ressorts en furent « l'argent et la trahison » ? Cette guerre aura coûté à l'Amérique un milliard de dollars par mois et l'on ne compte pas les subsides massifs offerts au Pakistan, le dindon de cette sinistre farce de riches. Déjà, avant même les attentats, les USA reprenaient la main au Soudan au prix d'une aide substantielle.
Voilà Ben Laden coupé de ses bases arrières mais en dépit d'une traque impitoyable, ce Robin des grottes et du trou noir de l'islamisme radical, s'est fondu dans sa galaxie. Non moins primitif, un Sherif mercantile et déloyal met en vain sa tête au prix de 5 millions de dollars. « Gardez votre fric » semblent rétorquer un milliard et demi de musulmans qui, s'ils le pouvaient, lui ouvriraient leur gîte, dans leur fascination de ce héros négatif mais qui lança au gendarme impitoyable son audacieux défi. Comprenne qui voudra...
Même démocrate et laïc on peut s'accommoder de cette schizophrénie, détester l'idéologie de Ben Laden et ses méthodes, et pourtant le sublimer dans sa maltraitance d'une puissance marchande et inhumaine qui achète sa victoire en bombardant les civils et saccageant leur terroir.
L'ombre de Ben Laden grèvera longtemps l'histoire des Arabes et musulmans, lourde déjà de tant d'échecs. Mais il y a aussi décidément quelque chose de pourri - there is something rotten - dans cette démocratie à l'américaine.