Alternatives citoyennes : Nos exportations « textiles », une de nos ressources essentielles, sont
elles-elles déjà affectées par la concurrence chinoise ?
Hassine Dimassi : Depuis 2001, les exportations tunisiennes du « textile », exprimées en dinars courants,
semblent progresser. Toutefois, exprimées en euros, ces exportations « textiles » n'ont cessé de régresser. Suite à
la forte dépréciation du dinar par rapport à l'euro, les exportations « textiles » tunisiennes donnent donc
l'illusion de bien se porter.
Exportations « textiles » tunisiennes
|
Exportations (en millions de dinars) |
Parité du dinar par rapport à l'euro |
Exportations (en millions d'euros) |
2001 |
4 028 |
0.7766 |
3 128 |
2002 |
4 142 |
0.7453 |
3 087 |
2003 |
4 245 |
0.6862 |
2 913 |
2004 |
4 481 |
0.6457 |
2 894 |
Par ailleurs, concernant les articles de la confection, représentant l'essentiel des exportations tunisiennes du
« textile », la place de la Tunisie sur le marché de l'Union européenne s'est sensiblement détériorée. En effet, la
part des importations de l'UE en provenance de la Tunisie dans le total des importations de l'UE en « vêtements » a
baissé de 5.6% en 1995 à 5.0% en 2003. Ce repli du positionnement de la Tunisie a bénéficié, pour l'essentiel, à
trois pays : la Chine, la Roumanie et la Turquie.
Le recul de la Tunisie sur le marché mondial du « textile », et plus particulièrement sur le marché européen,
résulte non seulement de la forte percée de ses concurrents (surtout celle de la Chine), mais aussi d'une tare
structurelle de la confection tunisienne : la persistance des grandes séries de bas de gamme standardisées au
dépens des petites séries de haut de gamme personnalisées.
A. C. : Le secteur touristique, contre tout mauvais augure, apparaît florissant et plein de promesses.
Peut-on se fier à cette impression confirmée par des bons chiffres officiels ?
H. D. : En apparence, le tourisme tunisien semble avoir bénéficié, en 2004, d'une certaine reprise par
rapport à 2003. Les nuitées des non résidents y sont passées de 25.3 millions en 2003 à 30.7 millions en 2004.
Parallèlement, les recettes touristiques, exprimées en dinars courants, sont passées de 1 903 millions en 2003 à
2 290 millions en 2004. Enfin, les recettes touristiques, exprimées en euros, sont passées de 1 306
millions en 2003 à 1 479 millions en 2004.
Recettes du tourisme tunisien
|
Nuitées des non résidents (en millions) |
Recettes touristiques (en millions de dinars) |
Recettes touristiques (en millions d'euros) |
Recettes par nuitée (en dinars) |
Recettes par nuitée (en euros) |
2001 |
33.0 |
2 341 |
1 818 |
70.9 |
55.1 |
2002 |
25.9 |
2 021 |
1 506 |
78.0 |
58.2 |
2003 |
25.3 |
1 903 |
1 306 |
75.2 |
51.6 |
2004 |
30.7 |
2 290 |
1 479 |
74.7 |
48.2 |
Toutefois, ces données relatives au tourisme tunisien méritent d'être nuancées :
a) En termes de nuitées des non résidents , le tourisme tunisien n'a pas encore réussi à retrouver le niveau
maximum atteint en 2000 (33.2 millions de nuitées).
b) En termes de recettes, exprimées en dinars courants, le tourisme tunisien n'a pas encore réussi à retrouver le
niveau maximum atteint en 2001 (2 341 millions de dinars)
c) En termes de recettes, exprimées en euros, le tourisme tunisien n'a pas encore réussi à retrouver le niveau
maximum atteint en 2001 (1 818 millions d'euros)
d) En termes de recettes par nuitée, exprimées en euros, le tourisme tunisien n'a pas encore réussi à retrouver
le niveau maximum atteint en 2002 (58.2 euros par nuitée)
Le tourisme tunisien donne donc l'illusion d'être « florissant » à cause de la très forte dépréciation du dinar par
rapport à l'euro, d'une part, et du bradage de ses nuitées, d'autre part. En fait, le tourisme tunisien n'a cessé
de souffrir d'une très grave anomalie structurelle : édifier des hôtels à 4 ou 5 étoiles, les gérer comme des
hôtels à 3 étoiles, et les vendre comme des hôtels à 2 étoiles.
A. C. : Notre agriculture semble décidément être notre talon d'Achille, pour ne pas dire un secteur en voie
de dépérissement. Les nouvelles obligations du libre-échange ne risquent-elles pas de nous enfoncer davantage ?
Peut-on dégager quelques pistes pour retrouver une ambition agricole ?
H. D. : Les nouvelles obligations du libre-échange risquent effectivement de nous enfoncer davantage, pour
des raisons que j'ai soulevées dans une interview antérieure (voir Alternatives citoyennes numéro 11). Ces raisons pourraient s'aggraver par un phénomène qui
s'est récemment manifesté : tout en se désistant de la subvention des principaux intrants agricoles (semences,
engrais, aliments du cheptel, insecticides et pesticides, eau d'irrigation,...), l'État tend à geler sur une longue
période les prix à la production des produits agricoles de base, et en particulier ceux des céréales.
Peut-on dégager quelques pistes pour retrouver une ambition agricole ? Cette partie de la question exige à elle
seule une interview. La chose fondamentale, c'est que notre agriculture nécessite une reconversion ordonnée et
soutenue, en matière de spéculations.
A. C. : La crise de l'énergie va-t-elle vraiment nous plonger dans de graves difficultés au niveau de notre
balance de paiements ? Le gaz naturel dont nous disposons ne rétablira-t-il pas notre déficit
énergétique ?
H. D. : Oui, si le prix mondial de l'énergie se maintenait à un niveau très élevé (comme c'est le cas
depuis quelque mois), il aurait certainement des impacts catastrophiques non seulement sur les paiements extérieurs
mais aussi sur les finances publiques, voire sur l'ensemble de l'économie tunisienne.
Le gaz dont vous parlez n'est le nôtre qu'en apparence. Car, en réalité, la société étrangère qui l'exploite (British
Gaz) nous le facture au prix mondial. Par ailleurs, en 2004, nos exportations en énergie n'ont couvert qu'environ
70% de nos importations en énergie, et ce malgré l'entrée en exploitation depuis 2000 de nos réserves off-shore en
gaz.
A. C. : Les chiffres officiels tablent sur un recul de la croissance de près de 6% à 4.6%. Que signifie
cette décélération et quels peuvent en être les retentissements ?
H. D. : Je n'ai pas encore consulté à tête reposée ces chiffres. Il se peut que ces chiffres soient basés,
entre autres, sur une année agricole beaucoup moins bonne que la précédente. En tout cas, personnellement, je
n'accorde pas une grande importante aux données de conjoncture, car souvent, elles signifient peu de chose.
A. C. : Les pouvoirs publics se félicitent des encouragements de rapports internationaux dont celui de Davos
qui placerait la Tunisie avant l'Italie et l'Espagne au plan de l'environnement des affaires. Quels sont les points
positifs de l'économie tunisienne ?
H. D. : En principe, je ne peux répondre à cette question, car, pour évaluer une économie, je ne raisonne
pas en termes de positif et de négatif. Pour moi, ce genre de raisonnement est inopérant. En voici un exemple.
La bande « Davos » classe bien la Tunisie, probablement parce qu'elle est très respectueuse du remboursement de ses
dettes (c'est là le volet pour elle positif). Mais simultanément, la Tunisie n'a cessé de se saigner à blanc pour
contracter de nouveaux coûteux emprunts sur le marché financier international, afin, entre autres, de rembourser
ses dettes antérieures (c'est là le volet négatif). Vous voyez là que les positifs et les négatifs d'une économie sont
intimement interdépendants, et qu'ils ne peuvent être en aucun cas fractionnés.
A. C. : L'organisation Transparency international qui dénonce la corruption ne classe pas trop mal la
Tunisie par rapport à l'Europe de l'Ouest, et en bien meilleure position au plan de la gouvernance financière que
les pays de l'Europe de l'Est et de l'ex-empire soviétique ou de la plupart des pays du sud, particulièrement
africains et arabes. Faut-il pour autant dormir sur ces demi-lauriers (à l'aune de la planète) ou accorder crédit
aux critiques de la société civile tunisienne et même aux remarques de la Banque Mondiale à propos de la gestion de
l'argent public ?
H. D. : D'habitude, je n'accorde pas beaucoup d'importance aux jugements de mon pays par ce genre
d'organismes, et ce au moins pour trois raisons :
a) Pour faire leur jugement, ce genre d'organismes se base beaucoup plus sur les apparences des choses que sur
leurs essences. À voir ses instances législatives, le nombre de ses partis politiques et de ses associations
civiles, la Tunisie apparaît comme un pays ultra-démocratique. Qu'en est-il réellement ? En se référant à ses taux
de scolarisation à tous les niveaux, la Tunisie décroche une position non mauvaise en matière de « développement
humain » étudié par le PNUD. Or, en se référant à l'essence des choses, on se rend compte que cette scolarisation
ne constitue qu'une énorme machine à produire à la pelle des pseudo-ignares. Dans certains pays, la presse et la
justice dévoilent les corruptions ; dans d'autres pays ces dernières demeurent souvent inaperçues et impunies.
Alors qui est le bon et qui est le mauvais ?
b) Afin de préserver de bons rapports avec les gouvernants, et en fin de compte leurs intérêts, certains de ces
organismes, telle la Banque Mondiale, mènent constamment un double langage : l'un apparent et flatteur, et l'autre
secret et inquisiteur.
c) Et après tout, je n'ai pas besoin d'un point de vue extérieur pour comprendre et juger ma propre réalité.
Concernant les critiques de la société civile, elles sont souvent sommaires et erronées, et ce par paresse et/ou
incapacité d'analyse. Certes, cette société civile doute constamment du discours officiel. Mais elle se trouve
souvent incapable de dévoiler ses inepties.
A. C. : Si par jeu, on vous demandait de donner une note à la Tunisie en matière de conduite économique, en
l'état des lieux et dans une forme de prospective, avec tout votre bagage, votre savoir, votre expérience, quelle
serait cette note ?
H. D. : Je ne peux rentrer dans ce jeu. D'abord, parce je ne raisonne qu'en dynamique et nullement en
statique (une calamité d'aujourd'hui peut avoir une origine remontant à une, voire plusieurs, décennies ; une
actuelle bénédiction peut se métamorphoser en catastrophe durant les décennies à venir). Ensuite, mon rôle en tant
que chercheur consiste beaucoup plus à tenter de comprendre une réalité qu'à la juger. Car le jugement d'une
société ne peut jamais être neutre et objectif. Tout dépend dans quel camp on se situe.
En tout cas, vu sa terrible complexité, l'appréciation d'une réalité ne relève pas de la course de chevaux.