es grévistes de la faim ont suspendu sous les caméras leur jeûne protestataire au moment même où se clôturait le
Sommet mondial sur la société de l'information. En cela, les sept grévistes (le huitième, Me Raouf Ayadi, ayant
interrompu sa grève pour des raisons médicales) ont tenu leur engagement de ne pas cesser leur combat avant le 18
novembre, fût-ce au prix de leur vie. En cela, ils forcent notre considération et ils méritent d'autant plus notre
salut que cette prise de risques vitaux s'est faite au nom de la défense des libertés fondamentales,
particulièrement celles de la liberté d'expression, de presse et d'information, au coeur de la société du savoir,
ainsi qu'au nom de la libération des prisonniers politiques qui sont, en Tunisie, des prisonniers d'opinion. Ces
fondamentaux-là ne sont ni discutables, ni négociables et par delà les chapelles, ils rassemblent dans un commun
combat contre une tyrannie aussi insensée qu'obsolète « la petite minorité hostile » décrite par Abdelwahab
Abdallah, ministre des Affaires étrangères, sur Arte, le 18 novembre. On y retrouve à titre individuel ou
collectif, tous les démocrates tunisiens organisés ou non.
En première ligne toutefois, au-delà des quatre formations politiques (PDP, CPR, PCOT et Ennahdha), on
remarquera que derrière leurs leaders mis en grève et derrière les associations ralliées à cette offensive (Mokhtar
Yahyaoui du Syndicat autonome de la magistrature et Lotfi Hajji pour le Syndicat autonome des journalistes), ce
sont le barreau, la magistrature et le journalisme qui structurent cette nouvelle initiative. C'est une grande
différence avec l'Initiative démocratique (ID), davantage liée à l'université et aux professions libérales.
Schématiquement, on relèvera que la jeunesse estudiantine se retrouve également partagée entre l'ID (avec le
mouvement des Communistes démocrates de Mohamed Kilani) et cette nouvelle coalition avec les étudiants du
PCOT de Hamma Hammami. Contrairement à la base de l'ID, plus âgée, le recrutement de ce quatuor s'opère d'une manière
générale plutôt chez les quadragénaires, peu francophones, produits de l'arabisation de l'enseignement réalisée
dans les années 80 par l'ancien ministre et Premier ministre Mohamed Mzali très proche des pays du Golfe et qui
s'acoquina avec les islamistes.
Sociologie de la coalition des grévistes
En relation avec cette sociologie un peu rapide et d'après l'histoire de ce qu'il faut bien distinguer désormais
comme deux initiatives en compétition, on dégagera chez les grévistes de la faim un renouvellement des méthodes de
lutte plus conformes au profil de cette dernière classe politique. De leur trajectoire individualisée et ces
dernières années plus concertée, on ne peut que les décrire plus radicaux, plus nettement en rupture avec le
pouvoir, dans leurs communiqués, leur expression journalistique, leur choix circonstanciels, marqués de manière
récurrente par un refus de participer à des ambiguïtés électorales ou résistant à la tentation du compromis.
Certes, cette caractérisation flatteuse soulèvera bien des objections auxquelles nous consentons d'avance et que
même nous anticipons : ainsi, si le CPR du Dr Moncef Marzouki s'est dès le départ positionné frontalement contre le
régime Ben Ali, on ne peut en dire autant de l'ex-RSP devenu PDP et encore moins de son chef, Me Néjib Chebbi à
l'itinéraire compliqué. Sa rupture décisive avec le pouvoir date de 1999 et ses premières atteintes au sommet de
l'État sont toutes récentes.
À l'inverse, le PCOT est traditionnellement dans une opposition turbulente et sans concessions, en dehors d'un
petit épisode trouble au tout début du régime du 7 novembre. Quant à Ennahdha, ses divisons exposées par à
coups jusque dans une période récente témoignent des fluctuations de sa radicalité, tandis qu'en coulisses
s'entreprennent des négociations avec le pouvoir.
Toutefois, au jour d'aujourd'hui, le quatuor (où Ennahdha a remplacé la formation plus raisonnable et plus
moderniste du Dr Mustapha Ben Jaafar), se donne à lire comme une initiative résolue revendicative, elle rassemble
une classe politique très éloignée de l'establishment classique de l'opposition plus porté au séminaire, au
conclave et au conciliabule qu'à l'occupation des rues. La coalition des grévistes semble prête à l'affrontement
avec le pouvoir mais, hélas, pas seulement avec lui !
Un bon coup politique
Il s'agit donc d'un renouvellement de la classe politique en lutte contre le régime et plus précisément de son
ressourcement autour d'enjeux qui ne sont « démocratiques » qu'en tant que mécanismes de conquête du pouvoir,
d'imposition de l'alternance politique.
Mais ces enjeux sont aussi culturels et cheikh Rached Ghannouchi, chef historique d'Ennahdha et stratège
en sous main de ce bon coup politico-médiatique, développe dans 3 communiqués successifs, les objectifs du
mouvement du 18 octobre : sans doute s'agit-il prioritairement de démasquer, voire de déstabiliser le régime en
place mais il s'agit aussi de lancer « les cavaliers de l'Islam » contre ses prétendus alliés que sont à
ses yeux les chantres du rationalisme et de la laïcité. Rappelons que « cavaliers » est aussi le nom de baptême du groupe
islamiste qui a tenté au printemps dernier un coup d'État contre l'ancien régime du président mauritanien, Maaouiya
Ould Taya. Enfin, l'émir Ghannouchi fait aussi de ces cavaliers des « fedayin », résonance palestinienne qui
évidemment attire toutes les sympathies.
C'est donc un arabo-islamisme bien dans l'air du temps que véhicule le projet politico-culturel du mouvement du 18
octobre. À coup sûr, ce projet emportera l'adhésion de la société qui, depuis des années, est travaillée au corps à
corps par le prosélytisme charitable des islamistes, compatissante à leurs souffrances et acquise à leurs usages
sociaux.
Dans la Tunisie profonde, celle des villages, des bourgs et des périphéries urbaines mais aussi celle d'une
citadinité moyenne de cadres techniciens et fonctionnaires, tel est l'ancrage social du mouvement islamiste qui
n'apporte pourtant qu'une réponse politico-culturelle à la crise économique où devrait s'enfoncer la Tunisie.
Dans cette coalition éclectique inaugurée spectaculairement le 18 octobre, mais préparée de longue date par un
calendrier de rencontres et concertations à l'occasion de différents événements, jusqu'où les autres partenaires
d'Ennahdha vont-ils suivre son projet culturel régressif (par rapport aux acquis modernistes de la
Tunisie) ? Jusqu'où ces mêmes partenaires du mouvement fondamentaliste adhéreront-ils à son alternative politique
et sociétale qui, au mieux, serait la perspective d'une démocratie musulmane conservatrice, selon le modèle turc ?
Cette orientation-là pourrait séduire peut-être la filiation de l'islamisme progressiste du groupe
15 21 (Slah Jourchi ? Lotfi Hajji ?) ou le courant du juge Mokhtar Yahyaoui ainsi que la tendance du
CPR qu'incarne Raouf Ayadi, ou encore une fraction voisine du PDP. Mais les branches plus rationalistes de ces deux
derniers mouvements et le PCOT suivront-ils ces perspectives aux antipodes de ce qui fit leur histoire, leur
identité et l'objet de leur combat ?
Quant au comité de soutien dirigé par la féministe Sana Ben Achour, on reste perplexe devant ses ambiguïtés, pour
ne pas dire ses carences de discernement, de clarté et de rigueur dans la solidarité apportée au mouvement du 18
octobre !
Le bon plan de Néjib Chebbi
Sans chercher à personnaliser le mouvement, on ne peut toutefois faire l'économie d'évoquer le leadership que
semble devoir incarner Néjib Chebbi.
Cet avocat d'une illustre famille du Sud allié à la grande bourgeoisie tunisoise et rompu à toutes les acrobaties
politiques qui l'ont mené du Baathisme à l'Aamel tounsi puis au PDP-RSP, puis du soutien public à
Ben Ali jusqu'à son affrontement direct avec le président, apparaît aujourd'hui comme le challenger issu du
mouvement du 18 octobre, le plus présentable aux occidentaux. Il semble coiffer au poteau, comme candidat d'un
arabo-islamisme modéré, le Dr Moncef Marzouki qui s'est exclu lui-même de la compétition en s'absentant trop
longtemps du terrain des luttes, la Tunisie.
Longtemps porteur d'une idéologie baathiste vaguement teintée de marxisme, Néjib Chebbi agrémente sur le tard sa
rhétorique nationaliste arabe de quelques sourates et son progressisme d'un libéralisme obligé. Bel homme, d'allure
racée, affable et courtois mais d'une redoutable flexibilité idéologique, il peut plaire à de nombreux courants.
Il pourrait plaire également à un certain nombre de cadres et militants éclairés du RCD qui semblent exaspérés (si
l'on en croit les remous à l'intérieur de ce parti) du dévoiement de cette grande formation politique de
l'Indépendance et qui veulent simplement vivre avec leur temps, c'est-à-dire celui de la démocratie : faut-il
interpréter dans ce sens, comme un appel du pied, la disculpation du RCD dans la dérive politique que semble
suggérer Néjib Chebbi dans son interview au Figaro (16 novembre) ?
Préféré d'Ennahdha qui lui fait la courte échelle vers le pouvoir, Néjib Chebbi ne devrait pas déranger
l'administration américaine dont il reçoit chez lui les diplomates. Ses préférences anglo-saxonnes ne sont un
secret pour personne et autant que l'ancien ministre Mohamed Charfi fut présenté comme l'homme de la France et de
l'Europe, Néjib Chebbi est, dans le contexte du Grand Moyen Orient, le candidat idéal d'un consensus national qui
acheminerait la Tunisie vers une transition démocratique à l'américaine, où l'évolution de la gouvernance
croiserait les aspirations de la Tunisie profonde et les intérêts des États-Unis.
En cette fin de règne Ben Ali, c'est certainement, au moins pour quelques années, un bon plan pour Néjib Chebbi.
Mais en est-ce un aussi pour la Tunisie moderniste ?