'emblée, c'est l'impression d'un gâchis énorme qui prévaut : le SMSI était un Sommet mondial sur la
société de l'information,
il aurait pu tout aussi bien être un Sommet mondial sur n'importe quelle autre thématique. Qui en Tunisie peut, en
effet, prétendre avoir dépassé ses petites affaires pour mieux comprendre et surtout être acteur des enjeux de ce
Sommet, y compris en matière de droits de l'homme et de leur traduction dans ce contexte ? Qui s'y est vraiment
intéressé ?
Pas le gouvernement tunisien, sans aucun doute. Co-organisateur de ce Sommet, le gouvernement Tunisien n'a pris la
parole à aucun moment dans les discussions, que ce soit lors de la phase de Genève ou de la phase de Tunis, sur
aucun des nombreux thèmes en discussion. Il faut donc croire qu'il n'a rien à dire sur la question.
Pourtant, ces centaines de bénévoles tunisiens, jeunes pour la plupart, qui ont souhaité participer (il est vrai de
la seule manière qui leur était concédée, dans le costume qu'on leur avait taillé) n'étaient-ils pas là par soif
d'en savoir un peu plus, de participer pour une fois à une réunion internationale, dont toutefois personne n'avait
fait l'effort de leur exposer les enjeux ? Utilisés comme main d'oeuvre gratuite, ils ont encore manqué une
occasion d'être acteurs et, une fois de plus, se sont retrouvés relégués dans leur rôle d'éternels spectateurs.
Pas non plus l'opposition structurée (qui pourtant est censée être porteuse d'un projet politique construit), ni
les associations de la société civile indépendante qui ont été signataires de certains communiqués ou lettres en
lien avec le SMSI, et qui étaient présentes à certaines réunions lors du processus préparatoire. Tout au plus
certaines individualités se sont-elles intéressées, par compétence professionnelle ou par opportunisme politique
(profitant de la force de frappe médiatique des groupes de presse internationaux, notamment ceux réunis dans le
réseau IFEX), aux médias « classiques » (presse écrite et audio-visuelle), mais non à ce que l'on a coutume
d'appeler la « société de l'information », quelle que soit la confusion terminologique et conceptuelle de ce
vocable.
Pourtant, toute cette jeunesse tunisienne qui participe aux forums de discussion sur Internet, malgré les
difficultés et les risques que cela comporte, qui fait preuve d'une créativité remarquable (voir tous les clips
vidéos produits à l'occasion du SMSI, voir aussi la campagne « Yezzi »), qui ne s'embarrasse pas de révérence,
a-t-elle seulement été soutenue, encouragée, voire simplement mentionnée, par cette opposition et par ces
associations du côté desquelles elle veut se situer, ne serait-ce que par sa critique du régime ? Bien au
contraire, elle a été soigneusement écartée par des plus que cinquantenaires qui n'ont rien compris, sauf que cette
jeunesse risquait décidément de bousculer leur train-train.
Encore plus que de la situation des droits de l'homme en Tunisie, le SMSI a été révélateur du fait que ceux
qui tiennent le devant de la scène parmi l'opposition
tunisienne (associations indépendantes comprises) et les différents relais du pouvoir sont le produit du même
système. Celui-là même qui, fondé sur des coteries élitistes, ne vise qu'à consolider ses avantages et faire
fructifier ses intérêts, accordant quelques miettes à ceux qui les servent, excluant tous les autres.
Il convient à ce stade de s'interroger sur la responsabilité des médias internationaux et sur celle des ONG
internationales, notamment les ONG de défense des droits de l'homme qui, se limitant souvent à rencontrer et à
donner la parole à ceux qui figurent depuis trop longtemps dans leurs carnets
d'adresses, contribuent à renforcer ces coteries en donnant à leurs représentants une stature internationale dont
il reste, à tout le moins, à prouver qu'elle est réelle. Il n'est évidemment pas question de dire que ces
organisations et ces groupes de presse internationaux devraient s'ingérer dans les affaires du pays, voire nous
dire comment analyser notre propre situation. Si c'était le cas, nous leur en ferions d'ailleurs immédiatement
reproche. Mais il faut bien se rendre à l'évidence et faire le constat que, par leurs choix, ils influent
déjà sur notre paysage politique, ce que nous pouvons d'autant moins accepter qu'il s'agit en général de choix
motivés par la facilité et le besoin d'exhiber des figures de victimes, plutôt que de refléter des pensées et
analyses construites et réellement indépendantes de toute coterie. Cette interrogation n'est pas neuve, ni limitée
au cas de la Tunisie. Elle traverse l'ensemble du monde, notamment occidental. Mais elle prend un sens
particulièrement grave dans le cas de la Tunisie, pays subissant un étouffement de toute pensée critique.
En janvier de cette année, nous écrivions (cf. Alternatives citoyennes numéro 14) que le SMSI
était un test non
seulement pour le régime tunisien, mais aussi pour la société civile (comprendre, les quelques associations qui ont
été mises en avant dans le processus), en notant que « le SMSI est le premier évènement de cette ampleur qui
implique fortement la Tunisie : l'usage de cette opportunité est un test grandeur nature de la capacité de la
société civile tunisienne à prendre son destin en main, et à participer aux affaires du monde ». Il faut
malheureusement constater que c'est l'échec total de ce point de vue. Et ce gâchis-là, on ne peut honnêtement
l'attribuer uniquement au régime Ben Ali.
À qui aura donc profité le SMSI en Tunisie ? Pas au régime qui, par sa propre escalade dans la violence, a lui-même
dévoilé sa vraie nature au plus grand nombre. Pas à l'opposition tunisienne, ni aux associations indépendantes, qui
se trouvent replongées dans la gestion de leurs petites affaires (avec les mêmes méthodes). Pas à l'ensemble des
Tunisiens, surtout pas les jeunes, qui en ont été exclus. Restent les chauffeurs de taxi, les hôteliers, les
restaurateurs. C'est déjà ça...
Ce bilan, pour pessimiste qu'il soit, ne concerne pas que le SMSI. Il vaut pour l'ensemble des évènements et des
domaines de réflexion, et le SMSI en est emblématique non seulement parce qu'il est une rencontre internationale du
plus haut niveau, mais parce que les thématiques qu'il soulève sont transverses à l'ensemble de la société. Il
faudra malheureusement plusieurs générations pour reconstruire des capacités critiques autonomes dans l'ensemble de
notre société, après qu'elles ont été soigneusement mais progressivement étouffées depuis une cinquantaine d'années,
avec une singulière accélération dans ces vingt dernières années.
Sans abandonner les questions urgentes et
immédiatement visibles, en premier lieu celle du respect des droits de l'homme (et non pas seulement de la liberté
d'expression), c'est à cette reconstruction d'une vraie pensée critique et d'une réelle créativité qu'il faut tous
nous atteler, en tous domaines. L'Initiative démocratique avait fait des promesses en ce sens et avait
suscité de grands espoirs. Par son incurie durant une année, elle n'a pas su capitaliser la formidable dynamique
qu'elle avait suscitée en octobre 2004. C'est une faute.
Les Tunisiens, et la Tunisie, méritent mieux que le
« SMIG » que certains leur proposent en matière politique, économique, sociale et culturelle, se réservant sans
doute les dividendes de la petite entreprise qu'ils entendent mettre sur pied.
Nous ne voulons pas être les ouvriers d'une société de l'information, ni d'une société tout court. Nous voulons en
être les maîtres d'oeuvre et en tirer, collectivement, l'ensemble des bénéfices. Mais pour y arriver, encore
faudrait-il se mettre sérieusement au travail, et, sans jamais verser dans la surenchère, augmenter les cadences ou,
comme on dit chez nous, « leur augmenter le prix du pain ».