e champ politique est probablement celui qui véhicule avec plus de fréquence et de facilité que d'autres le
discours approximatif, qui ne se soucie guère de rigueur, qui cultive même l'ambiguïté, la confusion, qui se
contente de « l'à peu près ». Quand de surcroît ce discours a une fonction d'agitation ou de propagande, il est
évident que l'exigence de rigueur et même simplement de sérieux y laisse parfois toutes ses plumes. Cette réflexion
me vient à l'esprit en rapport avec la question posée par Alternatives citoyennes à propos de la
caractérisation du régime tunisien comme « une dictature laïque ».
Le régime tunisien est-il un régime de dictature ?
Certes, la science politique, à l'instar de toutes les sciences humaines, n'est pas et n'a pas la prétention d'être
une science exacte. Il reste cependant qu'il existe un certain nombre de notions dont chacune correspond à une
catégorie bien déterminée : despotisme, autoritarisme, dictature, fascisme. Ce sont des notions qui se recoupent,
en ce qu'elles expriment des régimes qui sont tous non démocratiques, mais elles ne se confondent pas. Que le
régime politique qui dirige la Tunisie depuis bientôt 50 ans ne soit pas un régime démocratique, cela est évident.
Que l'on ait affaire à un pouvoir autoritaire ne fait aucun doute. Que l'excessive concentration du pouvoir entre
les mains du président de la République, et l'absence totale de contrôle sur ce pouvoir ou de tout contre-pouvoir,
correspondent à une forme de despotisme, ne peut être contesté. Mais peut-on dire qu'il s'agit d'un régime de
dictature ? Je ne le crois pas. L'on sait en la matière que, lorsqu'une notion est utilisée pour signifier des
réalités très différentes, il y a problème, c'est-à-dire qu'il convient de revoir sa copie ! Si le régime du Chili
de Pinochet est une dictature, si celui de l'Irak saddamiste est une dictature, il faut trouver autre chose pour le
régime tunisien de Bourguiba ou de Ben Ali.
Disons tout de suite qu'une dictature ne se soucie jamais de sa légitimation. Elle agit comme si sa légitimité
« allait de soi ». Elle est légitime du fait qu'elle est là et qu'elle détient le pouvoir. Le souci majeur et
constant pour le régime tunisien, par contre, consiste à affirmer et renforcer sa légitimité : par l'Histoire
durant de très nombreuses années, par les élections - même s'il s'agit d'élections très peu démocratiques,
c'est le moins qu'on puisse dire -, par une politique qui se veut au service du peuple et notamment des
catégories défavorisées, etc.
Régime présidentialiste à l'excès, dans lequel les pouvoirs législatif et judiciaire sont laminés et leurs
prérogatives réduites à la portion congrue, le régime politique qui dirige la Tunisie est en réalité à nul autre
pareil. On ne dit pas assez que le système du parti unique, avec la fusion entre appareil de L'État et celui du
parti au pouvoir, avec l'attribution au parti de prérogatives qui sont celles de l'État et de son administration
(établissement et distribution des cartes de soins médicaux gratuits, ou de cartes d'électeurs, intervention du
parti dans les recrutements dans la fonction publique, organisation des aides de l'État aux familles nécessiteuses,
etc.), avec le monopole sur la totalité du système d'information, y compris les médias privés, ce système
d'État-parti imposé à notre pays est unique en son genre dans le monde entier. Le problème, c'est que ce
système est anachronique au regard de l'évolution enregistrée dans le monde au cours des 15 dernières années.
Mais il est plus qu'anachronique, il est inacceptable pour un pays comme la Tunisie qui a enregistré tant d'acquis
au cours du dernier demi-siècle. On ne peut gouverner avec un système aussi rétrograde un peuple qui a réalisé la
scolarisation totale, qui a conquis et consolidé le Code de Statut Personnel, qui a réussi (partiellement et
imparfaitement, et malgré les tentations ajoutées aux pressions des oiseaux de malheur qui veulent ramener notre
pays en arrière), à garantir et maintenir, à défaut d'une séparation, une « distance » non négligeable entre l'État
et la religion, et qui est la plus importante et la plus effective en comparaison avec les pays de l'aire
arabo-musulmane. On se veut un État moderne, ouvert sur le progrès, sur l'universalité, mais on continue à
s'accrocher à un système périmé et condamné. Un système dans lequel l'État de droit laisse la place au droit de
l'État, dans lequel, pour reprendre Iadh Ben Achour, « la légalité ne peut se détacher de la personne du Chef qui
préside à cette légalité », au point qu'on en arrive à l'hypostase du leadership qui génère une sorte de
« patrimonialisme dans lequel le Raïs reste un homme providentiel, une sorte de prophète au-dessus de le légalité ».
On se veut République, et on impose une organisation des pouvoirs qui pervertit ce « socle » de l'État qu'est le
système juridique, dont on fait un succédané du système politique. .
Le complexe État-parti constitue la matrice de ce système anachronique et pervers. L'État se confond avec les
gouvernants du moment, avec leur parti, avec leur clientèle et avec leur projet politique. Il s'affirme ainsi comme
une puissance tutélaire. L'État est partout, et il reste cependant « extérieur » aux gouvernés. Parlant de
démocratie, Durkheim disait : « Si l'État est partout, il n'est nulle part ». Dans ce système, les gouvernants du
complexe État-parti se considèrent comme responsables du renforcement permanent de l'État. Et pour le renforcer,
ils le monopolisent, ils le « privatisent » (l'expression est de Camau) et ils finissent par s'identifier à l'État.
C'est évidemment ce système qui est à l'origine du déficit de citoyenneté. Et le blocage de toute vie politique
réelle et dynamique vient de là. Même l'apparition de nouveaux espaces de liberté (associations, mouvements
politiques, presse indépendante, espaces culturels, etc.) peut n'avoir d'impact et de portée que pour certaines
franges de la société, celles pour lesquelles la sphère privée est relativement dense. La pérennisation du complexe
État-parti maintiendra les larges franges de la population, bénéficiaires à des degrés divers de l'assistance
étatique, dans une situation de soumission aux contraintes du clientélisme d'État.
On le voit : la situation n'est pas simple. Mais le changement réel n'interviendra pas par des « réformettes »
partielles du système politique. C'est la matrice du « modèle », à savoir le complexe État-parti, qui doit être
mise en cause et mise à bas. L'accès à la démocratie passe inéluctablement par là. Pour l'heure, nous sommes face à
un État qui s'enfonce et se complait dans une situation véritablement schizophrénique : il se soumet de plus en
plus aux lois du marché, mais il refuse obstinément de se soumettre à la loi tout court, c'est-à-dire d'être enfin
un État de droit.
Dictature, donc ? Non, mais un régime autoritaire, despotique, anti-démocratique donc, et qui constitue un
anachronisme, et aussi quelque part une insulte à un peuple et à une société. Le révolutionnaire cubain José Marti
a peut-être raison de dire : « un peuple qui supporte une dictature la mérite », mais le peuple tunisien ne mérite
pas d'être gouverné par un régime en totale « distanciation » avec une société évoluée. On ne fait pas
le Code de
Statut Personnel (demi-centenaire aujourd'hui !), on ne généralise pas l'enseignement en le rendant de surcroît
obligatoire jusqu'à 16 ans, on ne promeut pas une politique sociale fondée sur la négociation contractuelle entre
partenaires sociaux, on ne crée pas par dizaines de milliers une élite large et entreprenante de cadres,
d'universitaires, de médecins, d'ingénieurs et de techniciens supérieurs, de gestionnaires, de juristes, d'avocats
et de magistrats..., hommes et femmes, en continuant en même temps et nonobstant tout cela à vouloir gouverner tout
ce beau monde par un système véritablement sous-développé, et totalement obsolète !
L'attitude de certains milieux politiques et médiatiques en Europe et en particulier en France est proprement
surprenante, pour ne pas dire plus. Ces milieux ne s'offusquent et ne se « mobilisent » à propos de notre pays que
sur des « affaires » de type droits de l'homme. Tel militant a été arrêté, tel autre privé de son passeport, tel
leader est suivi par la police politique, tel autre a été jugé dans un procès inéquitable, etc. Dès que les choses
« se calment » sur ce terrain, ces milieux ne s'intéressent plus à la Tunisie. C'est un peu comme si la question de
la démocratie en Tunisie se réduisait à ces aspects, comme si « la dictature » (et c'est la notion qui a leur
prédilection) qu'ils prétendent dénoncer se réduisait à ces violations des droits de la personne et des libertés
individuelles. Ils ignorent ou veulent ignorer que nos élites, notre peuple aspirent à des changements profonds au
niveau du système de pouvoir.
Nous avons un régime républicain depuis près de cinquante ans, mais nous n'avons pas de République parce que les
fondements essentiels de celle-ci ont été pervertis par le système de parti unique et par le pouvoir excessivement
concentré et personnalisé. Nous avons des ministres, mais nous n'avons pas de Gouvernement. Nous avons des députés,
mais nous n'avons pas de Parlement. Nous avons des juges, des magistrats, mais nous n'avons pas de Justice. Nous
avons des journalistes, mais nous n'avons pas de Journalisme. Nous avons des journaux et des médias, mais nous
n'avons pas de Presse et nous n'avons pas d'Information. La totalité de nos institutions, de nos pratiques, de
notre discours, de notre vie politique sont pervertis, vidés de leur sens par le complexe État-parti-pouvoir
personnel.
Nous ne voulons pas seulement mettre un terme aux persécutions dont sont régulièrement victimes nos militant(e)s
démocrates et progressistes, nous aspirons à bien plus que cela : nos élites, notre peuple veulent une véritable
République, un Chef de l'État et non le chef d'une faction ou d'un parti, des élections et non des farces
électorales, un Parlement et non une Chambre (ou deux, la belle affaire !) d'enregistrement et de décor, un
Gouvernement qui gouverne et non un certain nombre de secrétaires du Président, une Justice qui dise la justice en
permanence et en toute indépendance et non un corps de juges et de magistrats fonctionnarisés, domestiqués et
régulièrement humiliés, un système d'information au service du journalisme, des lecteurs et des citoyens, et non un
certain nombre de médias et de journalistes en permanence réduits à la fonction de scribouillards et forcés de se
mettre au service du complexe État-parti-pouvoir personnel, une société civile autonome, dynamique, plurielle, et
non un nombre d'associations et d'organisations « bidons » qui n'ont de raison d'être que de servir le pouvoir et
sa politique. Vaste programme en réalité...
L'État tunisien est-il un État laïc ?
Je crois que la réponse à cette question peut être plus succincte. Il faudrait cependant préciser au départ que,
par-delà les polémiques sur la définition de la laïcité, et par-delà les nuances importantes qui distinguent la
laïcité (à la française) de la sécularisation (à l'anglo-saxonne), on peut s'entendre sur ce qui me semble
constituer une sorte de « SMIG » pour que l'on puisse parler d'un État laïc. Il s'agit :
- D'un modèle qui respecte et garantit la liberté de croyance des gens, et donc de leurs croyances religieuses.
- D'un modèle qui sépare la religion de l'État , ce qui signifie que :
a) les hommes de religion ne doivent avoir, en tant que tels, aucune place particulière dans l'appareil de l'État
et aucune participation à la prise de décisions ;
b) les lois, les législations, les réglementations émanant des instances étatiques et publiques doivent être
édictées librement, sans référence à quelque prescription religieuse que ce soit.
- D'un modèle qui rejette toute instrumentalisation de la religion dans l'action politique ou associative.
- D'un modèle qui renvoie la religion à la sphère privée.
À partir de là, il est clair que l'État tunisien n'est pas un État laïc. L'Islam est inscrit dans la Constitution
comme religion de l'État. Nul ne peut être élu à la tête de l'État s'il n'est pas musulman. Le Chef de l'État et
ses représentants au niveau national et régional participent en tant que tels aux cérémonies religieuses. Le Mufti
qui prend certaines décisions à caractère religieux est un fonctionnaire de l'État, son titre officiel est même
« Mufti de la République » ! Le Code de Statut Personnel contient toujours des dispositions charaïques. Une
tunisienne, parce que réputée musulmane, n'a pas le droit d'épouser un juif ou un chrétien. L'État tunisien a
ratifié la Convention Internationale contre toutes les discriminations à l'égard des femmes, mais il a tenu à
émettre des réserves sur certaines dispositions de cette Convention, presque toutes étant jugées contraires à la
Chariaa islamique. Que l'État tunisien ne soit pas un État laïc tient donc de l'évidence, et l'on ne comprend guère
l'obstination de certains milieux européens à voir une Tunisie laïque. Ceux parmi eux qui parlent de « dictature
laïque » voudraient-ils se convaincre (et nous convaincre, nous tunisien(ne)s, peut-être ?) que le caractère
« laïc » du régime tunisien pourrait lui « faire pardonner » son caractère « dictatorial » ?
Cela dit, je suis de ceux qui ont toujours pensé que le mouvement démocratique tunisien n'a jamais suffisamment
pris la mesure de ce que représentent les avancées réalisées par notre pays en matière de statut des femmes et sur
le plan de la relation entre l'État et la religion. Comment peut-on se permettre de minimiser ce fait que la
Tunisie est le pays de l'aire arabo-musulmane où l'État s'est le plus « distancié » de la religion, où celle-ci,
directement et indirectement, est bien moins présente que partout ailleurs dans les pays de cette aire ? Que c'est
le pays où la marge de tolérance religieuse est la plus large. Voyez pour l'observance du jeûne du mois de
Ramadhan : dans certains pays arabes comme le Maroc, l'inobservance du jeûne est passible des tribunaux !
Ne pas prendre la mesure de l'importance des acquis de notre pays en matière de droits des femmes laisse pantois,
mais soulève aussi une légitime inquiétude. Les réformes réalisées il y a 50 ans, complétées par d'autres mesures
au cours des dernières années (en matière de tutelle parentale, de nationalité des enfants, de répression de la
violence conjugale contre les femmes, de garanties pour la femme divorcée ou en instance de divorce en matière de
nefka etc.), constituent un tissu de mesures qui n'ont leur équivalent nulle part dans les pays de la zone
géoculturelle à laquelle appartient notre pays. C'est un fait, et un fait considérable. Je crois que si les termes
ont un sens, il n'y a pas lieu de s'offusquer de cette affirmation qui m'est chère, et selon laquelle le Code de
Statut Personnel tunisien constitue la réforme démocratique la plus importante réalisée jusqu'ici dans
l'ensemble du monde arabo-musulman. Libre à certains de continuer à mettre au nième rang de leurs préoccupations et
revendications la question des droits des femmes. Libre à d'autres d'occulter délibérément cette « question
gênante » pour ne pas créer d'obstacles à l'alliance avec leurs amis nahdhaouis, surtout maintenant que les
fiançailles sont devenues officielles et publiques...
Il est évident que les réalisations en matière de droits des femmes, la distanciation relative de l'État par
rapport à la religion, ne saurait « pardonner » ou occulter le caractère autoritaire et despotique du pouvoir
actuel. Bien au contraire, c'est au nom des acquis réalisés par notre peuple que nous réclamons avec encore plus de
conviction, de force et de détermination la nécessité, l'urgence, de l'accès de notre pays à la démocratie. Le
déphasage va en s'accentuant entre une société moderne, entreprenante, cultivée, ouverte sur le monde, concernée
par les dernières réalisations de la technologie, et un système de pouvoir retardataire, fermé, accroché à un
schéma qui a fait son temps, se gargarisant de discours « à côté de la plaque », se confinant dans une posture
réellement schizophrénique. Il est temps que cela cesse. La situation commande un sursaut. Le découragement des
élites, leur démission, leur désespérance, cela ne sert pas les intérêts du pays. L'exemple de notre voisin de
l'Ouest et de la terrible expérience qu'il a vécue tout au long de la dernière décennie du siècle disparu a montré
avec une évidente clarté que, le système de l'État-parti unique se sclérosant au fil des années, il a fini par
rejeter une large partie des élites dans la marginalité et a jeté une autre partie dans les bras de l'intégrisme.
Et après tout, qu'est-ce qui motive profondément l'hostilité de nos élites au projet porté par Ennahdha et
consorts, sinon le refus de vivre sous le despotisme, la dictature, et, au contraire, l'attachement aux libertés
d'opinion, d'expression, de presse, de réunion, d'association, au droit d'être traité par les gouvernants comme des
citoyens au plein sens du terme, à celui de contester et de critiquer la politique et les décisions du pouvoir ? Si
le système du parti unique de l'État moderne, non intégriste, impose aux intellectuels, aux élites, de s'aligner
sur sa politique, sur ses décisions, sur ses choix, si ce système réprime toute voix discordante, toute velléité
d'autonomie, toute possibilité d'opposition démocratique, alors la question se pose : mais où est donc la
différence entre un État despotique se réclamant de la modernité et un État despotique se réclamant de la
religion ?
Comment et qui donc pourrait-on convaincre un simple instant qu'« il vaut mieux que les libertés soient bafouées
par un État moderniste qu'elles ne le soient par un État intégriste » ? Qui peut croire, ne serait-ce qu'un
instant, que le système de l'État-parti unique-pouvoir personnel, sclérosé et fermé sur lui-même, reposant sur un
personnel politique fonctionnarisé et habitué durant des décennies à confondre parti et État, à considérer la
démocratie comme le comble de la subversion sinon du chaos, et la contestation comme une trahison, à regarder un
score électoral de 50 ou 60 % comme une défaite ou une catastrophe, à répondre à une opinion contestataire par
l'invective et/ou par la répression, oui, qui peut croire qu'un tel système peut constituer un choix crédible pour
les intellectuels, pour les élites démocratiques et les citoyens attachés aux libertés et rejetant le projet
intégriste ?
C'est pourtant clair : ce n'est qu'avec les hommes et les femmes résolument engagés dans la modernité, profondément
attachés à la démocratie, à la tolérance, au pluralisme, à la responsabilisation et à la participation active de
toutes et de tous à l'oeuvre collective pour le développement, le progrès et la prospérité de ce pays auquel les uns
et les autres nous sommes si attachés, ce n'est qu'avec de tels hommes et de telles femmes que l'on pourra éviter à
notre pays l'aventure et les lendemains douloureux.