Alternatives citoyennes Numéro 16 - 15 juin 2005
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Tunisie : branle-bas inquiétant

 

C e qui se passe depuis quelques mois, mais surtout depuis quelques semaines, devrait inquiéter sérieusement tous ceux et toutes celles qui se battent, parfois depuis des décennies, pour que le peuple tunisien accède enfin à la démocratie. C'est-à-dire non pas seulement à des règles de « gestion de la Cité » sur le terrain civique et politique, mais à cet ensemble de valeurs démocratiques, humanistes et universelles sans lesquelles la démocratie ne serait qu'une sorte de « Code de bonne conduite et gestion politiques », qui n'aurait mérité ni les tonnes d'énergie dépensée ni les lourds sacrifices consentis par des milliers de militant(e)s et de « moins militant(e)s », des années durant.

Mais, et au préalable, commençons par rompre avec les interdits, ou quasiment tels, que certains ont réussi à imposer de fait et quasiment à tous et à toutes... Une sorte de terrorisme intellectuel a fini par rendre pour le moins « inconvenante » toute critique ou démarcation par rapport aux intégristes. Et quand cette critique ou cette démarcation se fait par rapport à l'une des composantes ou l'une des personnalités de l'opposition démocratique prônant ouvertement ou sournoisement l'alliance avec les Ghannouchi, Laâraiedh, Bhiri et consorts, c'est presque le scandale ! L'accusation, puis l'anathème, tombent comme un couperet : le « coupable », l'« impertinent », fait le jeu du pouvoir et rend service à Ben Ali ! Rien que cela !

Il faut que cela cesse. Et il faut que les démocrates, ceux et celles en tout cas qui n'attendent de personne une « reconnaissance » de leur qualité de démocrates, brisent et rejettent cette pression psychologique et intellectuelle permanente. Oui, on est contre la dictature, oui on est contre le système despotique qui nous gouverne, bien sūr que l'on est contre, et depuis toujours, y compris lorsque certains opposants d'aujourd'hui faisaient partie du pouvoir ou étaient ses alliés et ses serviteurs les plus proches et les plus zélés, y compris quand M. Ghanouchi criait sur tous les toits que pour lui et les siens, il y avait Dieu dans le Ciel et Ben Ali ici-bas...

Les démocrates sont évidemment contre, non pas la personne de M. Ben Ali, mais contre le système politique qu'il incarne et qu'il a contribué à dévoyer davantage. Mais ils n'acceptent pas, pour autant, de taire leur hostilité profonde et leur démarcation absolue à l'égard des projets despotiques, théocratiques et rétrogrades portés par les tenants d'un Islam politique tel que le mouvement Ennahdha.

Combien de fois faudra-t-il répéter que les démocrates n'ont pas à choisir aujourd'hui entre le régime de Ben Ali et le projet politique de Ghannouchi ? À ceux qui usent de l'indigent : « mais en attaquant les intégristes, vous faites le jeu de Ben Ali ! », devons-nous répondre par le non moins indigent : « mais en attaquant Ben Ali, vous faites le jeu de Ghannouchi ! » ? Et que l'on ne nous sorte pas le sempiternel duo : « ennemi principal, ennemi secondaire » ou, présenté autrement : « adversaire tactique, adversaire stratégique ». Parce que ce serait un énorme chantier qu'on ouvrirait alors.

Demandez seulement à une femme, et de celles qui n'ont aucune attache, encore moins aucune sympathie, à l'égard du pouvoir actuel mais qui se battent pour acquérir de nouveaux droits, pour mettre fin à toutes les formes de discrimination et à toutes les formes de violence subies par les femmes. Demandez seulement à un artiste, de ceux qui n'ont rien à voir avec la « chôoba » ou les arcanes du ministère, mais qui se battent pour la liberté de création en matière de cinéma, de théâtre, de poésie, de chorégraphie etc.

Demandez à des intellectuels, à des chercheurs, à des journalistes, (des vrais et non des plumitifs au service des despotismes de tous bords) qui se battent, contre et hors du système politique actuel, pour le respect de la liberté de conscience, pour une nécessaire « distanciation » (pour ne pas dire séparation) entre l'État et la religion, sans laquelle leur réflexion, leur travail deviennent impossibles.

Demandez à tout ce monde-là qui est l'ennemi principal et qui est l'ennemi secondaire, demandez à tout ce monde-là qui est l'adversaire tactique et qui est l'adversaire stratégique.

De surcroît, faut-il avoir l'impertinence d'ajouter ce qui n'a jamais été une vue de l'esprit mais qui, aujourd'hui en tout cas, fait l'objet de négociations, de tractations et même d'offres de services : demain, après demain peut-être, et pour votre malheur et pour le malheur de nous tou(te)s, l'ennemi principal et l'ennemi secondaire, l'adversaire stratégique et l'adversaire tactique, se congratuleront et se marieront selon le droit positif ou selon la Chariâa, peu importe, et cela avec la bénédiction (pour ne pas dire plus) des « amis » de l'Union Européenne et de ceux d'Outre-Atlantique...

Est-ce à dire que nous avons été, ou certains de nos amis en tout cas ont été, les dindons de la farce ? Il y a lieu, malheureusement, de craindre que oui. On ne peut éternellement regarder le pays par le bout de sa lorgnette « européenne », on ne peut éternellement tout confondre : Milosevic, Fidel Castro et Ben Ali, et mijoter la « recette » unique contre les dictatures. On ne peut éternellement se battre pour la démocratie en Tunisie (y compris pour l'amnistie générale et la libération des détenus victimes de procès politiques inéquitables) et en même temps assurer systématiquement le service marketing des intégristes. Quand on fait cela, on finit par « rouler » pour ces messieurs, involontairement peut-être, quoique... Mais cela ne change rien : le résultat est le même, on n'y laisse pas seulement des plumes, on est le dindon de la farce.

Entendez-les déjà. Écoutez leurs roucoulements sur la mousalaha. Voyez « les mains tendues vers le pouvoir », celles de Mourou (le modéré rappelé en service pour « les besoins de la cause » américano-européenne), de Abdellatif Mekki, de Doulatli, de Noureddine B'hiri, etc., « pour l'aider, s'il en a la volonté, à tourner la page ».

C'est ainsi aux yeux des dirigeants de Ennahdha : le peuple tunisien a besoin d'une « réconciliation nationale ». Et cette réconciliation (après la grande « arqa » des années 90, selon leur lecture) passe et même signifie la collaboration entre eux et le pouvoir de Ben Ali. Tout se passe comme si le grand problème, que dis-je, le grand drame de la Tunisie et de son peuple, réside dans la cassure intervenue il y a 15 ans entre Ben Ali, son Parti et son État d'un côté, et le mouvement islamiste Ennahdha de l'autre. L'appel des islamistes à Ben Ali, sous les encouragements des USA et de L'UE, est donc ainsi formulé : réconcilions-nous, et tournons la page du passé, d'un passé, précisent-ils avec un « courage » politique et une générosité de coeur, qui font partie intégrante de leur panoplie manipulatoire, un passé dont nous assumons nous aussi, en tant que mouvement Ennahdha, une partie de la responsabilité quant aux drames et dérives vécus à cette époque... Leur conviction est faite : face à Ben Ali et à son pouvoir, il y a eux, et rien qu'eux. Pour Ghannouchi, qui pavoise dans ses derniers écrits pour ce qu'il considère comme la consécration et le succès de son parcours et celui de son mouvement, eux sont Lbled, et Echâab, c'est eux, et l'Islam, c'est bien entendu eux...

Qui est disposé à accepter ce « condominium » Ben Ali/Ghanouchi, que certains veulent nous concocter ? Y a-t-il parmi les démocrates des candidats à la strapontinesquerie ? Ceux que les dissensions internes de Ennahdha navrent, au point qu'ils tentent de jouer les bons offices pour rapprocher les parties en conflit, écrivent assurément une page d'anthologie qui sera enseignée dans les écoles de sciences politiques au chapitre « défense et illustration de la myopie et de l'imbécillité en politique ».

Peut-on espérer un sursaut ? Il y a une urgence absolue pour tous les démocrates, les progressistes, hommes, femmes, jeunes. Elle consiste à refuser « les plats cuisinés », quels qu'en soient les ingrédients, quelle que soit la nationalité des « cuisiniers ». Nous disons et nous le dirons de plus en plus fort : nous refusons que l'avenir de notre pays soit hypothéqué par des combines venant d'ailleurs ou d'ici. Nous refusons que les luttes de notre peuple, de ses élites, de ses militants, de ses travailleurs, de ses syndicalistes, de ses femmes, de ses universitaires, de ses étudiants, de ses avocats, de ses juges, soient dévoyées et capitalisées par les intégristes pour revenir sur la scène, ou par le pouvoir pour retrouver un second souffle.

Il y a pire que la dictature ? Oui, la dictature enturbannée...

 

Salah Zeghidi
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