Alternatives citoyennes Numéro 14 - 31 janvier 2005
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Le financement pour combler le « fossé numérique » : la patate chaude du SMSI

 

À son Sommet de Genève en décembre 2003, plus de cent cinquante gouvernements représentés ont approuvé un Plan d'action qui donne les objectifs à atteindre pour mettre en place « la société de l'information » (SI) qu'ils ont déclaré inclusive, c'est-à-dire étendue à l'ensemble des pays, du Nord comme du Sud.

Cet objectif rencontre cependant un obstacle majeur : le Sud ne bénéficie pas des facilités d'accès aux technologies de l'information et de la communication (TIC), en grande partie du fait de l'absence d'infrastructure de communications, un prérequis pour participer peu ou prou à la SI. Cet obstacle majeur a été gratifié d'une terminologie de circonstance : « le fossé numérique », ou encore « la fracture numérique », ce qui en ces assemblées vaut déjà une réponse voire un début de solution...

Cependant si les représentants des États se sont entendus sur les grands objectifs dans le Plan d'action, dont le « comblement du fossé numérique », ils ont failli à s'en donner les moyens, c'est-à-dire essentiellement rassembler les ressources financières nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. En fait et grossièrement, deux « thèses » s'affrontaient : les pays riches s'en tenaient aux mécanismes classiques en vigueur, alors que les pays africains (entraînant un ensemble de pays en développement ou PeD) préconisaient un « Fonds de solidarité numérique » (FSN). Ce conflit reste ouvert et, comme il est courant dans ces assemblées, un groupe de travail a été coopté pour trouver LA solution avant le Sommet de Tunis. Les PeD attendront donc encore...

En réalité, quels sont les éléments de la problématique du financement du comblement du « fossé numérique » ? Nous essaierons d'en décrire brièvement les plus importants.

La problématique du financement

La première question qui paraît évidente mais n'a jamais été évoquée : combien ?
Cette question est en effet fondamentale car elle situe le niveau des besoins et doit donc être un des critères de base pour le choix d'un mécanisme de financement ou d'un ensemble cohérent de différents mécanismes adaptés. Une réponse à cette question, limitée aux besoins de la seule Afrique en termes d'infrastructure de réseau et des moyens d'accès à celle-ci, montre la nécessité de ressources financières de l'ordre d'une dizaine de milliards d'euros au moins. Une telle somme dépasse de très loin le potentiel de ressources que pourrait collecter un « fonds de solidarité », basé sur le volontariat comme le préconise le FSN, qui a néanmoins le soutien des pays africains et de l'Union africaine (UA). Il serait ainsi fallacieux de laisser planer l'illusion que le FSN pourrait constituer LA réponse à cette question. Au mieux, il devra être associé à d'autres mécanismes. Et cela amène la deuxième question.

La deuxième question est probablement : pourquoi ?
En effet, à quels objectifs précis doit être destiné ce financement ? S'il s'agit, comme indiqué plus haut, d'infrastructure et d'accès au TIC, le financement collecté par la communauté internationale peut-il concourir en Afrique à créer un réseau concurrent de celui, probablement incomplet ou fragile, de l'opérateur historique ? Dans ce cas il s'agirait ni plus ni moins de duplication de l'existant, et donc de dilapidation de ressources affectées au développement. On conçoit très bien que dans ce cas, l'emploi de ressources collectées au nom de la solidarité et du volontariat, comme le FSN, serait non seulement choquant mais contraire à l'éthique élémentaire. Il est donc essentiel de citer explicitement les réalisations qui relèvent des mécanismes de financement en général, et du FSN en particulier.
S'il y a une priorité à assigner aux objectifs du Plan d'action du SMSI, c'est bien la mise en place dans chaque village des PeD d'un accès au réseau de (télé)communications afin d'inclure les populations les plus délaissées. Pour la plus grande part il s'agit plus pour elles de survivre que de participer à la SI !
Au-delà de cet objectif proche de la population et urgent, la réalisation d'une infrastructure de télécommunications continentale et sous-régionale s'impose pour l'Afrique. Autant que possible elle devra tirer avantage de l'existant (par exemple les liaisons Panaftel et le câble sous-marin SAT-3 qui dessert la côte atlantique). Comme on le verra plus loin, cette réalisation économiserait des sommes énormes que les pays africains paient actuellement aux sociétés étrangères qui assurent le transit de ce trafic continental et sous-régional.

La troisième question est : comment ?
Comment, en effet, réaliser les objectifs prioritaires, tels que ceux cités ci-dessus, vu l'importance du volume financier nécessaire et son urgence ?
La première démarche qui vient à l'esprit conduit à chercher à diminuer autant que possible ce montant jugé nécessaire. En effet, moins le montant total est élevé, plus il a des chances d'être provisionné par un mécanisme financier adéquat. Mieux, plus ce montant est soumis à des contraintes telles que celles proposées ci-dessous, plus il est « crédible » pour les bailleurs de fonds. Dans les deux cas, le résultat est un sérieux allègement des charges de crédit encouru par les pays africains dans leur démarche de « combler le fossé numérique », et donc de leur endettement.

Quelques propositions pour une réduction durable des coûts

Plusieurs méthodes et moyens permettent de parvenir à ce résultat :

  • Regrouper les projets en cours ou programmés (donc totalement ou partiellement financés), dans le but d'éradiquer les doublons et les recoupements inutiles. Plus cette démarche est entreprise « en amont », c'est-à-dire au niveau de projet, plus elle permet de dégager des ressources financières disponibles pour d'autres programmes plus cohérents et urgents.
  • Identifier et utiliser systématiquement les effets de synergie entre les différents projets et programmes liés aux infrastructures en général. Par exemple, si les projets routiers incluent aussi la pose d'un câble à fibres optiques lors de leur réalisation, on réalisera une économie importante sur l'ensemble de l'opération. Il en est de même pour les projets de lignes de transport d'électricité, qui peuvent aussi supporter un câble à fibres optiques suspendu entre les pylônes. Réciproquement la présence de moyens de télécommunication le long d'une infrastructure routière, ferroviaire ou électrique, constitue un élément essentiel de viabilité et de durabilité pour cette infrastructure, en même temps qu'elle répond à une utilité indiscutable pour les régions traversées et les populations desservies.
  • Dans le domaine réglementaire, éliminer les opérateurs « pirates » qui détournent le trafic des opérateurs nationaux ; ainsi la pratique du rappel (en Anglais call-back) qui donne accès aux communications internationales au prix de « dumping » via un opérateur étranger (généralement nord-américain), alors que l'opérateur national ne perçoit que la taxe pour une communication locale. Ce piratage des opérateurs africains leur cause un manque à gagner annuel d'au moins un demi milliard de dollars.
  • Au-delà de cet aspect réglementaire, remettre en cause la tarification actuelle des communications internationales, et la faire revenir au principe de répartition des charges qui partage de façon égale les taxes perçues lors des communications internationales. On rappellera que la tarification internationale actuelle a été exigée par les États-Unis et entérinée par l'Union internationale des communications (UIT), privant ainsi les économies africaines de plus d'un milliard de dollars de revenu par an.
  • Promouvoir un véritable « Réseau d'Interconnexion Africain (RIA) » tel que cité plus haut dans les priorités, afin de « récupérer » le demi milliard de dollars payé chaque année aux opérateurs « du Nord » par les opérateurs nationaux africains pour leurs communications intra-africaines. C'est en effet ce prix que paient les opérateurs africains pour le transit, réalisé à Paris, Londres, Lisbonne ou New York, de leurs communications avec leurs voisins ou autres pays africains.
  • Former les ingénieurs, techniciens et administrateurs africains aux technologies les plus adéquates dans le domaine des TIC proprement dites comme dans celui des énergies renouvelables, seules capables d'en assurer une alimentation permanente donc un fonctionnement continu et, en outre, économiquement abordable. Cette formation doit aller de pair avec la promotion dans les pays industrialisés des énergies renouvelables et le transfert aussi rapide que possible de ces technologies vers « le Sud ». Pour l'Afrique cela concerne en premier lieu l'énergie solaire.
  • Dans tout projet, utiliser au mieux l'existant pour autant que celui-ci est compatible avec les contraintes de service (exemple : le débit numérique nécessaire à moyen terme) et économiquement défendable. Ainsi il est possible, par exemple, de réutiliser des segments existants du réseau Panaftel ou des sections d'artères nationales existantes, jugés compatibles après une expertise sérieuse.
  • L'arrêt de projets délibérément surdimensionnés, discutables voire condamnables sur le plan économique et/ou technologique. L'exemple type est le projet Africa ONE, provoqué et soutenu par l'UIT. Son auteur, Tunisien, n'est autre que l'ancien directeur du Bureau de développement des télécommunications de cette agence des Nations Unies chargée des télécommunications [NDLR. Il s'agit de Ahmed Laouyane. Voir à ce sujet la note d'information de l'UIT en date du 2 octobre 1997]. Cet arrêt « remet en jeu » les deux milliards de dollars que devaient y consacrer les opérateurs et les États africains.

Ce sont là quelques éléments de réponse à cette question d'une extrême importance et en même temps d'une grande urgence qu'est le financement du déploiement des TIC dans les pays en développement. On notera qu'une partie d'entre eux - s'ils étaient suivis - permettraient de reconstituer les capacités d'autofinancement des opérateurs africains actuellement au plus bas, car confrontés à la fois à la raréfaction des aides au financement et à la concurrence. C'est probablement un des objectifs majeurs que devrait comporter, directement ou indirectement, toute proposition relative au financement du comblement du « fossé numérique ».

L'impasse d'une approche uniquement financière

Ces éléments ont été présentés et répétés dans les diverses réunions du SMSI et dès son début par l'association française Coopération-Solidarité-Développement aux PTT (CSDPTT) ; quelques fois ils ont rencontré l'intérêt de représentants d'États, en particulier « du Sud ».

Le Rapport que vient de remettre au Président du Comité préparatoire du Sommet de Tunis le Groupe de travail sur les mécanismes financiers (en Anglais Task Force on Financial Mechanisms, TFFM), formé de hauts responsables gouvernementaux, d'agences des Nations Unies ou de sociétés privées, ne mentionne aucun des éléments de solution présentés ici, et se contente de rester dans le domaine strictement financier. En outre, il ne prend pas en compte le FSN en tant que mécanisme propre, et cher aux pays africains. Malgré ses limitations mentionnées ici et les réserves exprimées par la société civile du Nord comme du Sud lors de la phase précédente du SMSI, le FSN constitue une possibilité financière au moins à étudier sérieusement, voire à adopter lorsqu'il répondra aux préoccupations de la société civile notamment en termes de transparence, d'élaboration et de choix démocratique de ses objectifs et d'inclusion des associations dans sa gestion.

- Le Rapport TTFM est disponible en ligne : http://www.itu.int/wsis/tffm/final-report.pdf
- Pour plus d'informations sur l'action de CSDPTT, voir le site : www.csdptt.org

 

Jean-Louis Fullsack
Ancien expert auprès de l'UIT
Délégué de l'association CSDPTT au SMSI
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org  ~ redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org