Alternatives citoyennes Numéro 10 - 15 septembre 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Élections
« Que l'étincelle prenne ! »
(Entretien avec Mahmoud Ben Romdhane)

 

Professeur agrégé d'économie, ancien président d'Amnesty International, militant indépendant de tous les combats, homme de consensus, Mahmoud Ben Romdhane est l'un des principaux animateurs de l'Initiative Démocratique. Il explique à Alternatives Citoyennes pourquoi il y croit tellement.

La rédaction

 

Alternatives Citoyennes : Vous êtes l'une des locomotives de l'initiative démocratique. Vous êtes présent à toutes les réunions, vous vous déplacez dans les régions, vous êtes un des co-artisans de l'Université d'été. Vous y croyez vraiment tant que ça ?

Mahmoud Ben Romdhane : Ça dépend, croire en quoi ? Je crois en la force de l'optimisme et en la volonté de cette initiative. Je ne vois pas d'autre possibilité que celle-là pour faire sortir les gens de leur torpeur et de leur démission, du fatalisme. Je crois vraiment que cette initiative ouvre des perspectives et il suffit de voir avec quel bonheur nous sommes reçus pour le comprendre.

A.C. : Oui, mais il y a d'autres démarches venues d'autres tendances de l'opposition qui proposent le boycott. Dans votre déclaration inaugurale, vous énumérez un certain nombre d'empêchements à une vie politique pluraliste et à une compétition électorale régulière : bâillonnement de la presse, lois scélérates sur les partis et dispositions électorales ; amendement constitutionnel permettant au président actuel de briguer un nouveau mandat, administration au service de l'État-parti etc., et malgré tout, vous vous inscrivez dans le processus légaliste des élections. Votre diagnostic est pourtant le même que celui des tendances qui appellent au boycott. Alors qu'est-ce qui fait la différence ?

M.B.R. : La différence tient à l'analyse de l'état de l'opinion, à la nécessité de participer ou non pour le changement, à l'évaluation des marges d'action.

Nous disons les mêmes choses que les autres tendances de l'opposition, nous n'avons aucun tabou. Nous avons l'occasion unique des élections pour porter ce discours. La campagne électorale est un moment essentiel et notre objectif est de faire participer les citoyens de manière légale et positive à la vie politique.

A.C. : Votre légalisme vous a conduit nécessairement à placer cette initiative en partenariat avec un parti légal, Ettajdid en l'occurrence. Vous êtes un intellectuel indépendant, engagé depuis très longtemps dans la défense des libertés. Vous avez été président d'Amnesty International, membre de différents comités de soutien (dont celui de Radhia Nasraoui), coordinateur de pôles démocratiques. Pendant ces 17 ans, vous avez suivi les différentes formes de répression, l'étouffement de l'expression d'une société civile. Mais cela ne vous a pas dérangé de vous associer à un parti qui, pendant ces années de plomb, jusqu'à 2002, n'a pas dit un mot contre cette répression et cette fermeture. Vous ne redoutez pas que cela pèse comme une hypothèque sur l'initiative ?

M.B.R. : On ne choisit pas la carte politique de son pays, elle s'impose à nous. La considération essentielle est l'intérêt de la Tunisie dans une vision d'avenir. La question-clé est comment faire en sorte que l'opinion publique entre en action. Si l'on croit en la démocratie, on croit en la volonté populaire, en la mobilisation du peuple et en sa capacité de faire le changement. La principale leçon que nous tirons d'un passé récent, c'est que l'opposition au régime a été jusqu'ici une opposition limitée à quelques dizaines, quelques centaines de militants courageux. C'est important, mais il est évident que cette phase-là ne peut suffire pour ouvrir des perspectives d'avenir. La question-clé, c'est faire en sorte que l'opinion passe d'un statut de spectateur à un statut d'acteur. Que l'étincelle prenne ! La légalité est un des moyens pour l'opinion de se déclarer. De mon point de vue, la légalité n'est pas importante car je considère que ces lois sont des lois scélérates destinées à clôturer le système en faveur de nos gouvernants. Mais il importe que l'opinion puisse s'exprimer dans ce cadre légal, sans se sentir confrontée au risque d'avoir à consentir des sacrifices majeurs.

Quant à la question d'avoir à passer par les fourches caudines d'un parti qui fut par le passé un soutien du régime, j'y réponds en disant qu'il faut se projeter vers l'avenir dans l'intérêt de la Tunisie. Il faut bien considérer aussi qu'il y a très peu de partis politiques qui ont un passé net. Et puis, ce parti a connu une évolution positive à partir de 2001, il est devenu pour l'essentiel un parti d'opposition. Depuis 2001, ses dirigeants qui l'avaient quitté pour son soutien au régime, y sont revenus et, avec la direction en place, ils ont procédé à un tournant positif, le passage à une opposition effective. À l'occasion de leur congrès, il y a eu amende honorable dans le cadre d'une évaluation. Ce qui m'importe, c'est quelles analyses ils font aujourd'hui et s'ils s'inscrivent dans un champ démocratique d'opposition, sans concessions. Est-ce qu'ils sont prêts au combat ? Tous les tests que nous avons faits montrent l'affirmative. Ils s'inscrivent dans un champ politique qui est mien.

A.C. : Vous avez tenu à présenter votre candidat aux élections présidentielles. D'abord, si vous aviez à dresser le portrait robot d'un candidat à la présidence de la république, quelles devraient être ses vertus majeures ?

M.B.R. : Ses vertus majeures devraient être l'intégrité, la détermination. Elles me semblent des qualités essentielles.

A.C. : Vous présentez comme candidat un membre du Bureau politique d'Ettajdid, parce que ce sont les exigences légales. N'y avait-il pas, selon ces mêmes exigences, d'autres candidats possibles ?

M.B.R. : Il y en avait certainement. Deux candidats nous ont été d'abord présentés. Mais Ahmed Brahim a jugé que sa candidature pouvait être invalidée par le Conseil constitutionnel dans la mesure où il n'aurait pas fait cinq années d'affilée au sein de la direction d'Ettajdid. Il a préféré se retirer de lui-même. De ce fait, il ne restait qu'une seule candidature, celle de Mohamed Ali Halouani que nous avons jugée très bonne et que nous avons approuvée.

A.C. : Avec tout le respect dû à M. Halouani, qui est universitaire et fut ancien doyen à Sfax, on est bien obligé de noter qu'il n'est pas connu par les acteurs habituels du champ politique élargi, encore moins du grand public, et surtout qu'il s'est intégré à la direction du parti précisément au cours des années de plomb où Ettajdid fut d'un si lourd silence ! Ne peut-on pas considérer et sans préjuger de ce que sera sa campagne, qu'il est marqué de ce péché originel, et que la discipline du parti, le moulage à un certain ton, ne le conduisent à un discours pas assez offensif, ni pas assez net ?

M.B.R. : D'abord, à Sfax, en tant que doyen, il a laissé le souvenir d'une gestion courageuse, indépendante et démocratique. Il a participé au mouvement « Perspectives » et fut un des acteurs du mouvement des 150 en 1988. Il est entré à Ettajdid dont il fut le président du Conseil national au moment de la transformation de ce parti, celui de son passage de « Parti communiste » à un mouvement se voulant moins idéologique et plus ouvert.

A.C. : Tout de même, personne ne se souvient de son engagement, de la moindre de ses signatures au moment où des acteurs politiques comme vous, comme des tas d'autres, étaient sur la brèche ? Était-ce par discrétion ou par discipline de parti, peut-être ?

M.B.R. : Je ne sais, je ne sais... Ce qui importe, c'est de regarder l'avenir et de voir si nous sommes d'accord, si nous partageons la même vision de la situation, des exigences de l'étape, s'il a des tabous ou s'il n'en a pas. Je crois que la simple présentation de sa candidature comme opposant à Ben Ali est l'expression d'un grand courage. Je n'ai aucun doute quant à sa détermination à se battre pied à pied contre le président-candidat. Il est le premier à avoir cassé un tabou. Bien sûr, il y a eu en 1974 Chédly Zouiten, en 1988 Ezzeddine Hazgui et en 1994, Moncef Marzouki et El Hani. Mais elles sont restées des candidatures de protestation, non légales.

A.C. : Vous avez oublié Bouchiha, Bel Haj Amor, Tlili ?

M.B.R. : Ils ont été des candidats non pas concurrents, mais soutien de Ben Ali. Mohamed Ali Halouani se présente contre Ben Ali. Il est porteur d'une alternative démocratique, collectivement élaborée, représentant les aspirations de générations de Tunisiennes et de Tunisiens qui se sont battues pour fonder une Tunisie, terre de modernité, de justice et de liberté. Il s'inscrit en rupture radicale avec le système et la gestion politiques en vigueur.

A.C. : Votre mouvement est pluriel mais certaines adhésions n'apparaissent plus très nettement. Mohamed Charfi fait-il ou non partie de l'Initiative Démocratique ?

M.B.R. : Il en fait partie, ses déclarations sont réitérées. La différence entre aujourd'hui et le mois de mars dernier, c'est qu'il n'exerce plus de responsabilité au niveau de la direction. Il a encore renouvelé son soutien à l'occasion de l'Université d'été.

A.C. : Les listes de vos candidats aux élections législatives vont clarifier ces ambiguïtés. Vous êtes en train de les préparer. Comment allez-vous respecter un équilibre entre les tendances ?

M.B.R. : Nous en discuterons dès demain et nous allons nous entendre sur un certain nombre de critères. Il y aura sans doute discussion mais je ne crois pas qu'il y aura contradiction.

A.C. : Y a-t-il consensus sur les enjeux majeurs d'un projet de société ?

M.B.R. : Nous avons déjà publié deux manifestes qui condensent notre analyse du système politique et présentent notre alternative. Nous sommes en train de finaliser la plate-forme de notre projet démocratique. Ce projet porte sur les questions majeures qui se posent à la Tunisie, aux Tunisiennes et aux Tunisiens. Nous n'avons eu aucune difficulté à forger un consensus, ni quant au fond, ni quant à la démarche.

AC : Dans la synthèse de l'Université d'été faite par Ahmed Brahim, la laïcité est abordée avec habileté. Cette question fait-elle l'objet d'une approche consensuelle ?

M.B.R. : Nous ne nous inscrivons pas dans une perspective qui a été celle de l'histoire de France. La question, nous l'abordons à partir de notre situation et de notre histoire. Parmi les questions fondamentales qui font l'identité de l'Initiative Démocratique, il y a notre attachement à la pleine égalité entre hommes et femmes et à la séparation entre religion et politique.

A.C. : Ce vaste programme ouvre la porte à bien des malentendus et des désaccords. Considérons que votre mouvement est engagé sur la question des libertés et de l'État de droit. Pourquoi n'avez-vous pas « mis le paquet » sur ces revendications dans le cadre des élections législatives ? Pourquoi vous présentez-vous aussi aux élections présidentielles ?

M.B.R. : Parce que le pouvoir en Tunisie est un pouvoir personnel. Notre manière d'entrer en opposition, c'est de nous présenter là, de défier le système en son centre. Nous portons le combat là, en créant un choc et en cassant un tabou.

Mais bien évidemment, nous ne négligeons pas la bataille législative, car c'est la bataille sur le terrain. Mais la plus significative est la bataille à la tête du système. Notre projet est de montrer qu'à la racine de tous nos problèmes il y a un déficit démocratique et que leur résolution passe d'abord par la démocratisation. Elle n'est pas la clé de nos problèmes, mais le point de passage obligé.

A.C. : Ne mettez-vous pas une grande naïveté dans cette confrontation du pot de terre contre le pot de fer ? La machine lourde de l'UGTT vient d'apporter son adhésion à Ben Ali, c'est le signal pour toutes les autres coopérations. Quelles garanties avez-vous d'une once de régularité ? Votre « étincelle » ne risque-t-elle pas de crédibiliser des élections qui ne sont que contrefaçon ?

M.B.R. : Non, nous n'avons aucune garantie. Et pourtant, le changement est en train de se réaliser au niveau de quelques centaines, quelques milliers de personnes. Si les élites de ce pays parviennent à convaincre qu'un changement est possible, c'est déjà un grand pas. L'essentiel, c'est que nous passions du statut de spectateurs à celui d'acteurs du changement. Je n'ai aucune garantie, mais si nous n'avions pas engagé cette initiative, aurions-nous été dans une meilleure position ?

A.C. : Justement, et si au lieu de vous inscrire dans le cadre légal d'une compétition biaisée, vous aviez formé avec les autres tendances un front du refus, n'était-ce pas une réplique plus offensive ? Si le système se verrouille davantage après des élections qui l'auront avalisé, n'en porterez-vous pas la responsabilité ?

M.B.R. : La légalité ne nous pose pas de problèmes car, légale ou illégale, l'initiative a choisi de s'exprimer sans concession. C'est parfois difficile et nous souffrons d'un black-out total de la presse. Mais dans les régions, nous avons des possibilités. Quand on nous donne une salle avec de nombreux portraits de Ben Ali, nous refusons de nous y réunir et nous disons que notre Initiative lui est justement opposée. C'est simple, mais cela renverse ! Nous donnons des moyens de mobilisation positive à l'opinion. On ne peut pas mobiliser en appelant au boycott. Mais nous ne faisons aucune concession. Quant au système politique en place, croyez-vous qu'il recherche une légitimité en déclarant des taux de participation supérieurs à 80% et des 99,44% de oui ? S'il recherchait une légitimation, organiserait-il à ce point le silence sur notre initiative et sur nos activités ?

A.C. : En dehors de l'acquis majeur du passage du statut de spectateur à celui d'acteur, ciblez-vous comme bénéfices majeurs de cette participation l'élection de députés et le noyau d'un pôle progressiste ? Et les commentateurs ajoutent que ce sera tout bénéfice pour Ettajdid qui aura reçu le renfort de la mobilisation des indépendants.

M.B.R. : Je ne peux pas me situer sur ce terrain de rumeurs, d'intentions cachées.

A.C. : La rumeur de marchandage serait de la calomnie ?

M.B.R. : Je n'utiliserais pas ce terme, mais sincèrement, je ne vois pas cela. Pourtant je suis au coeur de l'initiative. Chacun fait ses calculs, mais le processus de décision est transparent et nos listes seront composées sur le principe de la diversité. La création d'un pôle démocratique est un atout mais ce ne serait qu'un instrument. La finalité, c'est la démocratisation de notre pays. Je ne me situe pas, pour ma part, dans une perspective organisationnelle.

A.C. : Alors voici une question plus personnelle. Vous voyez-vous dans une position de candidat à la présidence de la République, lors d'une prochaine mandature ?

M.B.R. : Non, je suis content d'amorcer pendant quelques mois un combat juste. Et je serai heureux de retrouver dans quelque temps ma vie professionnelle, mes recherches et ma famille.

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