Alternatives citoyennes Numéro 10 - 15 septembre 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Élections
Élections ?

 

Au Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL), nous avons toujours considéré que des élections libres, menées en toute transparence dans le cadre d'un État de droit respectueux des libertés fondamentales, constituaient un des fondements de tout processus aboutissant au pluralisme des partis et à l'alternance démocratique.

Or, est-il possible aujourd'hui d'envisager sereinement d'organiser des élections, voire de jeter les bases de la « République de demain », alors que des centaines de Tunisiens croupissent depuis plus de dix ans dans des conditions indignes derrière les barreaux, alors que des partis et des associations revendiquent en vain leur légalisation, alors que des partis et des associations légalisés réclament une reconnaissance de facto, bref alors que les libertés fondamentales sont régulièrement bafouées.

Au FDTL, au terme d'une expérience de deux ans, nous avons appris que la légalisation n'entraîne pas systématiquement la libre participation à la vie publique. En effet, par le système de l'État-parti, en l'occurrence l'État-RCD, tout droit est transformé en privilège distribué à convenance, selon les intérêts, voire l'humeur du moment. C'est ainsi que les médias audiovisuels sont interdits aux voix discordantes, que les espaces publics sont autorisés à la tête du client, que le financement public, en fonction d'une loi discriminatoire, est réservé aux seuls « partis parlementaires » qui ont fait serment d'allégeance. À cela s'ajoutent la surveillance étroite - des téléphones, des déplacements... - parfois le harcèlement des opposants et des militants...

Être opposant en 2004 en Tunisie semble une gageure impossible : c'est la lutte du pot de terre contre le pot de fer. L'inefficacité tant décriée de l'opposition militante à changer en sa faveur l'équilibre des forces est certainement liée à ses faiblesses ; mais la responsabilité essentielle en revient au pouvoir qui a toujours bloqué l'éclosion de toute vie politique réelle en usant du bâton et de la carotte, et en jouant sur les divergences. Ainsi, Il a toujours trouvé des partis prêts à endosser le rôle du comparse et à animer un théâtre d'ombres. À la veille des élections de 1994, en instaurant pour l'opposition la règle humiliante du quota « réservé », quel que soit le score obtenu, il a trouvé un moyen efficace pour appâter une partie de ses membres, leur faire renoncer à jouer leur rôle d'opposant et les intégrer dans son jeu « allégeance contre privilèges ». Pour 2004, la mise en place d'une deuxième chambre va susciter les envies et aiguiser les ambitions.

L'État-RCD a surtout tué l'esprit de compétition en s'appuyant sur le poids d'une administration et d'une force publique aux ordres, privant ainsi ses adversaires des moyens de l'affronter dans un combat loyal.

Dans ce contexte, de quel pluralisme parle-t-on ? peut-on parler de vraies élections en octobre 2004 ?

Pour desserrer l'étau, nous avons, en janvier 2004, appelé à un Rassemblement des Forces Démocratiques. Il fallait faire pression sur le pouvoir et exiger des garanties. L'espoir de réaliser un tel objectif s'inscrivait dans la logique des concertations périodiques entre les cinq partis, CPR, Ettajdid, FDTL, PCOT et PDP, ainsi que des actions communes menées au cours de l'année dernière. Cet espoir était conforté par le fait qu'il n'y avait pas de désaccord fondamental concernant l'analyse de la situation. La suite des événements a prouvé que cela n'était pas suffisant car, bien que d'accord sur le diagnostic, nos partenaires ont adopté des démarches différentes, voire divergentes. Les uns - CPR et PCOT - ont décidé le boycott refusant de parier sur l'évolution de la situation, les autres - Ettajdid et PDP - la participation sans condition.

Pourquoi une telle dispersion alors que, à l'évidence, le rendez-vous d'octobre est, pour la vraie opposition, une occasion historique de dire non à un jeu malsain et de préparer l'avenir.

Elle en a, aujourd'hui, les moyens. Le temps où quelques-uns s'égosillaient pour dénoncer la démocratie de façade ou réclamer l'amnistie générale est désormais derrière nous. Tout au long des années 90, des centaines de pétitionnaires se sont rassemblés autour de mots d'ordre importants. Le FDTL en 1994 et le CNLT en 1998 ont vu le jour. La LTDH a reconquis son autonomie et son dynamisme. Le Congrès d'Ettajdid comme celui de l'UGTT ont suscité des espoirs. Enfin, couronnant cette renaissance, la Conférence du 12 mai 2002 est venue concrétiser le refus de l'ensemble des démocrates d'avaliser la manipulation de la Constitution et la réinstauration de la présidence à vie. Il ne faut pas oublier que 2004 aurait dû consacrer, si la Constitution n'avait pas été opportunément manipulée, pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie indépendante, une alternance pacifique au sommet de l'État.

C'est cet élan que nous avons essayé de sauvegarder et de renforcer. Nous avons articulé notre position sur les bases suivantes :

- Nous ne pouvons pas, sous peine de déni de nous-mêmes, accepter des règles du jeu que nous avons unanimement condamnées en mai 2002. La participation à l'élection présidentielle, quelle que soit sa forme, ne peut que cautionner les résultats du référendum, les manipulations de la Constitution, la réinstauration de la présidence à vie et la négation de la liberté de candidature à cette élection.

- Nous n'avons pas le droit d'appeler des citoyens à participer à un jeu sans être en mesure de faire respecter leur volonté exprimée à travers les urnes, ou tout au moins de dénoncer efficacement la fraude annoncée.

Toutes les expériences antérieures l'ont prouvé : les élections à la tunisienne sont devenues une référence mondiale dans le domaine de l'absurde. Aux dernières élections présidentielles de 1999, chacun des deux candidats de « l'opposition » conviés à se sacrifier pour jouer le jeu de la « candidature faire-valoir », a ramassé 0,32% des voix. Dans ce système, la soumission n'est pas une garantie contre l'humiliation. Tous nos partenaires de l'opposition s'accordent pour dire et écrire que les prochaines élections seront une copie conforme des précédentes ; les citoyens en sont eux aussi convaincus et ne sont pas prêts, dans leur majorité, à se déplacer pour rien. Ceux qui croient pouvoir faire de ce rendez-vous l'occasion de mobiliser les citoyens autour d'un débat d'idées, voire d'une alternative, ne peuvent ignorer le désintérêt de la population convaincue que les jeux sont faits et que les règles sont faussées. Ils prennent le risque d'engendrer, au lendemain des résultats, une désillusion grave de conséquences

- Pour la communauté nationale ou pour le processus démocratique, il n'y a aucun intérêt à siéger au Parlement dans sa forme actuelle. Le bilan des dix dernières années prouve que les quelques sièges au Bardo, acquis par désignation, n'ont rien apporté au débat national ; ils n'ont jamais pu influer sur la politique imposée par l'exécutif. Par contre, l'effet anesthésiant de la députation est garanti, maquillé éventuellement par la rhétorique bien rodée de la « real politique » et de la « démocratie consensuelle ». De 1994 à 2004, un nombre infime de députés ont tenté, à leur corps défendant, de préserver une certaine liberté d'expression, sans que cela redonne le moindre crédit à ce qui n'est qu'une chambre d'enregistrement. Ceux qui défendent la thèse des « acquis à préserver » ne peuvent ignorer que ces acquis n'ont été consentis par le pouvoir que dans le cadre d'un contrat faisant des avantages le prix de l'allégeance.

À quelques semaines du rendez-vous électoral, il s'agit surtout de ne pas compromettre les chances du nécessaire Rassemblement des Forces Démocratiques éprises de liberté et prêtes à rompre avec le système du Parti Unique. Les élections ramadanesques ne seront qu'une parenthèse malheureuse et encore une fois une occasion historique gâchée par la faute d'un pouvoir exclusivement soucieux de se maintenir coûte que coûte.

L'opposition doit rompre clairement avec un système qui dénie le droit à la différence, exclut toute compétition sérieuse dans le champ politique et associatif, marginalise les Tunisiens et insulte leur intelligence en organisant des parodies électorales. L'opposition doit s'engager de façon déterminée afin d'imposer une moralisation de la vie politique dans le cadre d'un État de droit.

La remobilisation indispensable des citoyens passe nécessairement par la reprise de confiance dans l'action politique et dans une opposition qui se met au service de l'intérêt général d'une manière sûre, constante et crédible.

 

Mustapha Benjaâfar
Secrétaire général du FDTL
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