Alternatives citoyennes Numéro 2 - 31 mai 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Entretien
« Construire un large mouvement démocratique et progressiste uni »

 

Dans un entretien accordé à Nadia Omrane pour Alternatives citoyennes, Ahmed Brahim, élu secrétaire général adjoint du mouvement Ettajdid, fait le point sur les conditions du changement et s'engage pour l'avenir.

N. O. D'ordinaire, les militants d'Ettajdid sont peu bavards sur les contentieux internes au Mouvement à la veille d'un congrès. Pourtant vous avez publié une tribune dans Essabâh [principal quotidien tunisien en langue arabe, NDLR] le jour de l'ouverture du congrès. Quelle était votre motivation ?

A. B. Tout d'abord, je voudrais nuancer l'image quelque peu éculée que votre question pourrait donner de notre Mouvement en le faisant apparaître comme une organisation dont les membres entretiendraient je ne sais quel culte du secret... alors que c'est un parti ouvert où la diversité des approches et le droit de les exprimer, y compris publiquement, sont parmi les caractéristiques essentielles de son identité démocratique. Il n'y avait pas vraiment de « contentieux » entre nous, mais des divergences politiques qui concernaient la ligne de notre Mouvement, ses positions et son rôle sur la scène politique nationale, divergences qui n'étaient du reste un secret pour personne, ni à l'extérieur ni à l'intérieur de nos structures. Elles s'exprimaient en particulier dans les réunions de notre « Conseil constitutif », y compris la dernière, tenue en février 2001, et dont les débats autour du Projet de document présenté en vue du congrès par le Comité exécutif ont été publiés dans le dernier numéro d'Ettarîq El-Jadîd [journal du Mouvement Ettajdid, NDLR]. La parution d'un autre numéro de cette revue avant le congrès avait d'ailleurs été décidée par ladite session du Conseil constitutif, afin de faire connaître aux militants et à l'opinion les thèses en présence,  mais cette décision était malheureusement restée lettre morte ; et c'est dans cette perspective que j'avais préparé la contribution dont vous parlez, que j'ai dû finalement me résoudre à publier sous forme de tribune libre dans Essabâh.

Je voulais ce faisant attirer l'attention sur le point nodal des critiques qu'adressaient un certain nombre de cadres et de militants à la ligne officielle du Mouvement telle qu'elle était mise en pratique et défendue par la direction sortante et qui concernaient essentiellement une certaine conception du « consensus national » et les conséquences négatives qu'elle avait eues et qu'elle pouvait encore avoir, si elle était adoptée par le congrès, sur le positionnement et le rôle du parti ainsi que sur son influence et son rayonnement.

Ces critiques et les propositions de rectification qui étaient présentées ont trouvé un large écho auprès des congressistes. Les débats ont été tout à fait libres, parfois âpres mais toujours caractérisés par leur haute tenue et le sens aigu des responsabilités chez tous les intervenants, ce qui a permis de parvenir à une synthèse positive, avec une vision politique claire, une confiance en soi revigorée, une unité militante consolidée et mise au service d'une volonté d'aller de l'avant, dans un esprit conquérant, pour construire un large mouvement démocratique et progressiste uni, à même d'influer de façon décisive sur le cours des choses et d'agir efficacement pour la réalisation du tournant démocratique véritable dont notre pays a besoin et qui ne peut plus être différé davantage.

N. O. Monsieur Mohamed Ennafaa déclarait à l'issue du congrès : « nous sommes enfin sortis du tunnel ». À quoi renvoie cette expression?

A. B. En fait, c'est après l'adoption du document politique que Mohamed Ennafaa avait utilisé la formule dont vous parlez, ajoutant d'ailleurs : « mais nous sommes encore au milieu du gué ». Ces deux formules disent assez bien l'état d'esprit général chez les congressistes ; quant à moi, je pense qu'on peut dire au moins que nous voyons maintenant beaucoup mieux le bout du tunnel. Ce congrès a été d'abord celui de la clarification de la ligne politique : désormais, nous savons mieux qui nous sommes, ce que nous voulons et comment nous comptons nous y prendre pour réaliser nos objectifs. Notre Mouvement se positionne en effet sans ambiguïté comme parti d'opposition, une opposition responsable, réaliste, soucieuse de maintenir le dialogue avec le pouvoir, mais soucieuse tout autant de son autonomie de décision et de sa totale liberté d'initiative ; une force alternative mobilisée pour construire un large front démocratique et progressiste et réaliser les changements qui s'imposent. C'est là une stratégie ambitieuse qui exige que nous nous donnions les moyens de la mettre en oeuvre : approfondir nos thèses et les faire connaître - notamment grâce à notre journal - rassembler la gauche et les démocrates, établir les alliances les plus larges, etc. C'est dire que nous sommes encore « au milieu du gué », mais la rive n'est pas loin !

N. O. Les résolutions politiques rectifient-elles la conduite qui avait plongé le parti dans le tunnel ?

A. B. Je ne sais pas si le terme de « conduite » est vraiment approprié... Ce qui est vrai, c'est que la situation qui prévalait ces dernières années se caractérisait par une crise généralisée de la scène politique nationale : monolithisme, marginalisation de la société civile par un État-Parti hégémonique, impuissance ou du moins absence d'initiative de la part de certains partis légaux dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils étaient trop « compréhensifs » à l'égard de la politique officielle, bref un vide que remplissait de temps en temps la voix de quelques « desperados » des libertés qui, en dépit de leur courage remarquable, ne proposaient pas grand-chose de nationalement crédible. Notre Mouvement n'était pas épargné par cette atmosphère... Comme l'a dit Mohamed Harmel à la séance d'ouverture du congrès, nous sommes tous logés à la même enseigne.

Il faut reconnaître que certaines des positions où le soutien l'emportait sur la critique commençaient à brouiller la visibilité de notre Mouvement et sa spécificité par rapport à d'autres partis plus ou moins domestiqués ou satellisés... Lorsque nous avions fondé Ettajdid en 1993, nous voulions en faire une force « centripète », capable de rassembler les bonnes volontés et de rayonner sur l'ensemble de la société. Or il avait eu plutôt une certaine tendance fâcheuse à être de plus en plus perçu comme une force « centrifuge », et même à se couper de son milieu naturel, celui de la gauche démocratique.

Eu égard à tout cela, le congrès a été un sursaut bénéfique. La résolution politique adoptée à l'unanimité (moins quelques abstentions) met le cap sur l'essentiel : agir, dans l'unité la plus large, pour réaliser la rupture avec la mentalité et la pratique du parti unique et jeter les bases politiques, institutionnelles, etc. d'une démocratie véritable. Elle définit une stratégie « endocentrique » fondée sur une dynamique essentiellement nationale et interne, et non sur je ne sais quelles pressions qui seraient exercées de l'extérieur. Une démarche qui se garde de sous-estimer les acquis nationaux modernistes et progressistes et de se fourvoyer, sur la base d'une conception à courte vue de la démocratisation, dans des alliances irréfléchies avec telles ou telles forces hostiles à ces acquis mais qui, dans le même temps, refuse que la préservation de ces acquis serve de prétexte pour reporter sine die les changements démocratiques ou même pour rétrécir davantage les rares espaces de liberté. Car la relation est dialectique entre le nécessaire attachement aux acquis et la non moins nécessaire concrétisation effective du projet démocratique qui plonge ses racines dans l'histoire du mouvement national et réformiste de notre pays.

À cela s'ajoute la conviction clairement affirmée dans notre congrès qu'il faut approfondir la vie démocratique interne au Mouvement, faire de celui-ci un véritable « intellectuel collectif » où l'unité d'action s'adosse à la diversité et même à la confrontation dialectique des approches, renouer avec la direction collégiale, et revigorer l'esprit d'initiative de tous et de chacun.

N. O. À votre avis, le congrès s'est-il déroulé selon les usages d'un parti démocratique ?

A. B. Sans aucun doute. Et je regrette personnellement que vous-même et les autres observateurs attentifs de la vie politique nationale parmi les journalistes et les personnalités démocratiques indépendantes n'ayez pas été invités à en suivre les travaux de l'intérieur de la salle. Vous auriez pu constater la grande franchise de la discussion, l'absence de tabous ou d'une quelconque concession sur les principes, ainsi qu'une liberté de ton remarquable, associée bien entendu à la correction et à la civilité des propos et surtout au sens de la responsabilité politique. Voyez-vous, notre Mouvement, malgré tous les phénomènes de dysfonctionnement que nous allons nous employer ensemble à corriger, a toujours été et demeure plus que jamais un parti ouvert et démocratique. C'est vrai que le Conseil national a été élu à main levée par les congressistes et qu'on a procédé de même pour l'élection du Comité politique, du Secrétaire général et des deux Secrétaires généraux adjoints (dont je suis) par le Conseil national (avec quelques voix contre dans les deux cas), mais les usages des partis démocratiques dont vous parlez impliquent aussi, à côté d'autres procédures comme le vote à bulletin secret, la possibilité du consensus librement réfléchi quand la situation l'exige. Par exemple, nous avions déjà pratiqué à d'autres occasions le vote à bulletin secret comme pour l'élection de la direction issue du 9ème congrès du PCT [Parti communiste tunisien, devenu Ettajdid, NDLR] (1986). Pour ce premier congrès d'Ettajdid, nous étions conscients qu'il s'agissait d'un congrès de transition dans lequel l'essentiel était de clarifier la ligne politique et d'opérer tous les changements nécessaires, mais dans la continuité. Le consensus nous a permis de « négocier » efficacement ce virage en assurant la continuité en termes de cadres dirigeants tout en introduisant dans ce domaine des changements hautement significatifs par le retour ou l'arrivée sur le devant de la scène de camarades dont le poids politique et moral à l'intérieur et à l'extérieur du Parti est bien connu et reconnu.

N. O. Pensez-vous que ce sursaut puisse ramener à Ettajdid les militants et les compagnons qui s'en étaient écartés ?

A. B. Les signes avant-coureurs de ce sursaut, je veux dire la volonté de se battre pour le redressement, ont déjà ramené des cadres de haute valeur dont quelques uns se trouvent désormais parmi le groupe dirigeant. Les premières réactions aux travaux du congrès sont extrêmement encourageantes, et je suis sûr que les « retrouvailles » militantes de ce genre vont se multiplier... Je m'attends aussi à ce que les initiatives que nous allons prendre attirent vers nous, en tout cas vers la dynamique démocratique unitaire que nous voulons enclencher, de nombreuses adhésions plus ou moins « organiques »... À nous donc d'être au niveau des attentes des bonnes volontés progressistes !

 

Entretien conduit par Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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