ans un entretien accordé à Nadia Omrane pour Alternatives citoyennes, Ahmed Brahim, élu secrétaire général adjoint du mouvement Ettajdid, fait le point sur les conditions du changement et s'engage pour l'avenir.
N. O. D'ordinaire, les militants d'Ettajdid sont peu
bavards sur les contentieux internes au Mouvement à la veille
d'un congrès. Pourtant vous avez publié une tribune dans
Essabâh [principal quotidien tunisien en langue arabe, NDLR] le jour de l'ouverture du congrès. Quelle
était votre motivation ?
A. B. Tout d'abord, je voudrais nuancer l'image quelque peu
éculée que votre question pourrait donner de notre
Mouvement en le faisant apparaître comme une organisation dont
les membres entretiendraient je ne sais quel culte du secret... alors
que c'est un parti ouvert où la diversité des approches
et le droit de les exprimer, y compris publiquement, sont parmi les
caractéristiques essentielles de son identité
démocratique. Il n'y avait pas vraiment de
« contentieux » entre nous, mais des divergences politiques
qui concernaient la ligne de notre Mouvement, ses positions et son
rôle sur la scène politique nationale, divergences qui
n'étaient du reste un secret pour personne, ni à
l'extérieur ni à l'intérieur de nos structures.
Elles s'exprimaient en particulier dans les réunions de notre
« Conseil constitutif », y compris la dernière, tenue
en février 2001, et dont les débats autour du Projet de
document présenté en vue du congrès par le
Comité exécutif ont été publiés
dans le dernier numéro d'Ettarîq El-Jadîd
[journal du Mouvement Ettajdid, NDLR]. La
parution d'un autre numéro de cette revue avant le
congrès avait d'ailleurs été
décidée par ladite session du Conseil constitutif, afin
de faire connaître aux militants et à l'opinion les
thèses en présence, mais cette décision
était malheureusement restée lettre morte ; et c'est dans
cette perspective que j'avais préparé la contribution
dont vous parlez, que j'ai dû finalement me résoudre
à publier sous forme de tribune libre dans
Essabâh.
Je voulais ce faisant attirer l'attention sur le point nodal des
critiques qu'adressaient un certain nombre de cadres et de militants
à la ligne officielle du Mouvement telle qu'elle était
mise en pratique et défendue par la direction sortante et qui
concernaient essentiellement une certaine conception du
« consensus national » et les conséquences
négatives qu'elle avait eues et qu'elle pouvait encore avoir,
si elle était adoptée par le congrès, sur le
positionnement et le rôle du parti ainsi que sur son influence
et son rayonnement.
Ces critiques et les propositions de rectification qui étaient
présentées ont trouvé un large écho
auprès des congressistes. Les débats ont
été tout à fait libres, parfois âpres mais
toujours caractérisés par leur haute tenue et le sens
aigu des responsabilités chez tous les intervenants, ce qui a
permis de parvenir à une synthèse positive, avec une
vision politique claire, une confiance en soi revigorée, une
unité militante consolidée et mise au service d'une
volonté d'aller de l'avant, dans un esprit conquérant,
pour construire un large mouvement
démocratique et progressiste uni,
à même d'influer de façon décisive sur le
cours des choses et d'agir efficacement pour la réalisation du
tournant démocratique
véritable dont notre pays a besoin et qui ne peut
plus être différé davantage.
N. O. Monsieur Mohamed Ennafaa déclarait à l'issue du
congrès : « nous sommes enfin sortis du tunnel ».
À quoi
renvoie cette expression?
A. B. En fait, c'est après l'adoption du document politique que
Mohamed Ennafaa avait utilisé la formule dont vous parlez,
ajoutant d'ailleurs : « mais nous sommes encore au milieu du
gué ». Ces deux formules disent assez bien l'état
d'esprit général chez les congressistes ; quant
à moi, je pense qu'on peut dire au moins que nous voyons
maintenant beaucoup mieux le bout du tunnel. Ce congrès a
été d'abord celui de la clarification de
la ligne politique : désormais, nous savons mieux
qui nous sommes, ce que nous voulons et comment nous comptons nous y
prendre pour réaliser nos objectifs. Notre Mouvement se
positionne en effet sans ambiguïté comme parti
d'opposition, une opposition responsable, réaliste, soucieuse
de maintenir le dialogue avec le pouvoir, mais soucieuse tout autant
de son autonomie de décision et de sa totale liberté
d'initiative ; une force alternative mobilisée pour
construire un large front démocratique et progressiste et
réaliser les changements qui s'imposent. C'est
là une stratégie ambitieuse qui exige que nous nous
donnions les moyens de la mettre en oeuvre : approfondir nos
thèses et les faire connaître - notamment
grâce à notre journal - rassembler la gauche et les
démocrates, établir les alliances les plus larges, etc.
C'est dire que nous sommes encore « au milieu du
gué », mais la rive n'est pas loin !
N. O. Les résolutions politiques rectifient-elles la conduite
qui avait plongé le parti dans le tunnel ?
A. B. Je ne sais pas si le terme de « conduite » est vraiment
approprié... Ce qui est vrai, c'est que la situation qui
prévalait ces dernières années se
caractérisait par une crise généralisée de
la scène politique nationale : monolithisme,
marginalisation de la société civile par un État-Parti
hégémonique, impuissance ou du moins absence
d'initiative de la part de certains partis légaux dont le
moins que l'on puisse dire est qu'ils étaient trop
« compréhensifs » à l'égard de la
politique officielle, bref un vide que remplissait de temps en temps
la voix de quelques « desperados » des libertés qui,
en dépit de leur courage remarquable, ne proposaient pas
grand-chose de nationalement crédible. Notre Mouvement
n'était pas épargné par cette
atmosphère... Comme l'a dit Mohamed Harmel à la
séance d'ouverture du congrès, nous sommes tous
logés à la même enseigne.
Il faut reconnaître que certaines des positions où le
soutien l'emportait sur la critique commençaient à
brouiller la visibilité de notre Mouvement et sa
spécificité par rapport à d'autres partis plus ou
moins domestiqués ou satellisés... Lorsque nous avions
fondé Ettajdid en 1993, nous voulions en faire une force
« centripète », capable de rassembler les bonnes
volontés et de rayonner sur l'ensemble de la
société. Or il avait eu plutôt une certaine
tendance fâcheuse à être de plus en plus
perçu comme une force « centrifuge », et même
à se couper de son milieu naturel, celui de la gauche
démocratique.
Eu égard à tout cela, le congrès a
été un sursaut bénéfique.
La résolution politique adoptée à
l'unanimité (moins quelques abstentions) met le cap sur
l'essentiel : agir, dans l'unité la plus large,
pour réaliser la rupture avec la mentalité et la
pratique du parti unique et jeter les bases politiques,
institutionnelles, etc. d'une démocratie véritable. Elle
définit une stratégie « endocentrique »
fondée sur une dynamique essentiellement nationale et
interne, et non sur je ne sais quelles pressions qui seraient
exercées de l'extérieur. Une démarche qui se
garde de sous-estimer les acquis nationaux modernistes et
progressistes et de se fourvoyer, sur la base d'une conception
à courte vue de la démocratisation, dans des alliances
irréfléchies avec telles ou telles forces hostiles
à ces acquis mais qui, dans le même temps, refuse que la
préservation de ces acquis serve de prétexte pour
reporter sine die les changements démocratiques ou
même pour rétrécir davantage les rares espaces de
liberté. Car la relation est dialectique entre le
nécessaire attachement aux acquis et la non moins
nécessaire concrétisation effective du projet
démocratique qui plonge ses racines dans l'histoire du
mouvement national et réformiste de notre pays.
À cela s'ajoute la conviction clairement affirmée dans notre
congrès qu'il faut approfondir la vie démocratique
interne au Mouvement, faire de celui-ci un véritable
« intellectuel collectif » où l'unité d'action
s'adosse à la diversité et même à la
confrontation dialectique des approches, renouer avec la
direction collégiale, et revigorer l'esprit d'initiative de
tous et de chacun.
N. O. À votre avis, le congrès s'est-il déroulé
selon les usages d'un parti démocratique ?
A. B. Sans aucun doute. Et je regrette personnellement que vous-même
et les autres observateurs attentifs de la vie politique nationale
parmi les journalistes et les personnalités
démocratiques indépendantes n'ayez pas été
invités à en suivre les travaux de l'intérieur de
la salle. Vous auriez pu constater la grande franchise de la
discussion, l'absence de tabous ou d'une quelconque concession sur les
principes, ainsi qu'une liberté de ton remarquable,
associée bien entendu à la correction et à la
civilité des propos et surtout au sens de la
responsabilité politique. Voyez-vous, notre Mouvement,
malgré tous les phénomènes de dysfonctionnement
que nous allons nous employer ensemble à corriger, a toujours
été et demeure plus que jamais un parti ouvert et
démocratique. C'est vrai que le Conseil national a
été élu à main levée par les
congressistes et qu'on a procédé de même pour
l'élection du Comité politique, du Secrétaire
général et des deux Secrétaires
généraux adjoints (dont je suis) par le Conseil national
(avec quelques voix contre dans les deux cas), mais les usages des
partis démocratiques dont vous parlez impliquent aussi,
à côté d'autres procédures comme le vote
à bulletin secret, la possibilité du consensus librement
réfléchi quand la situation l'exige. Par exemple, nous
avions déjà pratiqué à d'autres occasions
le vote à bulletin secret comme pour l'élection de la
direction issue du 9ème congrès du PCT
[Parti communiste tunisien, devenu Ettajdid, NDLR]
(1986). Pour ce premier congrès d'Ettajdid, nous
étions conscients qu'il s'agissait d'un congrès de
transition dans lequel l'essentiel était de clarifier la ligne
politique et d'opérer tous les changements nécessaires,
mais dans la continuité. Le consensus nous a permis de
« négocier » efficacement ce virage en assurant
la continuité en termes de cadres dirigeants tout en
introduisant dans ce domaine des changements hautement significatifs
par le retour ou l'arrivée sur le devant de la scène de
camarades dont le poids politique et moral à l'intérieur
et à l'extérieur du Parti est bien connu et reconnu.
N. O. Pensez-vous que ce sursaut puisse ramener à Ettajdid les
militants et les compagnons qui s'en étaient
écartés ?
A. B. Les signes avant-coureurs de ce sursaut, je veux dire la
volonté de se battre pour le redressement, ont
déjà ramené des cadres de haute valeur dont
quelques uns se trouvent désormais parmi le groupe dirigeant.
Les premières réactions aux travaux du
congrès sont extrêmement encourageantes, et je suis
sûr que les « retrouvailles » militantes de ce genre
vont se multiplier... Je m'attends aussi à ce que les
initiatives que nous allons prendre attirent vers nous, en tout cas
vers la dynamique démocratique unitaire que nous voulons
enclencher, de nombreuses adhésions plus ou moins
« organiques »... À nous donc d'être au niveau des
attentes des bonnes volontés progressistes !