i une Palme d'or devait être décernée en cette fin du mois de mai, ce n'est pas à Cannes
qu'elle devrait l'être mais à Carthage. La Palme d'or d'un cinéma qui a, tout comme à Cannes, son cérémonial, ses ors et ses pompes, ses attentes et ses déceptions. Mais c'est un cinéma d'un genre particulier, celui que les autorités déploient devant les
Tunisiens en général et devant les défenseurs des droits de l'homme et des libertés en
particulier.
Cette Palme d'or, c'est celle du double discours et de la duplicité. Les Tunisiens
assistent depuis deux mois non pas aux habituelles rumeurs dont, depuis Ibn Khaldoun, Carthage est
friande, mais à un véritable festival de déclarations, interviews, rencontres au sommet et
autres audiences, qui, si on voulait en tirer « la substantifique moelle », ne nous
laisseraient, in fine, qu'inconsistante matière à réflexion et qu'inexistante base d'action.
Depuis la mise hors la loi de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme (LTDH),
qui n'est en fait que l'emballage judiciaire d'un coup de force décidé par le pouvoir, au
lendemain du 5ème Congrès de la LTDH (les 28 et 29 octobre 2000) marqué par l'élection
démocratique d'une direction autonome, les militants de la Ligue n'ont cessé de subir un
harcèlement continu. Soudain, début avril dernier, une agitation autour du ministère des Droits
de l'homme a voulu et pu faire croire qu'il était question dans les allées du pouvoir d'une
nécessaire recherche de sortie de crise autre que celle du diktat politico-judiciaire. En fait,
mise à part l'affirmation que l'agresseur de la militante Khédija Cherif a été pénalisé, et la
volonté déclarée du ministre dans son interview au journal Le Monde de recevoir les
dirigeants de la Fédération internationale des droits de l'homme et d'Amnesty
International après que les autorités les aient refoulés à l'aéroport de Tunis-Carthage, il y a
de cela plus d'un an, rien dans l'interview n'annonçait de réelles dispositions ou même
prédispositions à trouver une solution politique au problème de la Ligue, sauf à attendre la
décision de la justice concernant le renvoi de l'affaire en appel.
L'absence de tout dialogue entre le pouvoir et la société civile qui régnait alors
pouvait faire croire, à ceux qui l'espéraient, qu'il y avait là un signe d'ouverture. Or, et à
moins de vouloir faire le jeu du pouvoir, ce signe que certains ont voulu voir était virtuel
puisque le quotidien français qui publiait l'interview du ministre n'a pas été mis en vente à
Tunis. De plus, dans les faits, un démenti cinglant est opposé au ministre dans la mesure où le
policier qui a agressé Khédija Cherif et qui était censé être puni sévissait de nouveau le 19
avril devant le local du Conseil national pour les libertés. Quant à la volonté déclarée du
ministre de recevoir les dirigeants des ONG internationales, les demandes d'audience de ces
derniers sont restées à ce jour sans réponse.
Pourtant, et jusqu'à aujourd'hui, journalistes et observateurs étrangers commentent « l'ouverture » faite par le ministre de la Communication. Le double discours a porté ses fruits.
Du moins pour ce qui est de sa consommation à destination de l'étranger. Le Tunisien, lui, est tenu
pour quantité négligeable, car qu'il soit acteur ou consommateur du politique, il devra se
contenter de la rumeur, des informations partielles et partiales, du bouche à oreille et des
conséquences qui en découlent, c'est-à-dire l'absence de rigueur, l'analyse approximative et
l'incohérence dans la démarche.
Bien qu'on déclare urbi et orbi considérer l'intervention solidaire des
ONG et partis étrangers comme une « atteinte à l'indépendance nationale et à la souveraineté de
la patrie », il est clair que c'est cet appui international qui détermine aujourd'hui l'action des autorités
tunisiennes face à leur société civile.
La formidable campagne nationale et internationale en faveur de l'avocat Néjib Hosni et
la menace qu'il puisse, bien que prisonnier, présenter sa candidature au Conseil de l'Ordre, a
amene le pouvoir à prononcer sa grâce.
La pitoyable tentative du pouvoir de remettre en cause les résultats du 5ème Congrès a
amené celui-ci, exactement comme en 1993, à prendre acte de son échec, et comme en 1993 à
prendre langue avec Me Taoufik Bouderbala, l'ancien président de la LTDH, pour trouver une
solution. Mais là encore, la politique du double langage et de la duplicité prévaut. Alors qu'on
multiplie les signes de détente (libération de Me Néjib Hosni, déroulement du 24ème anniversaire de
la LTDH dans des conditions à peu près correctes, enregistrement par la justice des plaintes
de militantes agressées par la police politique) on double les démarches entreprises par Me
Taoufik Bouderbala par d'autres contacts initiés par les quatre plaignants, lesquels ont traîné la
Ligue devant la justice comme s'ils pouvaient être considérés comme une partie véritable. Dans
le même temps, leur avocat procède en appel à une demande supplémentaire non réglementaire et dans
un délai illégal, pour que l'ancien président de la LTDH organise, non plus avec les membres
du Comité directeur mais cette fois avec ceux du Conseil national, qu'il aura choisi, un nouveau
Congrès. Cette requête ignore que la partie plaignante conteste la composition du Conseil
national puisqu'elle considère le non renouvellement des adhésions des militants et des
sections de la Ligue comme illégales.
L'incohérence de ce procès à tiroirs atteint ainsi des
sommets. Elle est le reflet du rapport de force qu'entretient la Tunisie avec son environnement
international. Il est vrai qu'avec la question du Moyen-Orient, remettant en cause
quotidiennement la déclaration de Barcelone, l'Union Européenne ne peut se permettre d'exercer
une trop forte pression sur la Tunisie qui y a adhéré sans hésitation. Il est cependant
incontestable que la politique tunisienne à l'égard des droits de l'homme et des libertés gêne
les partenaires européens de la Tunisie, au point que certains partis socialistes d'Europe ont
adhéré à l'idée française d'exclure le parti RCD (au pouvoir) de l'Internationale Socialiste.
Enfin, ce n'est pas un hasard si la visite du ministre français de la Coopération,
Charles Josselin, en Tunisie - la première du genre depuis fort longtemps - a fait l'objet de
crises et de tractations.
En effet, tout en voulant donner une image présentable des droits de l'homme et des
libertés, on ne veut en rien céder quant au fond. L'objectif étant de gagner du temps en ne
cédant rien sur l'essentiel. Durant ces deux derniers mois, les violations des libertés ont été
nombreuses : quatre morts suspectes en prison dont on n'a rien su et pour lesquelles il n'y a eu
aucune enquête, des dizaines de grévistes de la faim parmi lesquels 27 condamnés à mort qui
demandent depuis le 16 mai dernier à bénéficier de leurs droits légaux élémentaires (courriers,
visites, mandats), enfin l'agression du 18 mai dernier d'étudiantes au foyer universitaire de
Gafsa par des étudiants du RCD cagoulés, afin de les dissuader d'adhérer à la centrale estudiantine, l'UGET.
Toutes les démarches entreprises aujourd'hui par le pouvoir avec effet d'annonce,
suivies immédiatement de manoeuvres dilatoires, visent à gagner du temps. La sortie de crise pour
la Ligue peut être proche mais elle peut durer longtemps... aussi longtemps que le pouvoir
tunisien n'acceptera pas de considérer les associations représentant la société civile comme des
acteurs véritables, autonomes, où l'exercice de la citoyenneté et des libertés est plein et
entier.
En attendant, la seule voie passante pour la LTDH et de préserver ses atouts qui ont
été et qui demeurent depuis le 5ème Congrès une cohésion à toute épreuve, une vigilance et une
mobilisation sans faille.