u moment où je commençais à désespérer et pensais rentrer dans le bercail parental après des mois de tribulations
à Paris, avec toutes les difficultés que connaissent tous ceux qui n'ont pas la chance d'être boursiers et n'ont
pas le privilège d'être logés à la Maison de Tunisie, le dernier numéro d'Alternatives citoyennes vient me
secouer et me rappeler pourquoi je suis partie, moi, tous ceux qui m'ont précédée et tous ceux qui vont suivre.
Épuisé par des projets illusoires, ayant pris conscience de n'être qu'une petite chose inconsistante, qu'un petit
îlot de pauvreté sur la grande mer d'abondance, on décide de partir, une tentative de fuir un pays qui nous devient
étranger tant il est incompréhensible, angoissant tant il est policier. Mais, bien sūr, à tous ceux qui m'ont posé
la question ici, je me contentais de répondre que c'était pour découvrir une autre culture, que c'est toujours
enrichissant d'aller à la rencontre de l'autre, soucieuse de sauvegarder la belle carte postale véhiculée par notre
ministère du Tourisme d'une Tunisie heureuse, une terre de tolérance, de paix et d'hospitalité, avec toujours les
même motifs : le jasmin, un beau coucher de soleil sur une plage de Hammamet, des palmiers et des dromadaires
(comme si ces derniers étaient une composante de notre patrimoine ou le moyen de transport des Tunisiens, au point
qu'une petite fille m'a demandé si on a des voitures à Tunis !) et les fenêtres bleues de Sidi-Bou-Saïd avec le
visage d'une femme en sefsari (je me demande combien de femmes en porte aujourd'hui ?!)...
Qu'allais-je leur répondre ? Si au moins j'étais dans une branche scientifique, à la pointe de la technologie,
j'aurais eu un prétexte, mais non, je fais un DEA de littérature (et nous sommes plusieurs, certains même viennent
pour une thèse d'Arabe).
Je ne pouvais pas leur répondre que nous partons parce que notre bibliothèque nationale n'a pas été actualisée
depuis une vingtaine d'années, parce que les petits bouts de papiers qui forment les fichiers de nos bibliothèques
universitaires sont souvent rongés par de mystérieuses créatures (des rats peut-être), et quand ils sont intacts,
souvent la côte n'est pas la bonne ou le livre est introuvable...
Je ne pouvais pas leur dire que nous partons parce que nos facultés sont des chantiers interminables, qu'on en a
marre de nous retrouver à cinquante dans des salles faites pour trente, qu'il nous arrive souvent de passer une
demi-heure à déambuler à travers toute la faculté derrière nos professeurs, comme des enfants en excursion, à la
recherche d'une salle disponible, pour finir dans le vieux bâtiment en amiante quand le cours n'est pas simplement
suspendu ! Et le pire, c'est que rien n'est provisoire !
En effet, chez nous, tout ce qui est provisoire dure et tout ce qui doit être préparé s'improvise. Cela me fait
penser au directeur d'un institut qui, pour calmer les inquiétudes des étudiants de la première promotion d'un
nouveau Master (comme on en fait beaucoup chez nous depuis quelques années, une nouvelle mode au ministère de
l'Enseignement supérieur) : « Réussissez d'abord, ensuite on parlera de projets et de stages », car la notion de
projet n'existe pas chez nous !
Oui, dans toutes les universités du monde, il faut déposer un projet de recherche pour s'inscrire en DEA, mais chez
nous on s'inscrit, et le projet vient après. « Bat d'abord, discute après ! » selon la célèbre formule de
Terminator (hélas !, c'est devenu notre seule référence, vu la misère culturelle où nous vivons).
On en a marre !
On en a marre, des centres commerciaux devenus la seule sortie de nos jeunes, on en a marre, des samedi écoulés
dans de stupides salons de thé pour les plus nantis, et sur une avenue presque morte avec une animation à la con.
Une avenue où les salles de ciné ferment les unes après les autres, dans le même temps où les terrains de foot (esprit
olympique oblige) et les cafés chicha (esprit commercial de nos sportifs oblige) se multiplient un peu
partout au point où l'on se demande à qui sont destinés les terrains de sport ? À des jeunes presque vieux, ruinés
par le tabac, la chicha et la sédentarité ?
On en a marre !
On en a marre d'entrer tous les jours dans nos facultés sous les regards inquisiteurs des policiers en montrant
notre carte d'étudiant, car on entre dans nos établissements comme on entre dans un territoire étranger.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit, nous vivons dans un pays qui nous devient étranger et étrange, un pays laïque
sans laïcité, musulman sans islam, un pays qui intègre l'éducation religieuse dans ses programmes scolaires et
interdit le voile dans ses établissements... Bref, un pays de schizophrènes... On se croirait dans un asile
psychiatrique, et quand ce n'est pas le cas il nous fait penser à une étrange et violente scène sortie directement
d'Orange mécanique (ceux qui ont connu les coups de matraque de notre chère police savent de quoi je
parle !).
Et pourtant nous l'aimons ce cher pays et ce ne sont pas nous qui lui voulons du mal !
Si nous partons aujourd'hui, ce n'est pas par haine comme beaucoup le pensent mais par trop d'amour, un amour
frustré envers un pays qui nous repousse. Si nous partons, c'est par ce que nous avons peur que, dans un moment de
colère et d'égarement, nous ne détruisions l'objet de notre désir, ce beau pays, en penchant dans l'alcool et la
drogue ou dans l'opium du religieux car c'est tout ce qu'il nous reste aujourd'hui.
À Tunis le temps s'écoule immobile dans une vie sans rien, on se croirait somnambule, dépossédé du souvenir et de
notre mémoire. Seule date qui subsiste dans le calendrier des festivités et des commémorations, le 7 novembre qui
se fête pendant sept jours et sept nuits. Seules traditions à conserver, le foulard et la barbe (alors qu'ils sont
complètement étrangers à notre culture). Ils ont tout confisqué, jusqu'à nos rêves anesthésiés et nos désirs
conditionnés par le langage publicitaire et la propagande.
Est-ce tout ce que mérite notre jeunesse ? Des terrains de foot, des cafés chicha, des centres
commerciaux, des fontaines et des horloges devenues, je ne sais par quelle étrange sémiotique, le symbole du
Changement, car chaque petit village jusqu'au petit coin perdu possède aujourd'hui une place 7 novembre,
comme il y avait avant à tous les coins des avenues Habib Bourguiba avec toutefois une différence esthétique, car
les statuts du père de la nation - quoi qu'on pense de la personne - sont tout de même des oeuvres d'art, alors que
ces horloges sont franchement inesthétiques pour ne pas dire ridicules !
C'est la veille de Ramadhan, le premier que je passe loin des miens, le premier où je ne verrai pas le festival de
la Médina, je n'écouterai pas l'appel à la prière (oui, j'ai encore la naïveté ou la chance d'être encore
croyante), je ne mangerai pas les zlebia et je ne prendrai pas de café turc avec les amis en rêvassant
(heureusement qu'on rêve encore), mais je serai soulagée, car cette année j'échapperai aux visages des Amrou
Khaled, sur les écrans de télé et même dans nos facultés d'une part, et aux fanfares des sempiternelles
festivités du 7 novembre d'autre part. Et je ne dirai rien de la mascarade électorale, car nous ne sommes pas
concernés, nous autres jeunes, l'avenir politique du pays, c'est l'affaire des retraités !