Alternatives citoyennes
Numéro 11 - 20 octobre 2004
Société
Jeunes
Fuir la schizophrénie

 

A u moment où je commençais à désespérer et pensais rentrer dans le bercail parental après des mois de tribulations à Paris, avec toutes les difficultés que connaissent tous ceux qui n'ont pas la chance d'être boursiers et n'ont pas le privilège d'être logés à la Maison de Tunisie, le dernier numéro d'Alternatives citoyennes vient me secouer et me rappeler pourquoi je suis partie, moi, tous ceux qui m'ont précédée et tous ceux qui vont suivre.

Épuisé par des projets illusoires, ayant pris conscience de n'être qu'une petite chose inconsistante, qu'un petit îlot de pauvreté sur la grande mer d'abondance, on décide de partir, une tentative de fuir un pays qui nous devient étranger tant il est incompréhensible, angoissant tant il est policier. Mais, bien sūr, à tous ceux qui m'ont posé la question ici, je me contentais de répondre que c'était pour découvrir une autre culture, que c'est toujours enrichissant d'aller à la rencontre de l'autre, soucieuse de sauvegarder la belle carte postale véhiculée par notre ministère du Tourisme d'une Tunisie heureuse, une terre de tolérance, de paix et d'hospitalité, avec toujours les même motifs : le jasmin, un beau coucher de soleil sur une plage de Hammamet, des palmiers et des dromadaires (comme si ces derniers étaient une composante de notre patrimoine ou le moyen de transport des Tunisiens, au point qu'une petite fille m'a demandé si on a des voitures à Tunis !) et les fenêtres bleues de Sidi-Bou-Saïd avec le visage d'une femme en sefsari (je me demande combien de femmes en porte aujourd'hui ?!)...

Qu'allais-je leur répondre ? Si au moins j'étais dans une branche scientifique, à la pointe de la technologie, j'aurais eu un prétexte, mais non, je fais un DEA de littérature (et nous sommes plusieurs, certains même viennent pour une thèse d'Arabe).

Je ne pouvais pas leur répondre que nous partons parce que notre bibliothèque nationale n'a pas été actualisée depuis une vingtaine d'années, parce que les petits bouts de papiers qui forment les fichiers de nos bibliothèques universitaires sont souvent rongés par de mystérieuses créatures (des rats peut-être), et quand ils sont intacts, souvent la côte n'est pas la bonne ou le livre est introuvable...

Je ne pouvais pas leur dire que nous partons parce que nos facultés sont des chantiers interminables, qu'on en a marre de nous retrouver à cinquante dans des salles faites pour trente, qu'il nous arrive souvent de passer une demi-heure à déambuler à travers toute la faculté derrière nos professeurs, comme des enfants en excursion, à la recherche d'une salle disponible, pour finir dans le vieux bâtiment en amiante quand le cours n'est pas simplement suspendu ! Et le pire, c'est que rien n'est provisoire !

En effet, chez nous, tout ce qui est provisoire dure et tout ce qui doit être préparé s'improvise. Cela me fait penser au directeur d'un institut qui, pour calmer les inquiétudes des étudiants de la première promotion d'un nouveau Master (comme on en fait beaucoup chez nous depuis quelques années, une nouvelle mode au ministère de l'Enseignement supérieur) : « Réussissez d'abord, ensuite on parlera de projets et de stages », car la notion de projet n'existe pas chez nous ! Oui, dans toutes les universités du monde, il faut déposer un projet de recherche pour s'inscrire en DEA, mais chez nous on s'inscrit, et le projet vient après. « Bat d'abord, discute après ! » selon la célèbre formule de Terminator (hélas !, c'est devenu notre seule référence, vu la misère culturelle où nous vivons).

On en a marre !

On en a marre, des centres commerciaux devenus la seule sortie de nos jeunes, on en a marre, des samedi écoulés dans de stupides salons de thé pour les plus nantis, et sur une avenue presque morte avec une animation à la con. Une avenue où les salles de ciné ferment les unes après les autres, dans le même temps où les terrains de foot (esprit olympique oblige) et les cafés chicha (esprit commercial de nos sportifs oblige) se multiplient un peu partout au point où l'on se demande à qui sont destinés les terrains de sport ? À des jeunes presque vieux, ruinés par le tabac, la chicha et la sédentarité ?

On en a marre !

On en a marre d'entrer tous les jours dans nos facultés sous les regards inquisiteurs des policiers en montrant notre carte d'étudiant, car on entre dans nos établissements comme on entre dans un territoire étranger.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, nous vivons dans un pays qui nous devient étranger et étrange, un pays laïque sans laïcité, musulman sans islam, un pays qui intègre l'éducation religieuse dans ses programmes scolaires et interdit le voile dans ses établissements... Bref, un pays de schizophrènes... On se croirait dans un asile psychiatrique, et quand ce n'est pas le cas il nous fait penser à une étrange et violente scène sortie directement d'Orange mécanique (ceux qui ont connu les coups de matraque de notre chère police savent de quoi je parle !).

Et pourtant nous l'aimons ce cher pays et ce ne sont pas nous qui lui voulons du mal ! Si nous partons aujourd'hui, ce n'est pas par haine comme beaucoup le pensent mais par trop d'amour, un amour frustré envers un pays qui nous repousse. Si nous partons, c'est par ce que nous avons peur que, dans un moment de colère et d'égarement, nous ne détruisions l'objet de notre désir, ce beau pays, en penchant dans l'alcool et la drogue ou dans l'opium du religieux car c'est tout ce qu'il nous reste aujourd'hui.

À Tunis le temps s'écoule immobile dans une vie sans rien, on se croirait somnambule, dépossédé du souvenir et de notre mémoire. Seule date qui subsiste dans le calendrier des festivités et des commémorations, le 7 novembre qui se fête pendant sept jours et sept nuits. Seules traditions à conserver, le foulard et la barbe (alors qu'ils sont complètement étrangers à notre culture). Ils ont tout confisqué, jusqu'à nos rêves anesthésiés et nos désirs conditionnés par le langage publicitaire et la propagande.

Est-ce tout ce que mérite notre jeunesse ? Des terrains de foot, des cafés chicha, des centres commerciaux, des fontaines et des horloges devenues, je ne sais par quelle étrange sémiotique, le symbole du Changement, car chaque petit village jusqu'au petit coin perdu possède aujourd'hui une place 7 novembre, comme il y avait avant à tous les coins des avenues Habib Bourguiba avec toutefois une différence esthétique, car les statuts du père de la nation - quoi qu'on pense de la personne - sont tout de même des oeuvres d'art, alors que ces horloges sont franchement inesthétiques pour ne pas dire ridicules !

C'est la veille de Ramadhan, le premier que je passe loin des miens, le premier où je ne verrai pas le festival de la Médina, je n'écouterai pas l'appel à la prière (oui, j'ai encore la naïveté ou la chance d'être encore croyante), je ne mangerai pas les zlebia et je ne prendrai pas de café turc avec les amis en rêvassant (heureusement qu'on rêve encore), mais je serai soulagée, car cette année j'échapperai aux visages des Amrou Khaled, sur les écrans de télé et même dans nos facultés d'une part, et aux fanfares des sempiternelles festivités du 7 novembre d'autre part. Et je ne dirai rien de la mascarade électorale, car nous ne sommes pas concernés, nous autres jeunes, l'avenir politique du pays, c'est l'affaire des retraités !

 

Rym, étudiante à Paris
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