'est un précieux ouvrage de documentation que vient de publier en ce mois de septembre 2004, la jeune politologue
Olfa Lamloum, enseignante à l'université de Paris VIII. Édité par les soins de La Découverte, l'opuscule,
soutenu discrètement par une rigoureuse grille conceptuelle, est tout à fait accessible et se lit d'une traite,
presque légèrement. Le lecteur glisse au fil d'une écriture agréable, sans enflure ni préciosité, qui le mène
directement au décodage de l'essentiel : en quoi Al-Jazira a-t-elle produit une culture arabe
alternative, à contre-voix du verbe informe et massif des régimes autoritaires tout autant que de l'ordre impérial
de l'information occidentale ?
Voilà où se situe le vrai succès de cette télévision si controversée, petite par ses locaux exigus, son équipe de
reporters, son financement de départ mais grande par son impact, ses parts de marché, la gourmandise de prédateurs
prêts à y jeter leur OPA si la chaîne y consentait, et surtout inédite par l'impulsion révolutionnaire de la
conflictualité et de la parole plurielle au sein de l'univocité.
Cette adhésion se chiffre : selon des instituts américains spécialisés, 50 millions de téléspectateurs suivent
chaque jour les programmes de la chaîne qatarie, dont 15 millions en Europe et en Amérique. Son site Internet dans
les deux langues arabe et anglaise compte de 100 000 à 250 000 connexions quotidiennes et, pour la seule
année 2002, 161 millions de visites et 800 millions de pages visionnées. Le site aljazeera.net est classé
par le moteur de recherches Altavista à la 8e place des mots-clés, à la 4e par Google. Ses CDROM ou cassettes
vidéo reprenant ses reportages inédits se vendent au marché noir, et de CNN à des chaînes privées asiatiques,
chacun lui propose un juteux partenariat.
Bien sūr, Ben Laden, choisissant Al-Jazira, en devient son « collaborateur » le plus rentable mais aussi
le plus redoutable, qui jette le soupçon puis la diatribe puis le missile sur la chaîne, sur ses antennes dans le
monde arabe ou en Afghanistan. C'est à Al-Jazira et à ses reporters de guerre vedettes que le monde doit
d'avoir pu suivre des guerres ignobles dans toute leur monstrueuse vérité mais aussi quelques sacrifices humains
en direct. Aujourd'hui, Al-Jazira ne fait plus cela qu'en pointillé et montre en parallèle les victimes
innocentes tombant sous les chars israéliens, car au coeur de cette information différente, il y a le consensus
des populations arabes autour de la légitimité de la souveraineté palestinienne.
C'est autour d'Al Qods libéré,
Al Qods retrouvé, qu'Al-Jazira hisse son panarabisme (faut-il dire panarabo-islamisme ?) contre
l'impérialisme « états-unien », qualificatif disqualifiant sous la plume d'Olfa Lamloum. Pour l'auteur, militante
trostkiste, c'est forcément avec beaucoup de sympathie qu'est présentée cette production de sens et cohérence
avant tout panarabe « porteuse du ressentiment populaire et de la contestation de la politique étrangère des
USA », avec cette réserve (provenue également de l'extrême-gauche) qu'Al-Jazira est le produit de la
nouvelle élite néo-libérale au pouvoir au Qatar, « désireuse de négocier au mieux sa place dans l'ordre mondial
tel qu'il va ».
Média rebelle et ambigu, Al-Jazira qui a réussit à faire des petits et suscité même à contre-emploi la
chaîne américano-arabe Al-Horra, reste, selon Mhamed Krichen, un de ses principaux journalistes, « le
premier parti politique du monde arabe » qui recueillerait bien 99,48% des voix s'il n'était aussi le premier
laboratoire de la démocratie dans le monde arabe.