a Constitution tunisienne est-elle aujourd'hui l'objet d'un débat ?
Si on considère les propositions d'amendement formulées par le régime, propositions qui
font l'objet d'un véritable matraquage de la presse officielle comme des structures du parti au
pouvoir, l'interrogation paraîtrait aujourd'hui légitime. Nous savons bien, toutefois, que les
amendements proposés n'ont pour but essentiel que de consolider l'amendement principal qui est
la reconduction d'un nouveau mandat pour le président de la République qui, selon les termes de
la Constitution actuelle, n'a plus le droit d'être candidat à la présidence. L'opposition tunisienne
se trouve donc devant le dilemme suivant : soit accepter le principe de l'amendement de la
Constitution et faire ses propres propositions en refusant, entre autres, la possibilité d'un nouveau
mandat présidentiel pour 2004 pour le président Ben Ali ; soit refuser le principe de
l'amendement de la Constitution et éviter, entre autres pour 2004, toute dérive possible.
Pour les femmes cependant, le texte de la Constitution en l'état où il est actuellement et bien
qu'il garantisse certains droits - d'autant que le Code du statut personnel apporte des
éclaircissements qui vont dans le sens de plus de droits pour les femmes - pose de sérieux
problèmes pour la conquête et la concrétisation de l'égalité effective entre les hommes et les
femmes. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles, à l'occasion du 8 mars, une
conférence-débat s'est tenue, le 9 Mars 2002, au local de l'Association tunisienne des femmes démocrates
(ATFD), autour du thème : « Pour les droits des femmes, quelle Constitution ? ».
Deux interventions, regorgeant d'informations aux niveaux constitutionnel, juridique et
jurisprudentiel s'adressaient à un public que l'on aurait espéré plus nombreux, composé de
quelques militantes de l'association et de leurs sympathisantes, de jeunes étudiants et étudiantes et
de quelques personnalités de l'opposition et du barreau. Sana Ben Achour, intervenant au
nom de la Commission du 8 mars 2002 de l'ATFD, traça
un tableau historique de l'évolution de la Constitution de 1956 à ce jour, en dégagea paradoxes et
constantes et rappela les principes de l'association comme cadre d'une possible évolution de la
juridiction tunisienne en matière de droits des femmes. Monia Ben Jemia, universitaire,
intervint quant à elle pour développer la manière dont la discrimination se construit sur des
principes constitutionnels et juridiques prônant la non discrimination ou lui étant favorable et pour
mettre ces principes en regard avec leur application jurisprudentielle.
Deux axes majeurs paraissent ressortir de ces deux interventions : le premier concernant la
structure paradoxale de la Constitution et, par là même, de tout le système juridique tunisien en
matière de statut personnel ; le deuxième concernant la supra-constitutionnalité de l'Article 1er de la
Constitution.
La Constitution : une structure paradoxale État-Islam
Tout au long de son exposé, Sana Ben Achour, en spécialiste de la question juridique,
développa les paradoxes qui traversent le texte constitutionnel et juridique tunisien, le premier de ces
paradoxes étant la « dualité normative » du système juridique. La structure État-Islam instaure selon
elle « une hiérarchie entre la règle positive de plus en plus envahissante et pourtant toujours
subordonnée au bloc légal religieux et le bloc légal religieux proclamé intangible alors même qu'il
n'a cessé de subir les assauts de la régulation juridique qu'impose la vie en société ». C'est de cette
« construction schizophrénique » estime l'intervenante, que participent les réserves tunisiennes à la
Convention de Copenhague, à celle sur les droits de l'enfant, le maintien des inégalités
successorales, ainsi que les autres inégalités relevant de la disparité de culte ou de l'inégalité entre
les sexes.
Cette structure binaire se trouve inscrite en creux dès les premiers articles de la
Constitution et Monia Ben Jemia souleva longuement le paradoxe entre l'Article 1er qui dispose
que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'Islam, sa langue
l'Arabe et son régime la République » et les articles 5 (« La République tunisienne garantit
l'inviolabilité de la personne humaine, et la liberté de conscience, et protège le libre exercice des
cultes sous réserve qu'il ne trouble pas l'ordre public ») et 6 (« Tous les citoyens ont les mêmes
droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi ») : ces deux derniers articles garantissent
l'égalité entre les citoyens et citoyennes quels que soient leur religion ou leur sexe et donc la non
discrimination. Pourtant, relève-t-elle, « chaque fois que la Constitution a été invoquée en matière de
statut personnel, c'est pour y introduire des discriminations d'ordre religieux. Un seul article est
cité, l'Article 1er de la Constitution... Et c'est toujours par référence à cet article et plus
précisément à l'Islam que sont justifiées et maintenues certaines discriminations à l'égard des
femmes en matière de statut personnel ». Le recours à cet article introduit donc l'incohérence (par la
contradiction qu'il recèle avec les articles 5 et 6) dans le système tunisien. Tous les articles de la
Constitution ayant même valeur et même rang, le recours à l'Article 1er pour trancher en matière
religieuse ou de droit de la famille en contradiction avec les principes de non discrimination des
articles 5 et 6 ferait-il de cet article une norme supérieure aux autres articles de la Constitution et le
transformerait-il ainsi en norme supra-constitutionnelle ?
Un article supra-constitutionnel
« La thèse de la supra-constitutionnalité repose sur l'Article 76 de la Constitution qui interdit
qu'il soit porté atteinte à la forme républicaine de l'État » précisa Monia Ben Jemia. Or, de ce point
de vue l'Article 5 possède une valeur constitutionnelle au moins égale à l'Article 1er, puisqu'il
« institue une liberté garantie par la République », si elle ne lui est pas supérieure ; l'Article 5 qui
« prescrit un comportement est normatif - la République garantit... - alors que l'Article 1er est
descriptif - la Tunisie est un État... - » C'est pourquoi, la thèse de la supra-constitutionnalité ne
permettrait pas de « faire prévaloir l'Article 1er sur l'Article 5 ». Et pourtant, sur le plan
jurisprudentiel, c'est par référence au premier article de la Constitution que sont introduites des
discriminations religieuses et celles par rapport aux femmes. Ainsi, de l'empêchement d'une
tunisienne d'épouser un non musulman, de l'empêchement successoral lié à la disparité du culte ou
de l'inégalité qui privilégie l'héritier de sexe masculin sur l'héritier de sexe féminin, de la tutelle
que la mère n'exerce qu'en cas d'empêchement constaté du père, de la garde des enfants et
jusqu'au choix du domicile conjugal qui demeure le privilège du mari en tant que chef de famille.
C'est aussi en référence à cet article que sont prononcées les réserves aux Conventions
internationales ; celle de 1979 sur l'élimination de toutes les discriminations à l'égard des femmes
« inscrivant ainsi et pour longtemps la question du statut des femmes dans un artificiel débat
d'ordre politico-théologique sur la racine culturelle du droit et l'authenticité arabo-musulmane »
(Sana Ben Achour). « S'il fut toutefois précisé, lors des débats à la chambre des députés de 1991,
que cette réserve était une référence explicite à l'Article 1er de la Constitution, elle vise
en fait tout le
Chapitre 1er qui comporte, entre autres, l'Article 6 qui peut être compris comme instituant le
principe de non discrimination entre les sexes » (Monia Ben Jemia).
La Constitution, la juridiction, la jurisprudence tunisiennes sont traversées par deux courants
contradictoires : l'un traditionaliste, l'autre moderniste, qui atteint particulièrement les femmes dès
l'instant où l'égalité hommes-femmes est interprétée comme mettant en péril une identité arabo-musulmane
édictée par la Constitution ; viennent se surajouter à cela les « distorsions dans le
système juridique global entre un universel conceptuel et référentiel de facture libérale et
démocratique » et « la réalité du fonctionnement du pouvoir et de la représentation politique »
(Sana Ben Achour).
Quelle Constitution pour les femmes ?
Alors, quelle Constitution pour les femmes ? Rappelant les trois principes de base de
l'ATFD : l'égalité hommes-femmes, la laïcité en tant que séparation du politique et du religieux, la
citoyenneté pleine et entière pour les Tunisiennes, la première intervenante signale implicitement que
c'est dans ce sens que l'on devrait concevoir des amendements constitutionnels qui constitueraient
une avancée par rapport à aujourd'hui.
Le débat qui suivit ne manqua certes pas d'intérêt bien qu'il fut regrettable que si peu de
militantes de l'ATFD et de femmes y aient participé, que certaines figures de l'opposition se soient
retirées après les interventions des deux conférencières, et que les prises de paroles, parfois trop
longues, se soient éloignées suffisamment du sujet - les droits des femmes - pour finir par
ressembler à un ensemble d'idées sur la Constitution et son amendement. Toutefois, certains points
ont retenu notre attention.
Ainsi, un intervenant s'est demandé si la Tunisie était gouvernée, depuis 1956, par sa
Constitution. Il a estimé que le problème des hommes et des femmes d'aujourd'hui, c'était le
pouvoir personnel instauré par Bourguiba, reconduit à ce jour et que les actuelles réformes
proposées n'allaient améliorer ni la situation des hommes et des femmes ni celle de la démocratie
tant l'existence des textes juridiques ne garantit pas, à elle seule, l'exercice réel des droits.
Un autre intervenant, de son coté, ne pense pas que le manque aux libertés provient de la
Constitution. « C'est la loi, les pratiques administratives et policières qu'il faut supprimer, non la
Constitution avec laquelle on peut faire le meilleur et le pire ». Il estime que le débat sur la
Constitution est - et a toujours été - un débat entre élites : « ce qui a commencé en 1956 et se continue
aujourd'hui, c'est pour nous détourner de la véritable bataille, qui est avant tout politique, plus
large qu'un débat d'élites et impliquant l'ensemble du peuple ».
Plus qu'un faux débat, le débat que l'on veut déclencher aujourd'hui sur la Constitution et qui
se tient dans des cercles fermés d'initiés ne peut-il nous conduire sur une pente dangereuse si les
forces démocratiques, dans notre pays, ne peuvent en contrôler le déroulement ? Si le paradoxe
Islam-État qui traverse la Constitution et tout le système juridique et jurisprudentiel est un frein
certain à l'égalité réelle entre les hommes et les femmes, sommes-nous absolument certains que ce
compromis, fait entre forces modernistes et forces traditionalistes en 1956, ne soit pas d'actualité
encore aujourd'hui ? Si nous en sommes encore à nous élever contre le viol de la Constitution par
les pratiques policières et le manquement aux libertés démocratiques les plus élémentaires - celles
que garantit, justement, la Constitution - n'est-ce pas parce que nous en sommes encore au stade de
l'application et du respect de ce texte fondateur et non de son changement ? Et les seules
revendications possibles, pour la période actuelle ne seraient-elle pas d'ôter à l'Article 1er toute
prééminence sur les autres articles et de veiller, dans les lois édictées, dans les jugements prononcés
et dans la pratique politique, à l'application du texte constitutionnel ? Peut-être alors aurons-nous
fait un pas certain vers l'égalité et la citoyenneté pour tous et toutes.