Alternatives citoyennes Numéro 4 - 8 octobre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Entretien
Où en est Mohamed Charfi ? - Interview

 

En dehors de sa contribution hebdomadaire à Radio Médi1 et d'un récent commentaire sur RFI, Mohamed Charfi ne s'est pas exprimé depuis sa prestation à Moustaqila, dont nous avions fait une lecture acide et, pour ses amis, plutôt injuste [cf. Actualité de notre numéro 2, NDLR]. Aussi, ainsi que nous l'avions fait avec Ahmed Brahim (Ettajdid) et Néjib Chebbi (PDP), nous donnons la parole à celui qui n'est pas le « leader » d'une opposition bigarrée mais semble s'affirmer, bien qu'il s'en défende, comme le chef de file d'une tendance centriste, démocrate libérale.

Nadia Omrane : Je ne peux pas aborder cette interview, en cette fin septembre, sans vous demander dans quelles dispositions émotionnelles et de jugement vous suivez les événements actuels, je veux parler de la suite des attentats de New-York ?

Mohamed Charfi : Sur le plan humain, il s'agit pour moi d'un drame considérable. Cela me semble parfaitement insoutenable que 6000 innocents périssent sans même savoir pour quelle cause ils sont sacrifiés. J'ai passé quelques heures à regarder ces images cauchemardesques dans une grande douleur. Cela dit, ce sont des attentats politiques et leurs auteurs doivent croire avoir servi une cause. Je ne suis pas de ceux qui condamnent le terrorisme dans l'absolu. Les choses sont beaucoup plus graves et complexes. Ainsi, il me vient à l'esprit ce point de presse de Massu, à la bataille d'Alger, après qu'il eut arrêté le résistant Larbi Ben Mihdi. Massu avait convoqué une conférence de presse pour présenter aux journaux locaux cette « bête fauve ». On lui pose cette question : « comment avez-vous osé organiser tant d'assassinats de civils innocents ? » Et je me souviens bien de cette belle réponse, cynique mais juste, de Larbi Ben Mihdi : « donnez-moi vos chars et vos hélicoptères et je vous donnerai mes bombinettes ». Donc, le Palestinien qui commet un attentat en Israël, je le comprends même si je déplore qu'il ait été condamné à n'avoir recours qu'à ce genre de moyens pour faire entendre ses revendications. Mais sa cause est juste. Cette fois-ci, il y a malheureusement un saut qualitatif énorme, ce qui permet de remettre en question la compréhension de la fin que poursuit le militant. L'attentat me gêne, du fait de la dimension considérable de la perte en vies humaines, de personnes innocentes. Pour réfléchir un peu froidement, il est certain que les Américains vont se venger. Mais peut-être réaliseront-ils, au bout de quelques temps, que la cause de tout cela, c'est l'injustice de la politique étrangère américaine. Il est indéniable que depuis cinquante ans, le peuple palestinien souffre et que le peuple américain ne semble pas du tout sensible à cette souffrance. Si encore il était neutre ! Mais les USA se tiennent immanquablement aux côtés d'Israël, cela se vérifie par leur veto protégeant Israël aux Nations-Unies. Il faut que les USA comprennent qu'ils ne peuvent impunément se mettre à dos un milliard de musulmans. Peut-on alors espérer de leur part un sursaut et une révision de leur politique étrangère ?

N. O. : Vous vous êtes déplacé jusqu'à l'ambassade des USA pour signer le registre de condoléances. S'agissait-il d'un simple mouvement de sympathie de l'individu Mohamed Charfi ou ce geste porte-t-il un message moins conventionnel d'un acteur politique tunisien ?

M. C. : Je suis d'abord allé signer le registre de condoléances pour marquer ma compassion pour les 6000 innocents décédés, comme dans un instant je me rendrai à l'ambassade de Palestine pour exprimer ma solidarité avec le peuple palestinien à l'occasion du premier anniversaire de l'Intifadha. Pour moi les choses sont très claires et ce discours que je vous tiens, je le tiens aussi devant mes amis américains. Je suis navré pour les 6000 innocents, mais revoyez votre politique étrangère, elle est injuste et inacceptable.

N. O. : C'est un geste d'homme politique ?

M. C. : Je ne me suis pas posé la question. C'était un élan.

N. O. : Je reviendrai à d'autres dimensions de cette crise, mais j'insiste sur cette question : à quel titre, au juste, vous déplacez-vous et vous solidarisez-vous avec différents meetings de la société civile tunisienne, associations autonomes ou instances de défense des libertés, mais aussi à la chaîne de TV Moustaqila. À quel titre prenez-vous la parole ?

M. C. : Au titre de militant politique et de patriote. Vous me poussez à parler de moi-même. Eh bien, depuis l'âge de 15 ans j'ai toujours milité. À quinze ans, je manifestais déjà contre les Français, en 1952-53 et depuis, je n'ai jamais arrêté de faire de la politique. J'ai cessé quelques temps après ma démission du ministère de l'Éducation nationale. Là, je me suis dit que je devrais interrompre mon activisme mais sans cesser de participer à la vie associative, surtout celle de la Ligue. Cependant, les atteintes aux libertés publiques se sont aggravées et le scénario d'une présidence à vie pointait à nouveau à l'horizon. J'ai estimé de mon devoir de revenir à l'action mais il s'agit d'une action non organisée et informelle.

N. O. : Mais enfin, vous n'êtes pas un patriote, un militant comme les autres, parmi les autres. Ce n'est tout de même pas le militant ordinaire ou anonyme - je dis cela juste pour marquer la différence mais sans hiérarchiser - qui donne des interviews aux journaux étrangers, qui débat avec des ambassadeurs ou qui occupe la tribune d'une chaîne comme Moustaqila !

M. C. : Quand on me donne la possibilité de m'exprimer comme vous le faites maintenant, je l'accepte volontiers pour exprimer mes idées. Mais j'appartiens à une mouvance.

N. O. : N'en faites-vous que partie ? N'est-elle pas derrière vous, ou en êtes-vous son porte-parole ?

M. C. : Non, j'ai des amis, beaucoup d'amis.

N. O. : Avec vous, ou derrière vous ?

M. C. : Posez leur la question. Je ne me considère comme le chef de personne et je ne me sens soumis à personne.

N. O. : Pour l'instant, vous ne songez pas à un engagement plus organisé ?

M. C. : Il y a trop de partis d'opposition légaux ou non. Les Tunisiens doivent se sentir perdus. À la multiplicité des chapelles je ne voudrais pas en ajouter une. D'autant qu'une forme organisée légale est rendue impossible par le système et je ne voudrais pas d'un parti non reconnu qui s'ajouterait aux autres.

N. O. : Mais enfin, puisque vous voulez revenir à l'action politique, il faut bien, par souci d'efficacité, en venir à une forme d'organisation, quelle quelle soit. Vous n'allez tout de même pas vous contenter d'apparitions ponctuelles ?

M. C. : Pour le moment, je n'y pense pas. J'ai déjà fait un pas en m'exprimant chaque fois que j'en ai les moyens.

N. O. : Mais depuis le manifeste du 20 mars auquel votre nom est associé - on vous en prête même la paternité - qu'est donc devenue la mouvance signataire, sans doute pour une majorité de manière ponctuelle, mais il devait bien y avoir, en son sein, un noyau ayant plus de suite dans les idées ?

M. C. : Non les gens se sont exprimés et il faut qu'ils continuent à le faire. Peut-être les circonstances amèneront-elles à un autre mode de fonctionnement.

N. O. : Justement, le grand événement national de ces dernières semaines, c'est la campagne plébiscitaire qui a abouti à la présentation, une fois de plus - la quatrième - de la candidature du président Ben Ali pour les présidentielles de 2004, contre les dispositions actuelles de la Constitution que le RCD entend faire amender. Que pensez-vous de cette dernière évolution politique ?

M. C. : Cette évolution ne m'a pas surpris, elle a confirmé la crainte que j'avais exprimée le 20 mars dernier. Peut-être cette initiative et d'autres ont-elles précipité une procédure qu'on pensait mettre en route à la veille de 2004. Je ne crois pas du tout à ce qu'ils appellent une réclamation « de la Tunisie profonde », « de la société civile », «  de la nation tout entière ». Nous savons très bien comment les choses fonctionnent. Le parti hégémonique à un tel point qu'il est parti unique, parti-État, fonctionne de manière disciplinée. Il obéit aux ordres. Il a suffit qu'en haut lieu la procédure soit mise en marche, pour qu'on demande à des associations professionnelles, aux comités de quartiers, aux associations d'intérêt collectif qui regroupent trois ou quatre personnes d'envoyer des télégrammes et du coup des milliers de télégrammes parviennent, puis le Comité central comme un seul homme exhorte le président à se représenter. C'est l'acte deux du scénario, sans qu'il y ait eu la moindre voix discordante, le moindre débat. L'acte trois sera la proposition faite par les députés pour que le Parlement vote l'amendement constitutionnel et les autres actes suivront. C'est un automatisme qui a fonctionné dans les pays totalitaires. Une machine se met en branle et le citoyen est exclu. Et pour une modification aussi cruciale, le passage de la présidence constitutionnelle à la présidence à vie, il n'y a pas eu cinq minutes de débat dans les médias officiels, à la télé et à la radio nationales ! Et il n'y a pas eu une seule voix discordante, en dehors du communiqué du PDP de Néjib Chebbi, lequel communiqué a été publié dans El Mawqef, organe de ce parti. Or, le camion livrant l'édition de ce journal s'est «  égaré » entre l'imprimerie et les kiosques ! Le journal a été saisi sans être saisi. Voilà des méthodes tunisiennes.

N. O. : Quelles perspectives inaugurent ce grave tournant ?

M. C. : Ma crainte est que ces méthodes tunisiennes de dictature « douce » ne bloquent définitivement la situation par la présidence à vie.

N. O. : Mais il ne s'agit pas pour l'instant d'une présidence à vie.

M. C. : Mais si, là on va amender la Constitution en la rendant non républicaine, car s'il n'y a pas alternance, il n'y a pas de République, ce sera une forme de monarchie. Alors, le prétexte pour 2004, c'est « on ne change pas une équipe qui gagne ». En 2009, on inventera un danger, et en 2014 autre chose. Bourguiba avait lui l'aplomb d'organiser directement sa présidence à vie !

N. O. : Mais à propos de ce prétexte, s'agit-il vraiment « d'une équipe qui gagne » ?

M. C. : En tout cas sur le plan politique c'est l'échec total. Le président Ben Ali avait promis le 7 novembre qu'il n'y aurait plus de présidence à vie et nous nous trouvons aujourd'hui face à une présidence à vie déguisée. La charte passée le 7 novembre entre Ben Ali et son peuple vient d'être violée, c'est regrettable. La seule légitimité de Ben Ali c'est d'avoir mis fin à la présidence à vie. Sa ré-instauration est une contradiction fondamentale.

N. O. : Et au plan des libertés et des droits promis également à l'aube de cette seconde République, est-ce une équipe qui gagne ?

M. C. : Aujourd'hui il n'y a aucune liberté. Au début, le programme du 7 novembre a été mis en oeuvre quelques temps. Nous avons désormais régressé à l'État-parti, nous ne sommes absolument pas dans un État de Droit. Les gens vont réagir. Pour ma part je suis attaché à une opposition pacifique mais je crains que l'opposition ne devienne plus radicale et que cette dictature « douce » ne devienne plus musclée avec la croissance du mécontentement.

N. O. : Vous parlez de mécontentement, mais d'autres observateurs voient un pays stable, une société relativement prospère, en tout cas qui consomme beaucoup et qui est à l'abri des grandes turbulences. De ce point de vue là, économique et social, est-ce que ce n'est pas une équipe qui gagne, ou au moins qui s'est comportée mieux qu'ailleurs ?

M. C. : La stabilité, ce n'est pas un argument. Les régimes communistes étaient stables jusqu'au moment où on s'est aperçu qu'ils ne tenaient que par la police et qu'ils n'avaient aucune assise populaire. C'est notre cas, car le RCD qui a voté la présidence à vie de Bourguiba a été capable de retourner complètement sa veste le 7 novembre. Cela ne m'étonnerait pas de voir les mêmes qui soutiennent le président Ben Ali aujourd'hui, se retourner contre lui en d'autres circonstances.

N. O. : Oui, mais ils n'ont fait que changer de leader de Bourguiba à Ben Ali. Le système est resté le même, il s'est reconduit en parti hégémonique et clientéliste, à quelques variantes près. Qu'est ce qui, selon vous, devrait changer radicalement ?

M. C. : C'est le système politique qui doit changer radicalement. Au lieu du gouvernement par le haut, il faut une représentation populaire. Il faut cesser de gouverner par le haut. J'ai pensé en 1987-88-89 qu'on s'acheminerait vers un système qui pouvait être l'émanation de la volonté populaire. Il n'en est rien. Mais sur le plan économique, j'ai une opinion nuancée, ce n'est pas une catastrophe, ni le paradis. Mais, au regard d'autres pays comparables, nous évoluons bien. Nous avons une bonne croissance, des atouts au plan de l'éducation, de la participation de la femme, d'un début d'industrialisation et de l'ensemble de nos compétences. Mais il faut faire mieux.

N. O. : Pour en revenir aux perspectives de 2004, l'opposition tunisienne vous semble-t-elle avoir les moyens de présenter une alternative ? Est-ce que l'incidence de la crise actuelle au plan international peut aider ou décourager un processus d'ouverture ?

M. C. : Décourager ce processus ? Je ne le pense pas, car des problèmes cruciaux invitent au contraire au débat et à l'action sur la scène politique. Sur le plan interne, l'opposition depuis des années a fait de grands progrès. Elle accomplit des actions et si elles ne sont pas de grande envergure, c'est parce que le système politique actuel ne le permet pas mais les événements récents, au plan national, lui donnent raison et l'encouragent à continuer.

N. O. : Oui, mais on reproche parfois à l'opposition de reproduire quelques tares du système politique en place. Un sociologue tunisien parle d'un « ethos », d'une culture commune à l'opposition actuelle et au pouvoir tissé de corruption, de clientélisme et autres connivences, d'opportunismes et même, semble-t-il, d'absence d'éthique. On dit que l'opposition ne propose pas, de ce point de vue là, un changement net qui satisferait les citoyens, d'où une indifférence à son égard. Qu'en dites-vous ?

M. C. : Je ne vois pas à quoi vous faites allusion. L'opposition ne peut être taxée de corruption. Le clientélisme malheureusement affecte parfois la pratique politique. Ce qui me navre, c'est vrai, c'est l'opportunisme de quelques uns dont il faut prendre ses distances. J'entends par « opportunisme » le fait que beaucoup n'expriment pas entièrement leurs idées, le fait qu'on cherche des alliés à tout prix et qu'on tait les divergences profondes. Personnellement, j'ai toujours été clair sur les questions fondamentales. Par exemple, à propos des islamistes, sur le plan humanitaire je suis pour leur libération, sur le plan politique je suis pour leur organisation mais je rejette toute alliance avec eux car nous avons des projets de société diamétralement opposés. Je pense que le programme d'avenir du monde musulman c'est de se débarrasser de cette partie de leur patrimoine (tourath) qui contient répudiation, polygamie, châtiment corporels, jihad offensif. Il y a une révision de la pensée au sein de la société et de la culture musulmane qui est en train de se faire, qui est à faire.

N. O. : En cela, les événements actuels peuvent-ils précipiter ces clarifications ?

M. C. : Oui, je l'espère. Les islamistes sont ceux qui s'opposent à cette révision. Sur le plan théorique, certains régimes de pays musulmans sont pour l'évolution, sur le plan pratique, ils tardent. Ainsi au Maroc, sous la pression des islamistes, le régime a reculé quant à la modification du Code de la famille. Il y a des forces de l'avenir et des forces du passé. Jamais je ne m'allierai aux forces du passé mais je peux faire un bout de chemin avec des forces de l'avenir dont je ne partagerais pas, par ailleurs, toutes les options.

N. O. : Et vous-même, comment voyez-vous votre avenir d'homme public ?

M. C. : Vous savez, mon avenir d'homme politique est essentiellement derrière moi. Ne nous leurrons pas, j'ai 65 ans. Ce que j'ai choisi pour le moment, c'est de prendre des positions publiques, de dire ce que je pense à mes concitoyens. Là, j'accomplis mon devoir de citoyen. Pour le reste, on verra selon les circonstances.

 

Entretien conduit par Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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