Alternatives citoyennes Numéro 4 - 8 octobre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Sommaire

Éditorial

Actualité

Brèves

Politique

Dossier

Société

International

Culture

Champ libre

Partager

Dossier
International
Va-t-on vers l'américanisation de l'Asie centrale ?
Interview de Mahmoud Mestiri

 

Dans un long entretien qu'il nous a accordé à Tunis, M. Mahmoud Mestiri, qui fut haut représentant des Nations-Unies en Afghanistan, explique les enjeux d'un conflit annoncé.

Nadia Omrane : Vous avez été représentant spécial du secrétaire général des Nations-Unies de 1994 à mai 1996. Qu'est-ce qui légitimait votre mandat ? Et, au cours de vos différentes interventions sur le terrain, avez vous pressenti des signes annonciateurs de cette crise ?

Photo Mahmoud MestiriMahmoud Mestiri : La crise des Talibans ? Non. Quand je suis arrivé en Afghanistan, en février 1994, à la demande de M. Boutros-Ghali, c'était la bagarre générale avec des alliances et des contre-alliances. Il y avait alors huit partis, en tout cas sept officiels, qui se reconnaissaient mutuellement. Il y avait, entre eux, des conflits qui allaient jusqu'à la guerre. C'était le cas particulièrement entre le Premier ministre Hikmetiar qui s'était retourné contre le « président » Rahabani et ses alliés. Le rôle dont m'avait chargé Boutros-Ghali était d'essayer de comprendre. J'y suis allé et je suis revenu lui dire que c'était la pagaille la plus totale mais qu'il y avait moyen de faire quelque chose pour essayer de réconcilier ces partis qui ne présentaient aucune différence idéologique mais qui se déchiraient pour le pouvoir.

N. O. : Est-ce qu'ils représentaient ou encadraient des ethnies différentes ?

M. M. : Non, pas vraiment, bien qu'il y ait des ethnies différentes, mais tous les partis se présentaient comme Afghans.

N. O. : Et la grande opposition, c'est entre les Tadjiks et les Pachtouns ?

M. M. : C'est devenu ainsi car l'opposition s'est cristallisée entre ces deux groupes les plus nombreux. Mais ce qui se dit dans la presse française est inexact. Les Pachtouns ne représentent pas la majorité, ils sont moins de 50% et les Tadjiks sont un peu moins de 40%. La religion est la même et il y a entre les ethnies une reconnaissance mutuelle de culture et de langue. Il y a deux langues, le Pachtoun et le Tadjik qui est du vrai Persan. Mais tous se reconnaissent Afghans et n'aiment pas qu'on leur parle de leur appartenance ethnique.

N. O. : Ils ont donc le sentiment de former une vraie nation ?

M. M. : Absolument, y compris avec les Talibans qui, bien qu'à majorité Pachtouns, ne veulent pas être identifiés comme tels et se disent Afghans.

N. O. : Quand vous êtes parti en 1996, les Talibans avaient pris le contrôle du pays. Votre mission a-t-elle cessé parce que la situation s'était stabilisée ?

M. M. : Non, malheureusement pas. Non, ma mission a cessé pour plusieurs raisons et entre autres, pour des menaces de mort qui d'ailleurs ne m'ennuyaient pas du tout et qui venaient de groupes fanatiques afghans. Tunis était dérangée car il se disait qu'on n'avait pas besoin qu'un Tunisien périsse en Afghanistan d'une telle manière. On n'avait pas besoin de ça.

N. O. : On n'avait pas besoin d'un héros, n'est-ce pas. Déjà, à Tunis, on vous avait déchargé de votre fonction de ministre des affaires étrangères en 1988, parce que vous tentiez de développer avec éclat une politique extérieure. On s'en souvient, en Tunisie on n'aime pas que d'autres se distinguent. Mais en partant, vous aviez donc eu déjà affaire aux Talibans. Est-ce que l'image qu'on en donne, de fanatiques impitoyables, correspond à la réalité ?

Photo Mahmoud Mestiri et al.M. M. : Oui, je connais bien les Talibans car j'ai passé presque un an avec eux. Ils sont apparus de presque rien. Aujourd'hui, on sait comment cela s'est produit. Leurs créateurs sont les services secrets de renseignements pakistanais, les SIS qui ont entraîné avec eux les renseignement saoudiens et ceux-là ont entraîné la CIA. À eux trois, ils ont créé les Talibans avec des Pachtouns qui ne sont pas tous Afghans. Un certain nombre sont Pakistanais. Ils se sont organisés petit à petit, d'abord à Kandara, puis ils ont pris le sud du pays et ensuite le reste, les armes à la main, mais ce n'était pas la guerre.

N. O. : Ils islamisaient plutôt, je veux dire ils gagnaient la population à leur rigorisme fondamentaliste ?

M. M. : Non, ils sont d'abord tous musulmans. 80% sont sunnites et 20% chiites. Les Hazaras sont chiites. Les Hazaras sont les « Caspiens », proches des Iraniens. Les Talibans ont commencé par tuer le chef des Hazaras, une forte personnalité, que j'ai connu moi-même à Kaboul. D'ascendance iranienne, mais Afghan dans son mode d'existence. Les Talibans l'ont tué sans grande forme, ils l'ont fait monter dans un hélicoptère, l'ont égorgé et l'ont balancé. Les Talibans ont pour caractéristique essentielle leur islamisme pur et dur. Ainsi, je leur avais proposé de négocier avec le président Rahabani, qui est docteur d'El Azhar, on ne peut pas faire plus musulman. Mais les Talibans le jugeaient kafer (apostat). Les Talibans étaient ultra-fanatiques, ils n'ont jamais changé. Mais la prouesse des services secrets pakistanais est d'avoir pu constituer une armée avec des étudiants tout à fait primaires. Avec eux, les Pakistanais se donnaient en Afghanistan une profondeur stratégique, conforme à leur idéologie islamiste et à leurs intérêts. De plus, dans cette armée de Talibans, les pilotes (car ils ont des avions), les techniciens des communications, sont des Pakistanais engagés « volontairement ». Mais pour cela, Dieu reconnaîtra les siens !

N. O. : Et du temps de votre mandat, avez vous eu affaire à la question Ben Laden, ou bien ne se posait-elle pas ?

M. M. : Non, elle ne se posait pas du tout. Il était au Soudan à cette époque. Il n'était pas connu de la population afghane, bien qu'il a été un héros du temps de l'occupation soviétique. Les Talibans ne devaient pas le connaître alors. Mais Ben Laden était un héros auprès des Pakistanais, des islamistes de haut niveau. Les Talibans sont des islamistes de bas niveau ! Par exemple, le président Hekmatiar devait le connaître. Hekmatiar était un homme intelligent, modéré, docteur en sciences islamiques. Il a écrit une trentaine de livres en Arabe, la langue arabe n'est pas donnée en Afghanistan, c'est un érudit, c'est un savant, mais politiquement je le trouve nul, il a été plus poussé par l'ambition que par la réflexion politique.

N. O. : Y a-t-il d'autres acteurs politiques de cette carrure, en dehors de l'alliance du nord ?

M. M. : Celle-ci n'existait pas alors. Mais il y a des personnalités qui ont de l'étoffe : le président Rahabani lui-même, le général Dustom qui est un Ouzbek - eux disent Turc, car il y a une minorité turque. Il aurait pu prendre le commandement de l'alliance du nord. Il y avait un autre chef de parti, plus âgé et descendant du prophète. Toutes ces individualités ont disparu et réapparaissent aujourd'hui avec le roi Zahir Shah.

N. O. : Justement, est-il un recours crédible ?

M. M. : Je suis allé le voir en Italie et il m'a impressionné par sa sagesse et son réalisme. Bien qu'il ait quitté le pouvoir et l'Afghanistan en 1973 et qu'il soit très âgé, il connaît bien son pays et la situation politique. Il a des amis et il est un symbole. Il a du charisme, il est au-dessus des partis, il est Pachtoun et il est sage. Il n'est pas ambitieux. En Afghanistan, on lui reproche de n'avoir pas résisté aux Soviétiques quand ils se sont emparés du pays. Mais la partie était déjà perdue. Aujourd'hui, il peut être un recours unificateur et transitoire, mais il ne veut plus régner ni faire de son fils un successeur. Quand j'ai été le voir dans l'idée d'en faire un acteur, il ne se faisait alors que peu d'illusions sur ses chances de régner avec efficacité. Il ne devait pas s'attendre non plus à ce qu'on revienne à lui si vite.

N. O. : Et l'alliance du nord, c'est vraiment une coalition marginale et hétéroclite ?

M. M. : Marginale, non, hétéroclite, oui, mais cimentée par Massoud qui était un grand général, un homme intelligent, un musulman pur et dur, un Tadjik qui n'aimait pas les Pakistanais, les considérant comme des ennemis de l'Afghanistan. Autour de lui, il y avait, il y a encore, des personnalités fortes, comme ce Docteur Ben Abdallah qui est ministre des affaires étrangères de l'alliance, un homme intelligent qu'on appelle docteur parce qu'il a fait un bout d'études de médecine, qui parle très bien Français et Anglais. Il y a aussi le Général Dustom, c'est un grand général, je le connais bien, c'est même un ami. Il a disparu quelques temps, il revient aujourd'hui. Il pourrait cimenter cette alliance. Pour les Américains qui ne veulent pas intervenir directement, cette alliance est un bon intermédiaire. Les Afghans eux-même ne souhaitent pas que les étrangers installent un système chez eux.

N. O. : Justement, est-ce que derrière le prétexte de représailles contre Oussema Ben Laden, il ne s'agit pas pour les Américains d'« installer un système » ?

M. M. : Non, l'Occident a compris que l'Afghanistan n'aime pas qu'on s'occupe de ses affaires. Sans doute, ils acceptent des alliances, en situation de guerre, avec les Américains ou les Arabes. Mais une fois la guerre finie, ils restent entre Afghans. Ils disent : ne venez surtout pas nous installer un pouvoir anglais, ou américain, ou français...

N. O. : Autrement dit, vous considérez que les Américains, en dehors d'un châtiment de Ben Laden, n'ont pas d'intérêts particuliers dans la région ?

M. M. : Bien sûr, ils ont des intérêts stratégiques parce que l'Asie centrale est la zone la plus stratégique du monde, l'Afghanistan lui-même est à deux pas de la Russie, de la Chine, des grands États d'Asie Centrale, de l'Océan indien etc. Et puis, il y a dans cette région du pétrole, du gaz et des métaux très rares qui servent à fabriquer des missiles et dans l'aérospatiale. Il semble qu'il y en ait en Afghanistan, sans parler du pétrole et gaz du Turkménistan voisin. Ces richesses doivent être vendues en Chine, en Inde, en Europe. Un gazoduc et un pipe-line devaient partir du Turkménistan au Pakistan via l'Afghanistan et une grande compagnie américaine s'en est mêlée. Moi-même, j'ai essayé de stabiliser la situation afghane autour de cet enjeu, mais les conflits de pouvoir étaient trop forts.

N. O. : On dit aussi que c'est une région de grand trafic auquel participe le réseau El Qaïda. C'est un immense marché non normalisé dans lequel il faut mettre de l'ordre pour que la zone participe à l'OMC. La Russie, la Chine, l'Iran sont intéressés à cette régulation commerciale, n'est-ce pas ?

M. M. : À ce moment, il a semblé que les Talibans ont été créés pour faciliter un commerce de produits chinois qui transitaient vers le Pakistan, par le Turkménistan et l'Afghanistan. Tout cela continue, mais à moindre échelle.

N. O. : Normaliser ce commerce sans parler de la drogue, des armes et des pierres précieuses. Un marché hors règle avec de l'argent dit « sale », n'est-ce pas un enjeu ?

M. M. : Certainement, mais l'enjeu le plus fort est l'enjeu stratégique.

N. O. : Quels sont les scénarios pour l'avenir ? Comment voyez-vous la situation ?

M. M. : L'avenir n'est pas clair. Américains et Britanniques sont sur le terrain à la recherche de Ben Laden. Ils risquent de chercher longtemps car à mon avis, il est déjà parti. J'espère qu'au-delà de Ben Laden, les Américains tenteront d'oeuvrer à une stabilisation et une normalisation de la situation en Afghanistan. Dès lors, toute la région gagnera en stabilité.

N. O. : Et la Russie et la Chine, resteront-elles observatrices ?

M. M. : La Chine a des ambitions économiques dans la région et elle a intérêt à une stabilisation de la situation ainsi qu'à un arrêt de la rébellion Ouïgour islamisée. La Chine aimerait avoir affaire à des États sûrs et solides. Mais la Russie pense que l'Asie centrale est à elle. Or tous ces pays courtisent la Russie, tout en voulant consommer leur rupture avec elle. Ils ont déjà procédé à la rupture dans leur coeur et leurs sentiments. Et la présence américaine est déjà une aubaine pour eux. Les Américains sont déjà en Ouzbékistan sans problème. Le président Islam Karimov cherche à rompre avec la Russie. Quant au Kazakhstan, c'est un immense espace qui a toutes les richesses du monde (pétrole, gaz, métaux rares) et qui demeure géographiquement et culturellement très proche de la Russie. Il intéresse spécialement les Américains.

N. O. : Alors, cette région est une mine d'or pour l'oncle Sam, un Far-East à conquérir. Pensez-vous provocateur de dire que s'il n'y avait pas eu l'intervention de Ben Laden, il aurait fallu l'inventer ?

M. M. : Par le passé, les Américains n'ont pas manifesté de présence suivie et efficace dans cette zone, sans doute pris par les questions du Golfe et du Proche-Orient, mais aussi parce qu'ils ont laissé en toute confiance l'Afghanistan à l'Arabie et au Pakistan. L'Arabie y finançait toutes les formes d'organisation musulmane. C'est une aire culturelle où elle entretient une alliance sacrée avec le Pakistan.

N. O. : Peut-on accréditer la thèse que le Pakistan rêve d'installer autour d'Islamabad un immense émirat islamique ?

M. M. : Non, je ne crois pas. Ce serait très compliqué avec l'Inde à sa frontière.

N. O. : Pourquoi le Pakistan lâche-t-il apparemment ses créatures, les Talibans ?

M. M. : Apparemment. Tout dépendra de la force de l'intervention américaine et britannique. Peut-être le Pakistan devra-t-il renoncer à son attache avec les Talibans. Mais les Américains considèrent l'Afghanistan comme une fabrique de terrorisme avec laquelle il faut en finir, et tout autour, tout le monde veut en finir avec la menace et l'insécurité. Même l'Iran est intéressé à un Afghanistan pacifié et qui ne poursuivrait pas sa communauté chiite et laisserait vivre en paix les 15% de Hazaras iraniens.

N. O. : Est-ce que vous ne pensez pas qu'un assaut porterait à l'émergence d'une résistance islamique à l'echelle régionale ?

M. M. : Tout de suite non, bien qu'il y ait des poches de rebellion dans le Caucase et en Asie centrale. Mais une récurrence du terrorisme, oui. L'objectif des Américains est précisément la liquidation du terrorisme, objectif auquel tout le monde s'accorde. Il leur faut en passer par l'installation d'un gouvernement ami en Afghanistan, ce qu'ils ont tardé à faire, remettant au Pakistan la maîtrise de cette région. Une des raisons pour lesquelles les Américains ont abandonné l'Afghanistan au Pakistan et secondairement à l'Arabie Saoudite, c'est la rupture de leurs relations avec l'Iran où se sont réfugiés des chefs afghans, lesquels, en dépit du conflit sunnisme-chiisme, ont appris sinon à aimer l'Iran, du moins à le respecter. Les Américains ne pouvaient négocier avec ses chefs jusqu'ici, mais avec l'évolution réformiste de la situation en Iran, la donne change. Tout concourt à une forme de stabilisation mais le jeu Américains-Russes n'est pas clair. Les Russes veulent aussi reprendre pied dans cette région et s'assurer que leurs anciennes républiques d'Asie centrale restent bien dans leur giron. Les Russes font de l'anti-Islam sous couvert d'anti-terrorisme, notamment en liquidant la résistance indépendantiste tchétchène. Les américains sont contre le terrorisme mais non contre l'Islam qui continue à se répandre en Asie centrale. Pas l'islamisme fanatique, mais l'Islam. Ils sont un milliard de Musulmans en Asie.

N. O. : Alors, s'achemine-t-on vers l'américanisation d'un milliard de musulmans asiatiques ?

M. M. : Non, si vous voulez dire qu'ils seront gagnés au modèle américain. Ils seront gagnés aux échanges et au libéralisme mais ils garderont leur foi et leurs usages. Vous savez, l'Amérique est loin de l'Asie, encore qu'aujourd'hui plus rien n'est loin de rien.

 

Entretien conduit par Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org  ~ redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org