Alternatives citoyennes Numéro 4 - 8 octobre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Internet et la démocratie, premières victimes d'une
« justice sans limite » pour une « liberté immuable »

 

«Respect de la personne humaine, de la liberté, de la démocratie. [...] Ces valeurs sont le seul remède efficace contre la barbarie. Le seul antidote contre la violence est d'étendre le plus loin possible, pour le plus grand nombre de femmes et d'hommes possible, les frontières de la liberté et de la démocratie. C'est notre devoir. C'est aussi notre conviction ».

En première lecture, brouillée par l'émotion et le désarroi devant l'horreur du crime, on ne peut qu'approuver cette déclaration de Walter Schwimmer, Secrétaire général du Conseil de l'Europe, le 19 septembre 2001 au cours de la cérémonie oecuménique en mémoire des victimes des attentats aux États-Unis, en la cathédrale de Strasbourg. Vouloir « étendre les frontières de la liberté et de la démocratie » suppose toutefois une définition de ces valeurs de liberté et de démocratie, et de ces frontières au-delà desquelles ces valeurs n'auraient pas cours.

Quel respect de la personne humaine peut-on déceler dans la réponse du « croisé » Georges W. Bush au « sarrasin » Oussama Ben Laden ? Bien conseillé, le va-t-en guerre a d'ailleurs tôt fait de choisir un autre registre de discours : les mouvements militaires ont d'abord commencé sous le doux nom d'opération « justice sans limite ». Bel oxymore, du moins pour ceux qui pensent que la justice porte ontologiquement les limites du droit, du respect de la personne humaine, de la liberté, de la démocratie. Ces valeurs sont universelles et l'ensemble des peuples y aspire, y compris ceux ignorés, bafoués, occupés, torturés, violés, massacrés. Ceux-là mêmes qui se situent au-delà des frontières du monde dit libre ou qui, ayant pu les franchir, n'existent plus autrement qu'amalgamés et désignés comme cible par leur origine, réelle ou supposée.

Ces valeurs traversent en effet les civilisations, n'en déplaise à Samuel Huntington, dont la thèse du « choc des civilisations » est complaisamment déclinée à longueur de colonnes et d'antennes depuis le 11 septembre 2001, y compris dans la version pleine de bons sentiments invitant à mieux connaître l'« autre civilisation » : dépassés les encore trop politiques « Est contre Ouest », « Sud contre Nord », l'heure est au retour à l'historique « Orient contre Occident » - situant au passage Israël en Occident et le Maroc en Orient, au mépris de toute considération géopolitique, et même linguistique... Dans tout ce fatras médiatique, n'est-il donc aucune voix pour rappeler que rien d'autre que la forme et l'intensité du conflit n'a changé, dans un monde où les rapports humains ne sont envisagés que comme rapport de force en faveur des dominants contre les dominés ?

Quel que soit le symbole, religieux ou non, il n'y pas d'innocents pour ceux qui le brandissent en bannière guerrière. Il n'y a que des objectifs, afin que leurs « justices » puissent advenir, sans limite imposée par le respect de la personne humaine.

Quand la riposte militaire contre des peuples et des États remplace la poursuite des criminels pour les traduire en justice, que peut-il advenir des valeurs de liberté et de démocratie, surtout quand la « justice sans limite » s'est transformée en « liberté immuable », sans rien perdre de son arrogance et de son mépris de ceux qui pensent autrement la liberté. Ceux-là mêmes qui, selon la définition péremptoire de Georges W. Bush, sont par conséquent « avec les terroristes » (« either you are with us or you are with the terrorists »).

Bush-ChaosDans un tel contexte, les pires craintes se confirment : les valeurs de liberté et de démocratie, loin de « s'étendre le plus loin possible », reculent de plus en plus, au prétexte de renforcer la « sécurité ». Il suffit pour cela d'examiner les mesures adoptées ou en cours d'adoption dans certains pays et régions du monde depuis le 11 septembre 2001. Ces mesures visent en premier lieu, mais non exclusivement, à renforcer la surveillance des communications électroniques, étant « établi » (sans aucune preuve, mais nous n'en sommes plus là...) que les réseaux terroristes sont des réseaux high tech, communiquant essentiellement au moyen d'Internet. Tout cela en ignorant superbement le fait que des réseaux de surveillance planétaire comme Echelon, mis en place illégalement par les États-Unis et leurs alliés anglo-saxons, s'ils ont bien servi jusqu'ici à l'espionnage industriel et au renseignement tous azimuts sur les communications privées des individus et organisations diverses, n'ont été absolument d'aucune utilité pour prévenir les activités terroristes. Ne croyons surtout pas que les autres États sont en reste, bien qu'ils aient poussé des cris d'orfraie lorsque les preuves de l'existence du réseau Echelon ont été établies : la France et l'Allemagne, par exemple, disposent de leurs propres systèmes d'écoutes internationales depuis longtemps. Mais qu'à cela ne tienne, le « monde libre » a décidé de prendre les valeurs de liberté et de démocratie à bras le corps...

Aux États-Unis, les manoeuvres ont commencé deux jours après les attentats : le Sénat américain a voté au FBI les pleins pouvoirs d'interception en masse des communications privées transitant sur les machines des fournisseurs d'accès, sans qu'aucune décision judiciaire ne soit nécessaire pour ce faire. Mais le plus important est encore à venir : un projet de loi est actuellement en discussion pour restreindre encore plus les libertés dans ce pays qui s'en dit le champion. Le projet d'Anti-terrorism Act, rebaptisé Patriot Act dans une deuxième version, révisée à la baisse du point de vue des atteintes aux libertés après le tollé soulevé dans le pays, prévoit encore actuellement [1] :

- la possibilité de détention préventive non limitée dans le temps des étrangers, sur la base d'une « raison suffisante de penser qu'une personne présente un danger pour la sécurité nationale » ;
- la limitation des justifications légales pour entamer une procédure d'écoute ou d'interception de communications, ainsi que la possibilité de contourner la législation sur la protection de la vie privée, toujours en cas de « raisonnable suspicion » ;
- la possibilité de procéder à des perquisitions sans information préalable ;
- la création du délit de « terrorisme domestique », transformant des manifestants en terroristes dès lors qu'ils se conduisent « de manière dangereuse pour la vie humaine ».

L'Union européenne, pour sa part, met en place dans l'urgence des mesures sans précédent, visant à instaurer un « espace européen de la justice ». Les mesures adoptées le 20 septembre par le Conseil des ministres européens de la Justice et des Affaires Intérieures, sur proposition de la Commission, comprennent d'une part « une définition commune des actes terroristes et la fixation de niveaux de sanction qui reflètent la gravité de ces actes », d'autre part l'instauration d'un mandat d'arrêt européen, visant à « remplacer les procédures traditionnelles d'extradition par un système de remise entre autorités judiciaires ».

Le premier volet définit treize infractions comme infractions terroristes, lorsqu'elles visent « à menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d'un pays ». Ces treize infractions vont du meurtre (peine de vingt ans de prison) au vol simple ou qualifié (deux ans) en passant par la commission d'attentats en perturbant un système d'information (cinq ans), sans oublier la seule menace de commettre ces infractions (deux ans).

Le deuxième volet supprime le principe de la double incrimination et l'exception en faveur des nationaux (non extradables jusqu'ici). Il concerne toute infraction faisant l'objet d'une condamnation définitive de quatre mois minimum de prison ou passible d'une peine d'emprisonnement supérieure à un an dans l'État d'émission, même si l'acte ne constitue pas une infraction, ou est passible d'un niveau inférieur de sanction, dans l'État d'exécution du mandat (puisque la double incrimination ne serait plus nécessaire).

En attendant que l'ensemble de ces mesures [2] soit entériné les 6 et 7 décembre prochain, sous forme de décision-cadre de l'Union, les États membres, très inspirés par les propositions de l'administration américaine, s'activent à en peaufiner les détails sous forme de modifications de leurs législations nationales. En France par exemple, le Premier ministre a annoncé [3], au cours d'un débat tardif et assez consensuel à l'Assemblée nationale, son intention de prendre dans l'urgence des mesures limitant les libertés et droits fondamentaux.

Les mesures proposées par le Premier ministre français visent à « renforcer les dispositions légales de nature à prévenir et combattre plus efficacement les menées du terrorisme » et se déclinent selon trois axes :

- contrôles de sécurité renforcés en tous lieux accessibles au public, notamment les ports et aéroports ;
- facilitation des fouilles et perquisitions, y compris dans le cadre d'enquêtes préliminaires (c'est-à-dire avant même qu'un délit soit avéré et sans encadrement par un juge d'instruction) ;
- renforcement de la surveillance des communications électroniques.

Toutes ces mesures ont déclenché de fortes réactions des associations de défense des droits de l'homme et des libertés. Dans tous les cas, les reproches sont du même ordre :

- ces mesures vont être adoptées dans l'urgence, sans vrai débat parlementaire ;
- elles diminuent le contrôle de la justice, pour renforcer les prérogatives de la police, quand elles ne font pas recours à des agents privés pour la mise en oeuvre des contrôles et perquisitions ;
- elles ont des incidences très fortes sur les lois sur l'immigration, et encouragent les contrôles au faciès. Les immigrés et les sans-papiers en feront, en font déjà, les premiers frais ;
- elles limitent drastiquement les libertés individuelles, et portent atteinte à la protection de le vie privée et des données personnelles, l'usage d'Internet en général et les communications électroniques en particulier étant les premiers visés.

Aux États-Unis, l'American Civil Liberty Union est en pointe d'une contestation qui réunit plusieurs autres organisations et personnalités de la société civile [4]. Les mesures proposées par la Commission européenne sont fortement contestées en France par le Syndicat de la Magistrature [5]. Les annonces de Lionel Jospin ont suscité de vives réactions de la Ligue des droits de l'homme [6] et du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) [7]. Dès le 23 septembre, dans un communiqué publié à l'occasion de la tenue à Paris de la 23e conférence internationale des Commissaires à la protection des données personnelles [8], l'association Imaginons un réseau Internet solidaire (IRIS) dénonçait les prétextes utilisés pour la remise en cause des droits et des libertés sur Internet et appelait à se mobiliser contre toutes les mesures portant atteinte à l'exercice de la démocratie et des libertés fondamentales [9]. L'association rappelait également que, bien avant les attentats du 11 septembre, le Conseil de l'Europe - dont le Secrétaire général dit aujourd'hui vouloir étendre le plus loin possible les frontières de la liberté et de la démocratie -, s'était employé à rédiger, dans le cadre d'un processus complètement fermé aux organisations de la société civile, un projet de Convention sur la cybercriminalité présentant déjà un ensemble de mesures telles que celles actuellement contestées. Il est vrai que ces mesures, limitées à une « cybercriminalité » dans une acception néanmoins très large, et visant déjà la suppression de la nécessité de double incrimination, n'avaient suscité de préoccupations que parmi les associations spécialisées, c'est-à-dire l'association IRIS et ses partenaires internationaux [10].

Il est urgent de comprendre aujourd'hui à quel point la protection des droits de l'homme et des libertés passe par la conscience des enjeux d'Internet en cette matière. Le fait que les États-Unis, l'Europe, et les États membres de l'Union européenne se pressent de prendre des mesures pour limiter les possibilités de communication électronique et pour renforcer le contrôle des activités sur Internet - jusqu'à tracer les sites web consultés - est à cet égard tout à fait significatif. La protection des libertés sur le réseau ne doit en aucun cas demeurer l'apanage de certaines associations spécialisées : les associations généralistes de défense des droits de l'homme et des libertés doivent s'y associer, et pourront bénéficier de toute l'aide nécessaire à la compréhension de cette problématique complexe. À défaut, c'est une restriction encore plus grande des frontières de la liberté et de la démocratie - comme des frontières tout court - qui se généralisera, et les pays les moins démocratiques aperçoivent déjà le boulevard qui leur est ainsi ouvert pour légitimer leurs politiques de répression.

Références :

[1] Cf. les analyses de l'American Civil Liberty Union (ACLU). L'ACLU est la plus importante association américaine de défense des droits de l'homme et des libertés. http://www.aclu.org.
[2] Communications COM(2001)521 et COM(2001)522 de la Commission européenne. 20 septembre 2001. http://www.europa.eu.int/comm.
[3] Discours du Premier ministre Lionel Jospin à l'Assemblée nationale. 3 octobre 2001. http://www.premier-ministre.gouv.fr.
[4] Coalition autour d'une déclaration en dix points intitulée « In Defense of Freedom ». http://www.indefenseoffreedom.org.
[5] Cf. en particulier une tribune dans le quotidien Libération de la présidente de ce syndicat. « L'antiterrorisme contre le droit ». 2 octobre 2001. http://www.liberation.com/quotidien/debats/octobre01/20011002d.html. Voir aussi le site du Syndicat de la Magistrature. http://www.syndicat-magistrature.org.
[6] Communiqué de la Ligue des droits de l'homme. « Le gouvernement perd son sang-froid ». 3 octobre 2001. http://www.ldh-france.asso.fr.
[7] Communiqué du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples. « Le MRAP redoute un plan vigi-faciès ». 4 octobre 2001. http://www.mrap.asso.fr.
[8] 23e conférence internationale des Commissaires à la protection des données personnelles. Contributions disponibles en ligne. 23-25 septembre 2001. http://www.cnil.fr.
[9] Communiqué de l'association Imaginons un réseau Internet solidaire. « La justice, dans les limites du droit et de la démocratie ». 23 septembre 2001. http://www.iris.sgdg.org.
[10] Association Imaginons un réseau Internet solidaire. Dossier cybercriminalité. http://www.iris.sgdg.org/actions/cybercrime.

 

Meryem Marzouki
Chercheuse au CNRS et responsable de l'association IRIS. Paris.
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