Partager
|
Dossier
Politique
Donner ses chances à la démocratie en terre d'islam
ollicité par Alternatives Citoyennes afin qu'il précise, pour nos lecteurs, le sens de ses positions,
Moncef Marzouki s'exprime à la fois dans cette lettre qu'il nous adresse pour publication et dans l'extrait de son
ouvrage Le mal arabe qu'il a sélectionné pour nous et que nous reproduisons ici avec son accord.
La rédaction
Idéologiquement, je suis un homme de gauche. la médecine communautaire à laquelle j'ai dévolu ma vie a été une
« mystique » pour moi, vécue intimement - au moment où les hommes et femmes de gauche se vautraient
dans la vie facile et la collaboration avec la dictature.
Je suis un unioniste arabe, mais le premier à avoir condamné les crimes des dictatures arabes comme celles de
Saddam, ce qui m'a valu d'être exclu de la confrérie.
Je suis totalement opposé à l'idée d'un État religieux et férocement contre tout islamisme terroriste. Je ne
négocierai jamais l'égalité hommes-femmes et je suis le seul homme politique à avoir signé un appel des femmes
démocrates à l'égalité en face de l'héritage.
Je ne suis pas né démocrate, mais je le suis devenu à force de travail sur moi-même. Mon attitude vis-à-vis de nos
islamistes est due à leur absence de violence, à leur adhésion à la démocratie. Le test d'Aix en fait foi. Quant à
leur éventuelle mauvaise foi, que les autres descendants de Staline, de Bourguiba me démontrent leur bonne foi.
Pour moi c'est une absurdité de vouloir la démocratie contre l'islam et contre une frange modérée de l'islamisme.
C'est nous les démocrates non dogmatiques qui avons gagné Ennahda à la démocratie, ce n'est pas
Ennahda qui nous a gagnés à l'islamisme. La Tunisie plurielle dont je rêve se prépare dès maintenant. Je
n'envisage pour le moment que le front uni contre les maffieux qui occupent notre pays, le dégradent et le
salissent. C'est là la ligne de rupture.
Je ne me laisserai pas intimider dans mes choix tactiques par des personnes qui se sont alliées à la dictature et
encore moins par les insultes des uns et des autres... Je continuerai un combat qui a été souvent solitaire et
décrié.
Moncef Marzouki
Verbatim : « Le mal arabe » (extraits)
« C'est à Londres, en juillet 2000, que j'ai rencontré pour le premier long entretien Rached Ghannouchi, le dirigeant
d'Ennahda croisé auparavant à Tunis sans qu'il y ait eu vraiment de rencontre. Mon interlocuteur est aux antipodes
de l'intégriste des caricatures. Il est affable, modéré, serein, parle d'une voix douce, manie une langue arabe
classique mais sans préciosité. L'homme a connu la prison et l'exil. Il a vécu des mois dans le couloir de la mort.
Il fait partie de ces êtres denses avec lesquels les échanges vous font gagner beaucoup de temps dans la
compréhension des choses. Sudiste, d'origine populaire, profondément attaché aux racines et à la culture, que de
points communs en apparence ! En fait nous appartenons à des écoles de pensée très différentes. Il ne tarit
pas d'éloges sur la position de la Ligue des années de braises, sur celles du CNLT.
J'explique au Cheikh ma position.
« Ce ne sont pas des islamistes que nous défendons et que nous continuons à défendre mais des êtres humains et
des citoyens tunisiens victimes d'intolérables injustices. Ce n'est pas par calcul politique, aveuglement ou
naïveté, que nous réclamons la légalisation d'Ennahda, comme tous les partis d'opposition, mais par souci de
cohérence interne. On ne peut être militant des droits de l'homme en détournant la tête quand on torture votre
adversaire politique. On ne peut être démocrate quand on refuse la liberté d'association et d'action politique
pacifique aux autres. Nous savons qu'il est impossible de maintenir la fraction traditionaliste du pays
indéfiniment hors du système politique, autrement que par le recours à la répression permanente incompatible avec
la démocratie. Ceci étant, je reste un homme profondément hostile à tout Etat théocratique, attaché au caractère
sacré du corps humain, fermement opposé à la peine capitale, décidé à pousser aussi loin que possible, dans les
textes et la pratique sociale, l'égalité entre l'homme et la femme. Je ne confonds pas antisionisme et
antisémitisme, la politique américaine et l'Occident. Universaliste, j'ai fait de la Déclaration universelle des
droits de l'homme mon credo. Je n'envisage pour la Tunisie qu'un Etat en totale conformité avec les conventions et
les traités, tels que rédigés par le Législateur Universel. L'islam est certes ma religion et une composante de ma
culture, mais il ne saurait être le fondement de l'Etat, car il ne serait que l'alibi de luttes de pouvoir, et le
prétexte d'un nouveau totalitarisme. En politique on doit avancer sous la bannière de ses propres idées, non
les prêter à Dieu. De plus, notre appui à vos droits politiques tiendra tant que vous resterez un mouvement
pacifique, ne fût-ce qu'à cause du bénéfice colossal que pourrait tenir le dictateur de la violence. »
Le Cheikh Ghannouchi m'écouta très calmement.
« Certes, nos bases idéologiques sont différentes, et nous ne pouvons pas être d'accord sur tout. Voyez
vous-même quant à l'aspect pacifique de notre combat. Dix années de terrible répression et de provocation
permanente n'ont pas réussi à nous entraîner dans la violence. Notre adhésion aux règles de la démocratie est un
choix stratégique. Nous ne cessons de répéter que nous accepterons un gouvernement communiste si le peuple le
désigne par des élections libres. Nous avons de plus renoncé à toute prétention à l'hégémonie. D'ailleurs pourquoi
continuez-vous à opposer islamistes et démocrates ? Pourquoi des islamistes ne seraient-ils pas eux aussi des
démocrates ? »
C'est alors que j'ai mesuré le chemin parcouru, car l'approche a bien changé par rapport à celle du début des
années quatre-vingt. Manoeuvre disent les uns, maturation me paraît un terme plus exact. J'ai mesuré aussi le rôle
dans cette maturation de l'attitude qui avait été celle de l'écrasante majorité des démocrates tunisiens durant
toute la décennie noire. Souvent de gauche, allergiques à l'islamisme, ils ont néanmoins adopté face à la
répression des islamistes une attitude éthique et non politique. C'est cette attitude qui a donné aux islamistes
tunisiens une image forte et crédible de la démocratie. Avons-nous su toucher les coeurs et les esprits, lever des
obstacles supposés infranchissables et ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie et à la paix civile dans
notre pays ? Peut-être n'allons-nous pas être condamnés à choisir entre la peste et le choléra, entre la
dictature supposée nous protéger des talibans et le GIA supposé nous libérer de la dictature.
La recherche de cette rencontre au centre du spectre a été une option stratégique qui va chercher à se concrétiser
sur le plan politique. Au mois de mai 2003 eut lieu à Aix-en-Provence une réunion qui a rassemblé dans une
charmante abbaye une trentaine de personnes venues discuter pendant trois jours de l'avenir de leur pays. Ces
hommes et ces femmes représentaient les courants politiques les plus importants en Tunisie dont le mouvement
islamiste Ennahda. Etaient présents aussi les représentants de grandes associations de la société civile comme le
barreau ou le CNLT. Les extrémistes des deux bords brillaient par leur absence, ainsi que quelques hésitants. Pour
la première fois de l'histoire tumultueuse des démocrates et des islamistes, sera signé un document commun
[NDLR. Fourni en annexe de l'ouvrage] où chaque mot sera âprement négocié. Le texte est un compromis mais
sans compromissions. Les démocrates non dogmatiques, dont des représentants de l'extrême gauche, reconnaissent le
droit des Tunisiens à leur identité nationale et religieuse. Les islamistes éclairés reconnaissent, eux, leur droit
à un régime démocratique et à ses principes de base dont l'égalité complète, notamment entre les deux sexes.
On comprend qu'une telle évolution dans les rapports des deux composantes principales de l'opposition à l'Etat
policier inquiète profondément le pouvoir archaïque, habitué à les jouer l'une contre l'autre. Et pour cause,
l'alliance de ces deux courants signifie que le mécontentement diffus de la population a enfin trouvé une
expression politique capable de présenter une alternative au régime de la répression et de la corruption.
Les récalcitrants à cette démarche expriment à travers leur opposition à tout rapprochement la secrète inquiétude
de tous les démocrates arabes et je ne fais pas exception à la règle. La pire situation ne serait-elle pas
d'installer l'islamisme au pouvoir grâce à la démocratie ? Les dernières élections au Maroc en 2002 ou en
Turquie en 2003, comme celles de l'Algérie il y a dix ans, montrent le grand capital de popularité des islamistes
et leur grande capacité à utiliser les mécanismes de la démocratie pour se hisser au pouvoir. Allons-nous
recommencer le drame qu'a connu l'Allemagne de 1933 où les élections démocratiques ont livré le pays aux forces qui
l'ont détruite ? Mais par ailleurs comment bâtir une démocratie en excluant une partie importante de la
population ? Quel régime démocratique pourrons-nous mettre en place si nous ne prenons pas le risque
d'élections honnêtes ? Pouvons-nous au nom de la défense d'une démocratie abstraite refuser d'affronter les
aléas et les risques de son installation ?
Quels que soient ces risques, ils sont préférables au pourrissement
généralisé, à la lente agonie sous les dictatures actuelles. Au mieux, le pari sera gagné en faisant accéder au
pouvoir des forces politiques diverses obligées de négocier des compromis. Au pire, les islamistes arrivés au
pouvoir refuseront de retourner aux urnes et installeront comme au Soudan une dictature intégriste. Les mêmes
causes produisant les mêmes effets, il ne faudra que quelques années pour que tombe aussi cette dictature
au masque religieux et que nos peuples abandonnent définitivement la croyance que la charia est la
solution de leurs problèmes économiques, sociaux et politiques. Cette prise de risque est le moteur du
rapprochement au centre que je prône depuis des années. La stratégie n'est pas le propre de la Tunisie.
En Syrie,
le face-à-face des islamistes et des démocrates a suivi pratiquement le même scénario. Les démocrates ont rejeté
avec horreur toute « collusion » avec le diable intégriste. La frange modérée des démocrates a reconnu,
quant à elle, aux islamistes le droit d'exister sans vouloir pendant des années les fréquenter. Riadh El Turk,
secrétaire général du PC, dissident et vieux routier des prisons du dictateur défunt Hafez Al Assad, comme Haythem
Manna, figure de proue du mouvement des droits de l'homme syrien, plaident aujourd'hui pour un large front contre
la dictature comprenant les islamistes. Ces derniers, qui avaient pris les armes contre le régime au début des
années quatre-vingt, abandonnèrent la stratégie violente prônée par leur guide des années soixante/soixante-dix,
Adnane Saadeddine, et reviennent à la stratégie politique et centriste du fondateur du mouvement dans les années
cinquante : Mustapha Sebaï. Le guide actuel, Ali Al Bayanouni, déclarait en 2002 que les Frères Musulmans
syriens luttent non pour un Etat islamique, mais pour un Etat démocratique. C'est sur cette base qu'eut lieu à
Londres en août 2002 une conférence de dialogue national qui a réuni islamistes, communistes et militants
associatifs pour entériner ensemble un texte commun appelé la charte nationale. Ce texte fondateur stipule que
l'Etat sera démocratique, reconnaissant les libertés, le pluralisme, l'alternance, l'égalité entre les deux sexes.
Malheureusement la prise de risque et la rencontre au centre ne sont pas la stratégie de tout le monde.
Au fur et
à mesure que l'on s'éloigne de la frontière floue où se fait l'échange entre hommes de bonne volonté, les positions
passent par toutes les nuances, de l'attentisme neutre à l'hostilité froide, arrivant aux deux extrêmes de
l'exécration mutuelle. L'extrémisme n'est pas que le propre de certaines franges de l'islamisme. Il existe aussi au
sein du mouvement démocratique. Je l'appelle l'intégrisme laïque. Ici la haine de ce qu'il qualifie d'islamisme au
singulier vire rapidement à la haine de l'islam, pire, à la haine des hommes et les femmes qui adhèrent à la
religion ou à l'idéologie. En fait, tout se passe comme si l'on avait affaire à la même race d'esprits, également
répartis entre les deux intégrismes, fonctionnant sur les mêmes principes d'intolérance, de peur, de
simplification, d'ignorance, de rejet et d'absence de nuance et de compassion.
Ce courant, minoritaire dans le
mouvement démocratique tunisien, est hélas le courant majoritaire en Algérie. Il est certes la conséquence de la
violence intégriste, mais dans quelle mesure ne la nourrit-il pas ? S'il y a un jour un conflit à couteaux
tirés entre « démocratie » et « islam » et si la première est expulsée de la terre du second,
on le devra en grande partie à la singulière approche du problème de ce courant. L'intégrisme laïque prolonge la
vie de la dictature, pave le chemin à la guerre civile et condamne la démocratie à rester en dehors et au-dessus de
la culture d'un peuple largement imprégné par les valeurs religieuses. L'hétérogénéité des sociétés arabes est le
produit de son histoire. Elle ne peut pas plus se débarrasser de sa partie conservatrice, héritage de quatorze
siècles de culture, qu'elle ne peut se débarrasser de sa partie moderniste, fruit de son contact avec l'Occident.
Il n'y a que de dangereux fous pour vouloir éliminer ou assujettir indéfiniment telle ou telle partie de cette
constitutive et insécable hétérogénéité. Il n'y a pas d'autre solution pour la paix en Algérie ou dans tous les
autres pays arabes que les libertés et l'intégration de toutes les contestations, dont l'islamique, dans un jeu
politique démocratique, certes risqué, mais dont on ne pourra faire l'économie qu'au prix de la répression et de la
guerre civile.
Quid maintenant de la frange extrémiste du spectre islamiste ? A l'évidence, elle ne peut être
« convertie » ou arrimée à l'attelage démocratique. Le courant intégriste et violent doit être combattu
sur le plan des idées pour l'inefficacité prouvée de son programme. Il doit l'être sur le plan politique comme
n'importe quel mouvement anti-démocratique. La démocratie a le droit et le devoir de se défendre, mais dans le
respect de ses propres valeurs et lois, autrement elle ne serait pas digne d'être aimée, respectée et défendue. Si
les démocrates doivent rejeter ce courant, ce n'est pas parce qu'il se réclame de l'islam, mais parce qu'il est
gros du totalitarisme le plus destructeur. La responsabilité des démocrates arabes est donc de tirer vers le
centre, je dirais presque de « convertir » à la démocratie le maximum de composantes de l'islamisme
modéré. Si nous ne voulons pas tourner en rond, il nous faut bien admettre que la démocratie arabe ne se fera pas
contre l'islam, mais avec lui, plus exactement avec ses représentants les plus ouverts qui sont à la fois la chance
de l'islam et celle de la démocratie. »
Extrait de : Moncef Marzouki. « Le mal arabe. Entre dictatures et
intégrismes : la démocratie interdite ». Ed. L'Harmattan. Paris, mai 2004. 192 pages.
|