rand amateur de formules médiatiques, Nicolas Sarkozy ne cesse de répéter que toute son action en matière
d'organisation de la pratique du culte musulman en France vise
à construire un « islam de France », pour éviter un « islam en France » dont il y aurait tout à craindre
et notamment en matière d'influences étrangères et d'extrêmisme, selon
ses nombreuses déclarations à la presse. Dans un livre d'entretiens récemment publié, La République, les
religions, l'espérance, l'ancien ministre français en charge des cultes formule une proposition qui a fait
grand bruit en France, sur fond à la fois de débats houleux sur la laïcité - notamment après la loi sur le port du
voile à l'école -, de bataille pour le leadership de la droite française, et de dissensions au sein du Conseil
français du culte musulman (CFCM). Dans son ouvrage, Nicolas Sarkozy propose ni plus ni moins que de modifier la
loi française de 1905, dite de séparation des Églises et de l'État.
Si cette loi énonce en son article premier que « la République assure la liberté de conscience » et « garantit le
libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l'intérêt de l'ordre public », elle
affirme tout de suite après, dans son article deux, que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne
aucun culte ». Or Nicolas Sarkozy propose justement le financement des lieux de culte par des fonds publics, visant
essentiellement, mais non uniquement, l'édification de mosquées. À l'appui de cette proposition, Nicolas Sarkozy,
fidèle à son habitude, n'est pas en veine de déclarations démagogiques (« Les musulmans ne sont pas au-dessus des
lois, c'est vrai, mais prenons garde à ce qu'ils ne soient pas non plus en dessous ! »), ou supposées pleines d'un
bon sens primaire qui fait l'impasse sur tous les débats ayant conduit à l'adoption de la loi de 1905 (« On
trouve naturel que l'État finance un terrain de football, une bibliothèque, un théâtre, une
crèche ; mais à partir du moment où les besoins sont cultuels, l'État ne devrait plus engager un centime ! »). Mais
l'argument massue, celui qui ne sera guère contesté, est celui de l'ingérence étrangère : « cela permettrait
d'assurer un enracinement national et de se protéger d'un certain nombre d'influences étrangères, notamment
s'agissant de l'islam ». Sont visés ici des pays comme l'Algérie et le Maroc, mais surtout l'Arabie Saoudite.
Cette influence n'est pas nouvelle, elle s'est d'ailleurs traduite dans les rapports de force qui ont présidé à la
composition actuelle du CFCM. Cette instance, voulue par les gouvernements français successifs, demeure à la fois
très contestée et très divisée depuis sa création en avril 2003 [NDLR. Voir en fin d'article l'encadré
« Du rififi au CFCM » pour le détail des enjeux qui traversent le CFCM].
Le rapport de force entre les différentes mouvances a encore évolué, et à l'approche des prochaines élections au
CFCM, qui doivent avoir lieu en avril 2005, la bataille fait rage : démissions, menaces de bouder les
élections, insultes, sont autant de manifestations extérieures de la crise. Dominique de Villepin s'est employé à
rétablir un certain calme en recevant les principaux membres du CFCM le 16 novembre dernier.
« Taxe halal », fondation d'utilité publique : et les musulmans français dans tout ça ?
C'est que l'actuel ministre en charge des cultes a des affaires bien plus sérieuses à traiter : il s'agit en effet
pour ce fidèle de Jacques Chirac de contrer la proposition de Nicolas Sarkozy de modification de
la loi de 1905, dernière offensive en date du prétendant à l'Elysée en 2007. C'est ce que s'est employé à faire
Dominique de Villepin lors de la rencontre du 16 novembre, en présentant son projet de création d'une « fondation
pour les oeuvres de l'islam », une structure juridique qui serait compatible avec les dispositions en vigueur de la
loi de 1905. D'après l'AFP, la fondation pourrait recevoir des fonds privés en France, mais aussi des fonds publics
ou privés d'origine étrangère (les Saoudiens
se seraient déjà déclarés intéressés). Ces fonds seraient
gérés « avec transparence et traçabilité », grâce notamment à
la présence dans le Conseil d'administration de la fondation de représentants d'associations musulmanes mais aussi de l'État
français (ministère de l'Intérieur en charge des cultes, ministère des Affaires sociales et ministère des Affaires étrangères,
ainsi que la Caisse des dépôts, une institution financière publique qui agirait en tant qu'expert).
Cette idée semble la plus viable, après d'autres qui ont été émises, comme le financement du culte par une taxe sur
la viande halal, vite écartée.
Aux dernières nouvelles, l'annonce de la fondation aurait toutefois été accueillie froidement par les
composantes du CFCM. Certaines, comme
l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), sont plus préoccupées des dissensions internes ; d'autres, comme Kamel Kabtane (recteur de la Mosquée
de Lyon), demeurent sceptiques,
déclarant au journal Le Monde (18 novembre 2004) : « on nous reprochait de recevoir de l'argent de
l'étranger. Maintenant, on le légitime. Est-ce que l'argent venu d'Algérie, touché par la Mosquée de Paris, sera
pris en compte ? », et montrant ainsi que son contentieux avec Dalil Boubakeur (recteur de la Mosquée de
Paris) est loin d'être apaisé, alors même
que le Conseil régional du culte musulman (CRCM) de Rhône-Alpes était, après les élections de 2003, le seul Conseil régional issu de la « tendance
Mosquée de Paris ». Comme rebondissement le plus récent, la réunion du CFCM du 18 novembre a quasiment rejeté la proposition, l'UOIF ayant
déclaré « craindre une nationalisation » de l'islam, faisant la contre-proposition d'une « exonération de la TVA
sur la construction des mosquées » (Libération du 19 novembre 2004). L'affaire est loin d'être close.
Finalement, des luttes de pouvoir entre les différentes tendances du CFCM à la volonté d'une reprise en main
par l'État français, on s'occupe, dans cette affaire, beaucoup d'islam et peu des musulmans. Ceux-ci se
contenteraient peut-être bien de voir leurs problèmes réels, comme le racisme et les discriminations, résolus. Qui
pourrait prendre ces questions en main, sinon eux-mêmes en tant que composante à part entière de la société
française ? Encore faudrait-il savoir ce que signifie être musulman en pays laïque.
Confessionalisation du débat politique et social
Sans entrer dans cette discussion sur la difficulté du sujet musulman à se concevoir comme citoyen [NDLR. voir à
ce sujet dans ce numéro d'Alternatives citoyennes l'entretien que l'historien Hichem
Jaït a accordé à la rédaction, ainsi que la rubrique culture
des numéro 9 et numéro 10 de notre journal], il reste
que l'ouvrage de Nicolas Sarkozy constitue une étape supplémentaire dans une confessionalisation préoccupante des
termes du débat politique et social. Serait-ce le stade ultime de l'« ethnicisation des phénomènes
sociaux » que l'anthropologue Dounia Bouzar, d'ailleurs membre du CFCM, dénonce avec bien d'autres et tout à
fait justement en montrant à quel point elle renvoie l'autre, même citoyen français parfaitement intégré, à
sa condition d'étranger ?
L'idée d'un monde binaire et manichéen n'est en effet pas l'apanage de George W.
Bush. On observe actuellement en France une dangereuse dérive de ce débat, dont les enjeux politiques, économiques,
sociaux et culturels tendent à être polarisés sur la religion et singulièrement sur l'islam, pour, au final, être
mieux occultés.
Moments forts de ce processus, les débats à propos de la loi sur le voile à l'école ont suscité
une radicalisation de la société française et des déchirements, notamment au sein de la gauche dans ce pays, qui
laisseront des traces. On retrouve d'ailleurs les mêmes protagonistes dans la volonté d'instrumentalisation du débat
sur le racisme et la course à la victimisation, dont certains, parmi lesquels les associations
SOS-Racisme et Ni putes ni soumises, prennent prétexte de la laïcité, ou plutôt de la participation
d'associations confessionnelles musulmanes telles l'UOIF ou le Collectif des musulmans de France (proche de Tariq
Ramadan)
à des manifestations unitaires comme celle organisée le 7 novembre 2004
à Paris et dans plusieurs autres villes, pour se démarquer du combat qui s'affiche
clairement contre tous les racismes sans hiérarchisation, combat conduit notamment en France par la Ligue des
droits de l'homme et le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP). Le MRAP, qui fait
l'objet de diffamations virulentes depuis un certain temps notamment à cause de son soutien à la cause
palestinienne, a d'ailleurs récemment confirmé les infiltrations de l'extrême-droite dans des mouvements qui se
présentent comme laïques et antiracistes, infiltrations qu'avaient relevées un article du journal Le Monde (17
novembre 2004).
Parmi les auteurs de ces propos injurieux contre le MRAP (et contre d'autres comme le chercheur
Vincent Geisser, auteur de La nouvelle islamophobie, paru en septembre 2003), on trouve notamment le
responsable d'un certain Mouvement des maghrébins laïques de France (MMLF), dont les amitiés
semblent plus que contestables. Dernier avatar de cette campagne acharnée contre le MRAP, la démission de
l'écrivain d'origine tunisienne Albert Memmi du comité de parrainage du MRAP, qui a déclaré à l'AFP que
« l'antiracisme et la tolérance ne doivent pas amener à la complaisance, sinon à la complicité avec des
mouvements et des personnalités rétrogades et xénophobes ». D'après le MMLF, Albert Memmi serait même venu lire
son texte de démission lors de la conférence de presse organisée le 5 novembre 2004 par
cette association pour présenter son rapport contre le MRAP, cautionnant ainsi cette démarche. Il est vrai que l'auteur du Portrait du
colonisé en 1957 mais aussi du très désabusé Portrait du décolonisé en 2004 semble récemment se
laisser prendre à certains amalgames, notamment lorsqu'il déclarait le 5 novembre qu'« il serait désastreux
et peut-être criminel que l'antiracisme serve d'alibi à autre chose qu'à la lutte contre le racisme ».
Intellectuels de « culture musulmane » pour une « laïcité vivante »
C'est dans ce contexte troublé, mais néanmoins avant qu'il n'atteigne ces récents sommets, qu'un groupe d'intellectuels
a entrepris au début de l'année 2004 de lancer le Manifeste des libertés, proclamant « être
de culture musulmane et contre la misogynie, l'homophobie, l'antisémitisme et l'islam politique »,
pour « retrouver la force d'une laïcité vivante ». Certainement pas soupçonnable des mêmes relations
sulfureuses que le MMLF, le collectif à l'origine du Manifeste en expose la genèse comme celle de « son
écriture, collective, par un petit groupe d'Algériens déjà très sensibilisés et actifs sur la question de
l'oppression des femmes au Maghreb, révoltés par les propos tenus lors des manifestations de femmes voilées ici en
France, et résolus à ne pas laisser confisquer leurs opinions et points de vue par des gens parlant "au nom de
l'islam" ».
Pourtant, loin de réellement mener la bataille sur le front intellectuel de l'intérieur pour tenter de jouer les
passeurs de la modernité vers l'islam (selon les termes de Latifa Lakhdar qui exprimait cet espoir dans le numéro 9 d'Alternatives
citoyennes), ces intellectuels semblent plutôt préoccupés de donner des gages à une société française
entraînée, à grands renforts médiatiques, sur une pente bien glissante. Ainsi, le Manifeste se contente de traiter
les points d'un agenda qu'ils n'ont aucunement été associés à dresser, et encore moins à définir :
affirmer l'égalité des sexes comme préalable à toute démocratie, dire halte à l'homophobie, s'affirmer
contre l'antisémitisme, voilà bien des objectifs nobles qu'aucun démocrate ne songerait à nier, mais pourquoi
faut-il que, seuls, ils constituent l'ossature de ce Manifeste, sauf par volonté de ses auteurs de « montrer
patte blanche », de présenter leur « brevet de musulman fréquentable », pour ainsi dire ? On note
d'ailleurs que la liste des amis du Manifeste (considérés de culture autre que musulmane, donc), est à
l'heure où nous écrivons
plus longue que la liste des signataires du Manifeste (« femmes, hommes, de culture
musulmane - croyants, agnostiques, ou athées »).
Bien que les signataires du Manifeste recommandent aux jeunes Français issus de l'immigration de « retrouver
la force d'une laïcité vivante, c'est-à-dire de l'action politique au quotidien pour faire avancer leurs droits
et se revendiquer des acquis pour lesquels se sont souvent battus leurs pères et leurs mères, qui appartenaient
à des classes sociales, des cultures, des peuples, des nations, avant d'appartenir à l'islam », objectif et
analyse dont la justesse ne peut que rassembler largement, il n'est pas sūr que le collectif qui en est à l'origine
puisse contribuer à les y aider en faisant sien ce terme faussé du débat qui les conduit à s'identifier par la
seule culture musulmane.
Certes, il y a des objections exprimées par des signataires ou même des membres du collectif,
à commencer par le psychanalyste
tunisien Fethi Benslama qui les formule brillament : « voici que, tout d'un coup, j'accepte de me
laisser prendre dans ce que j'ai essayé, de toutes mes forces, de combattre et de déjouer : que ce nom de
"musulman" me désigne, m'arraisonne, me réduit au sujet d'une souveraineté, faisant corps avec d'autres du même
nom, de la même origine, de la même croyance [...]. Ce n'est pas le mot "culture" qui atténue à mes yeux l'intolérable
de l'assignation ou de l'auto-assignation, car, même s'il introduit de l'hétérogénéité non sacrée, il ne nous
délivre pas de l'assimilation identitaire, dont on connaît tous les usages ethno-culturalistes et
nationalistes ». Dans un autre registre, l'historienne Sophie Bessis, tunisienne elle aussi, explique
pourquoi elle aurait préféré se revendiquer, à travers le Manifeste, de l'espace arabo-musulman, ce qui
lui aurait permis de n'être pas cantonnée aux seuls amis du Manifeste.
Ils sont ainsi nombreux à avoir expliqué dans des contributions publiques pourquoi ils ont
signé le Manifeste, tous malgré tel ou tel aspect du texte, tant et si bien que ses initiateurs se sont vus
obligés de publier une mise au point : au-delà de la seule insatisfaction
inévitablement provoquée par tout texte issu d'une rédaction collective et donc de nécessaires compromis, ces réserves souvent fortes et portant sur
la substance même du Manifeste confirment l'impression de malaise.
Autre difficulté face à laquelle semble désarmé le collectif du Manifeste : quelle position prendre dans le
débat actuel sur la laïcité, pour manifester justement cette « laïcité vivante » ? Il
avait participé, en tant que tel, à la manifestation du 16 mai 2004 organisée à Paris notamment par SOS-Racisme
et la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme sur le seul thème de la lutte contre l'antisémitisme, en prenant
soin d'adopter une attitude ni-ni, y compris en se plaçant dans le cortège entre les porteurs de ce mot d'ordre
des organisateurs et les défenseurs de la lutte contre tous les racismes (MRAP et Ligue des droits de l'homme) qui
s'étaient joints à l'initiative pour ne pas laisser le terrain occupé par les tenants d'une
« communautarisation » du combat antiraciste. Mais le collectif était singulièrement
absent de la manifestation du 7 novembre 2004 qui se voulait, elle, vraiment unitaire. Cela laisse songeur sur
son entendement de la laïcité et, en tout état de cause, le débat n'est pas près d'être remis sur des bases autres
que confessionnelles, du moins pas par ce collectif qui semble avoir grand mal à trouver sa voie.
- Nicolas Sarkozy. « La République, les religions, l'espérance » (entretiens avec Thibaud Collin et Philippe Verdin).
Ed. du Cerf. Paris, novembre 2004. 176 pages.
- Collectif du Manifeste. Site du Manifeste des libertés. www.manifeste.org.