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Le silence de nos gouvernants
Lundi 28 novembre, sur les ondes des radios et sur les réseaux sociaux,
des journalistes, des acteurs de la société civile et de simples
citoyens exprimaient leur indignation de ce qui se passait alors à la
faculté de la Manouba ; ils se montraient consternés par le silence
de nos gouvernants, de nos récents élus et de l'ensemble de la classe
politique, à quelques exceptions près, dans le ronron de petits
communiqués si peu audibles sous le tumulte démonstratif des agresseurs.
Aux journaux télévisés de 20 heures et ceux de mardi matin, c'est encore
le silence radio...
Or, c'est lundi matin qu'a commencé le scandale. Pour résumer, quelques
dizaines d'intrus barbus, quelquefois très âgés et n'ayant rien avoir
dans leur majorité avec les étudiants de la faculté des lettres et des
humanités de la Manouba, ont débarqué en Isuzu dans la faculté. Ils ont
barré l'accès aux salles d'examen et se sont rendus jusqu'au bureau du
doyen, le professeur d'histoire Habib Kazdaghli, pour lui imposer leurs
revendications : autorisation du port de niqab pendant les cours et
les examens, non mixité des salles de classe y compris au niveau des
professeurs, et création d'une salle de prière, « la mosquée la
plus proche étant à deux stations de métro de la fac » selon leur
déclaration.
Le doyen ayant refusé d'obtempérer, il s'est retrouvé pris en otage dans
son bureau avec quelques collègues et quelques étudiants venus
l'assister, tandis que ceux qui se déclaraient « salafistes »
ramenaient matelas et couvertures pour tenir leur siège toute la nuit.
D'après quelques informations, les « otages » auraient été
rendus à leurs familles vers deux heures du matin tandis que le bureau du
doyen, où sont rangés sujets d'examens, documents et trésorerie de la
faculté, se retrouvait à la portée de toutes les mains.
Depuis la révolution, et c'est un acquis, il n'y a plus de police dans
les facultés et le doyen s'est refusé à l'y faire rentrer au nom du
respect de la neutralité, de l'autonomie et de l'immunité de l'enceinte
universitaire où aucune violence n'est censée se produire. Mais que se
passait-il dehors où des informations contradictoires ne faisaient pas
état d'une présence policière, le ministère de l'enseignement supérieur
s'étant contenté de se fendre d'un communiqué rappelant l'interdiction
du port du niqab à l'université.
Quelques journalistes se rendirent sur les lieux et l'un d'entre eux,
très vif sur les ondes de Shems FM, Sofiane Ben Farhat, interpella
les élus de l'Assemblée constituante, les sommant, toutes discutions
cessantes, de réagir. Sur les ondes, de simples citoyens exprimaient
aussitôt leur désapprobation et leur inquiétude de cette escalade des
atteintes à l'ordre éducatif et aux libertés individuelles. Car il
s'agit là d'un enchaînement d'incidents et de provocations redoutables
pour l'avenir des droits et des libertés dans notre pays, ainsi que des
valeurs qui sont au fondement de notre système d'enseignement.
Ainsi la semaine dernière à l'Institut des beaux-arts de Kairouan, une
enseignante, Mme Leïla Ouni, se voyait interdire par ses propres
étudiants de première année de faire passer un test de dessin
artistique, un de ces jeunes gens projetant deux doigts crochus jusqu'à
ses yeux pour la menacer, en châtiment symbolique, de l'aveuglement de
celle qui tenterait une représentation figurée ! Quelques instants
plus tard dans le même institut, une autre enseignante, après s'être vu
imposer une étudiante en niqab en examen, se retrouve empêchée de faire
représenter une scène d'un tableau célèbre, deux petites souris
pécheresses se touchant patte à patte ! Ce n'est pas une blague
mais le récit fait sur Radio Tunis (RTCI) par Mme Leila Ouni du
prétexte des insultes et violences qui s'ensuivirent.
Précédemment, une autre professeur de dessin dans un lycée du quartier
Ettadhamen avait vu son cours interdit par ses propres élèves car le
dessin serait « illicite » au regard du dogme et avait du
rentrer chez elle sous escorte policière, en protection. La même
semaine, le directeur de Nessma TV était traduit en justice pour
outrage aux bonnes moeurs, parce qu'une scène du film Persepolis, repris
par sa chaîne avant les élections, représentait le visage de Dieu.
Et encore il y a un mois, des violences tentaient d'imposer la présence
de jeunes filles en niqab à la faculté de Sousse. Concomitamment, dans
une cantine universitaire de Gabès, on tentait de séparer garçons et
filles car, fut-elle à table, la mixité nourrirait bien des
appétit !
On pourrait rallonger ce livre noir de la régression par d'autres
incidents graves et médiatisés, comme l'éjection violente de jeunes
femmes enseignantes à l'université au motif que leur tenue n'était pas
décente.
Mais combien d'autres mésaventures d'un fascisme ordinaire rampant ne
sont pas sues : ainsi dimanche 13 novembre, une étudiante, qui
vient de décrocher pour la journée un job d'hôtesse dans un congrès et
invitée à s'y rendre très tôt le matin pour revêtir sa tenue et se faire
maquiller, donne donc à un chauffeur de taxi l'adresse de l'hôtel où ce
congrès a lieu. Le chauffeur pris de folie (y a-t-il d'autres
qualifications ?) la soumet à une inquisition, l'accuse d'aller s'y
prostituer, la tire par les cheveux de son véhicule et lui assène une
gifle ! Une autre dame raconte qu'en se lavant au hammam des
femmes, comme à l'habitude en maillot de bain, elle se voit ordonner par
une autre femme de se couvrir ! À l'avenir, il faudra se laver
habillé, et tout est à l'avenant !
Notre culture est-elle si castratrice pour que le corps des femmes fasse
à ce point problème pour ces commandos de l'ordre moral et de la
« lutte contre le mal » ! La femme doit disparaître de
toute visibilité, fantôme dans l'espace publique et a fortiori dans le
champ religieux : en aucune manière elle ne saurait détenir une
responsabilité en rapport avec le sacré, si l'on en croit la
détermination d'une chaîne humaine, d'une sorte d'Opus Dei islamique,
interdisant de rejoindre son poste à Mme Iqbal Gharbi, professeur
d'anthropologie religieuse récemment nommée par les pouvoirs publics à
la direction de Radio Zitouna.
Enfin, l'image de la représentation figurée se retrouve proscrite dans
une interprétation littérale du texte sacré, au mépris de l'évolution de
cette lecture comme tentent de l'expliquer les professeurs des
beaux-arts à leurs étudiants obtus, témoignage sur Abou Nawas à
l'appui. Mais comment ne pas se retrouver sidérés de l'accélération avec
laquelle notre société historicisée comme une société de l'image, au
rythme du monde, se retrouve installée de force dans une machine à
remonter le temps ? Est-ce parce que cette régression passéiste
n'arrive pas à intégrer nos catégories d'entendement que nos
gouvernants, nos élus, ne réagissent pas ? Sont-ils sidérés,
foudroyés par ce tonnerre de Dieu qu'ils en restent muets ? Ou ne
se sentent-ils pas le courage ou l'opportunité politique de réagir, de
trouver les mots, de faire acte d'autorité ?
Il a bien du y avoir, ici ou là, quelques phrases bien policées de
condamnation, si enveloppées qu'on les entend à peine. Mais n'eut-il
pas fallu que lundi soir des élus de l'opposition démocratique, ou que
des responsables de partis politiques se rendent immédiatement à la
faculté de Manouba pour parlementer, intervenir, soutenir le doyen qui
est en outre le membre d'un de ces partis, leur camarade, leur
collègue ? Faut-il accepter d'entendre que ce n'est pas là la
vocation première d'un parti politique qui préfère transmettre « la
patate chaude » au syndicat de l'enseignement supérieur ? Non,
la société civile n'a pas à être en permanence aux avant-postes et les
partis en seconde ligne. Les appareils organisés, lourds et vieillis,
devraient sortir au plus vite de l'ankylose de l'ancien régime, prendre
de nouveaux réflexes, une plus grande réactivité, un meilleur sens de la
communication et mobiliser plus vite des militants plus jeunes, plus
dynamiques, plus physiques, prêts à donner de la voix et à en découdre.
Et puis il y a nos gouvernants, les « transitoires » et les
déjà promus mais encore officieux.
Le Premier ministre actuel, M. Beji Caïd Essebsi, a déjà remis sa
démission et ne gère plus que les affaires courantes, et celles-ci
sortent de l'ordinaire des choses, n'est-ce pas ?
Toujours muet, le président de la République actuel a pourtant confié à
l'intellectuel Abdelwaheb Meddeb, quelques jours avant les élections,
qu'il y a 150 instructions judiciaires pour des agressions et des
violences telles que décrites plus haut, et que ces affaires ont été
renvoyées à des dates ultérieures de procès tandis que les agresseurs
sont laissés en liberté : et l'intellectuel Abdelwaheb Meddeb de se
demander si la magistrature n'a pas déjà choisi son camp (cf. émission
retransmise plusieurs fois déjà sur la chaîne parlementaire française
LCP) ; la magistrature, certainement indépendante, a d'autres
poulets à fouetter mais a-t-elle fait réellement son
aggiornamento ?
Quant aux partis politiques de la coalition majoritaire, ils commencent
à s'entre-déchirer : pas plus tard que ce même lundi, le CPR et
Ettakatol avaient mieux à faire en votant avec l'opposition démocratique
contre Ennahdha qui tentait de faire passer en force une répartition à
son profit des pouvoirs publics : c'est la première fêlure dans le
bloc Ennahdha-CPR-Ettakatol.
Il n'en reste pas moins qu'il faut interpeller prioritairement nos trois
présidents : pourquoi le président de l'Assemblée constituante, le
docteur Mustapha Ben Jaafar, ne fait-il pas d'urgence prendre par
l'Assemblée, seule instance légitimée à le faire, une position nette et
indiscutable contre tous ces graves événements, lui qui s'avisa si
promptement à dénoncer l'agression subie par Mme Souad
Abderrahim ?
Pourquoi M. Hamadi Jebali, autoproclamé président du Conseil des
ministres lundi 24 octobre sur Express FM (et personne ne conteste
cet usage en pays démocratique...), lui qui est si pressé de s'arroger
pratiquement les pleins pouvoirs exécutifs, n'intervient-il pas en
direct sur tout ce qui vient de se passer pour dire la position
d'Ennahdha ? Pourquoi le président-bis, le chef historique
d'Ennahdha qui interpella le président irakien à propos d'une sentence
de mort, sans qu'il n'ait eu statut pour le faire, et qui est déjà
intervenu pour appeler au calme à Sidi Bouzid lors des incidents
provoqués par les électeurs d'El Aridha, ne dit-il pas aussi son mot de
toute son autorité ?
Sans doute Samir Dilou est-il fin diplomate, mais son habileté à
réclamer que le niqab devienne objet de débat et à proscrire toute
violence d'où qu'elle vienne ne suffit pas à dissiper le soupçon
qu'Ennahdha est partie prenante dans ce désordre par certaines de ses
fractions et par son double langage, et que ce Mouvement, mettant deux
fers au feu, testerait ainsi la résistance de l'opinion à l'offensive
fondamentaliste ?
Quant au Dr Moncef Marzouki futur président de la République, si
volubile à proclamer son attachement aux libertés publiques et
individuelles et aux droits fondamentaux de l'État Tunisien, et si
pugnace à défendre son pré carré de chef de l'État dans un régime
semi-parlementaire, n'est-ce pas à lui que revient désormais la mission
républicaine de poser les limites de la tolérance à tous ces dérapages
et de tracer la ligne rouge des fondamentaux intransgressibles, bref
d'énoncer la seule sacralité qui vaille : celle d'un pacte
civilisationnel citoyen, dans la synthèse de l'ensemble de notre
histoire.
Nadia Omrane
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