Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Novembre 2011
Le silence de nos gouvernants

Lundi 28 novembre, sur les ondes des radios et sur les réseaux sociaux, des journalistes, des acteurs de la société civile et de simples citoyens exprimaient leur indignation de ce qui se passait alors à la faculté de la Manouba ; ils se montraient consternés par le silence de nos gouvernants, de nos récents élus et de l'ensemble de la classe politique, à quelques exceptions près, dans le ronron de petits communiqués si peu audibles sous le tumulte démonstratif des agresseurs. Aux journaux télévisés de 20 heures et ceux de mardi matin, c'est encore le silence radio...

Or, c'est lundi matin qu'a commencé le scandale. Pour résumer, quelques dizaines d'intrus barbus, quelquefois très âgés et n'ayant rien avoir dans leur majorité avec les étudiants de la faculté des lettres et des humanités de la Manouba, ont débarqué en Isuzu dans la faculté. Ils ont barré l'accès aux salles d'examen et se sont rendus jusqu'au bureau du doyen, le professeur d'histoire Habib Kazdaghli, pour lui imposer leurs revendications : autorisation du port de niqab pendant les cours et les examens, non mixité des salles de classe y compris au niveau des professeurs, et création d'une salle de prière, « la mosquée la plus proche étant à deux stations de métro de la fac » selon leur déclaration.

Le doyen ayant refusé d'obtempérer, il s'est retrouvé pris en otage dans son bureau avec quelques collègues et quelques étudiants venus l'assister, tandis que ceux qui se déclaraient « salafistes » ramenaient matelas et couvertures pour tenir leur siège toute la nuit. D'après quelques informations, les « otages » auraient été rendus à leurs familles vers deux heures du matin tandis que le bureau du doyen, où sont rangés sujets d'examens, documents et trésorerie de la faculté, se retrouvait à la portée de toutes les mains.

Depuis la révolution, et c'est un acquis, il n'y a plus de police dans les facultés et le doyen s'est refusé à l'y faire rentrer au nom du respect de la neutralité, de l'autonomie et de l'immunité de l'enceinte universitaire où aucune violence n'est censée se produire. Mais que se passait-il dehors où des informations contradictoires ne faisaient pas état d'une présence policière, le ministère de l'enseignement supérieur s'étant contenté de se fendre d'un communiqué rappelant l'interdiction du port du niqab à l'université.

Quelques journalistes se rendirent sur les lieux et l'un d'entre eux, très vif sur les ondes de Shems FM, Sofiane Ben Farhat, interpella les élus de l'Assemblée constituante, les sommant, toutes discutions cessantes, de réagir. Sur les ondes, de simples citoyens exprimaient aussitôt leur désapprobation et leur inquiétude de cette escalade des atteintes à l'ordre éducatif et aux libertés individuelles. Car il s'agit là d'un enchaînement d'incidents et de provocations redoutables pour l'avenir des droits et des libertés dans notre pays, ainsi que des valeurs qui sont au fondement de notre système d'enseignement.

Ainsi la semaine dernière à l'Institut des beaux-arts de Kairouan, une enseignante, Mme Leïla Ouni, se voyait interdire par ses propres étudiants de première année de faire passer un test de dessin artistique, un de ces jeunes gens projetant deux doigts crochus jusqu'à ses yeux pour la menacer, en châtiment symbolique, de l'aveuglement de celle qui tenterait une représentation figurée ! Quelques instants plus tard dans le même institut, une autre enseignante, après s'être vu imposer une étudiante en niqab en examen, se retrouve empêchée de faire représenter une scène d'un tableau célèbre, deux petites souris pécheresses se touchant patte à patte ! Ce n'est pas une blague mais le récit fait sur Radio Tunis (RTCI) par Mme Leila Ouni du prétexte des insultes et violences qui s'ensuivirent.

Précédemment, une autre professeur de dessin dans un lycée du quartier Ettadhamen avait vu son cours interdit par ses propres élèves car le dessin serait «  illicite » au regard du dogme et avait du rentrer chez elle sous escorte policière, en protection. La même semaine, le directeur de Nessma TV était traduit en justice pour outrage aux bonnes moeurs, parce qu'une scène du film Persepolis, repris par sa chaîne avant les élections, représentait le visage de Dieu.

Et encore il y a un mois, des violences tentaient d'imposer la présence de jeunes filles en niqab à la faculté de Sousse. Concomitamment, dans une cantine universitaire de Gabès, on tentait de séparer garçons et filles car, fut-elle à table, la mixité nourrirait bien des appétit !

On pourrait rallonger ce livre noir de la régression par d'autres incidents graves et médiatisés, comme l'éjection violente de jeunes femmes enseignantes à l'université au motif que leur tenue n'était pas décente.

Mais combien d'autres mésaventures d'un fascisme ordinaire rampant ne sont pas sues : ainsi dimanche 13 novembre, une étudiante, qui vient de décrocher pour la journée un job d'hôtesse dans un congrès et invitée à s'y rendre très tôt le matin pour revêtir sa tenue et se faire maquiller, donne donc à un chauffeur de taxi l'adresse de l'hôtel où ce congrès a lieu. Le chauffeur pris de folie (y a-t-il d'autres qualifications ?) la soumet à une inquisition, l'accuse d'aller s'y prostituer, la tire par les cheveux de son véhicule et lui assène une gifle ! Une autre dame raconte qu'en se lavant au hammam des femmes, comme à l'habitude en maillot de bain, elle se voit ordonner par une autre femme de se couvrir ! À l'avenir, il faudra se laver habillé, et tout est à l'avenant !

Notre culture est-elle si castratrice pour que le corps des femmes fasse à ce point problème pour ces commandos de l'ordre moral et de la « lutte contre le mal » ! La femme doit disparaître de toute visibilité, fantôme dans l'espace publique et a fortiori dans le champ religieux : en aucune manière elle ne saurait détenir une responsabilité en rapport avec le sacré, si l'on en croit la détermination d'une chaîne humaine, d'une sorte d'Opus Dei islamique, interdisant de rejoindre son poste à Mme Iqbal Gharbi, professeur d'anthropologie religieuse récemment nommée par les pouvoirs publics à la direction de Radio Zitouna.

Enfin, l'image de la représentation figurée se retrouve proscrite dans une interprétation littérale du texte sacré, au mépris de l'évolution de cette lecture comme tentent de l'expliquer les professeurs des beaux-arts à leurs étudiants obtus, témoignage sur Abou Nawas à l'appui. Mais comment ne pas se retrouver sidérés de l'accélération avec laquelle notre société historicisée comme une société de l'image, au rythme du monde, se retrouve installée de force dans une machine à remonter le temps ? Est-ce parce que cette régression passéiste n'arrive pas à intégrer nos catégories d'entendement que nos gouvernants, nos élus, ne réagissent pas ? Sont-ils sidérés, foudroyés par ce tonnerre de Dieu qu'ils en restent muets ? Ou ne se sentent-ils pas le courage ou l'opportunité politique de réagir, de trouver les mots, de faire acte d'autorité ?

Il a bien du y avoir, ici ou là, quelques phrases bien policées de condamnation, si enveloppées qu'on les entend à peine. Mais n'eut-il pas fallu que lundi soir des élus de l'opposition démocratique, ou que des responsables de partis politiques se rendent immédiatement à la faculté de Manouba pour parlementer, intervenir, soutenir le doyen qui est en outre le membre d'un de ces partis, leur camarade, leur collègue ? Faut-il accepter d'entendre que ce n'est pas là la vocation première d'un parti politique qui préfère transmettre « la patate chaude » au syndicat de l'enseignement supérieur ? Non, la société civile n'a pas à être en permanence aux avant-postes et les partis en seconde ligne. Les appareils organisés, lourds et vieillis, devraient sortir au plus vite de l'ankylose de l'ancien régime, prendre de nouveaux réflexes, une plus grande réactivité, un meilleur sens de la communication et mobiliser plus vite des militants plus jeunes, plus dynamiques, plus physiques, prêts à donner de la voix et à en découdre.

Et puis il y a nos gouvernants, les «  transitoires » et les déjà promus mais encore officieux. Le Premier ministre actuel, M. Beji Caïd Essebsi, a déjà remis sa démission et ne gère plus que les affaires courantes, et celles-ci sortent de l'ordinaire des choses, n'est-ce pas ? Toujours muet, le président de la République actuel a pourtant confié à l'intellectuel Abdelwaheb Meddeb, quelques jours avant les élections, qu'il y a 150 instructions judiciaires pour des agressions et des violences telles que décrites plus haut, et que ces affaires ont été renvoyées à des dates ultérieures de procès tandis que les agresseurs sont laissés en liberté : et l'intellectuel Abdelwaheb Meddeb de se demander si la magistrature n'a pas déjà choisi son camp (cf. émission retransmise plusieurs fois déjà sur la chaîne parlementaire française LCP) ; la magistrature, certainement indépendante, a d'autres poulets à fouetter mais a-t-elle fait réellement son aggiornamento ?

Quant aux partis politiques de la coalition majoritaire, ils commencent à s'entre-déchirer : pas plus tard que ce même lundi, le CPR et Ettakatol avaient mieux à faire en votant avec l'opposition démocratique contre Ennahdha qui tentait de faire passer en force une répartition à son profit des pouvoirs publics : c'est la première fêlure dans le bloc Ennahdha-CPR-Ettakatol.

Il n'en reste pas moins qu'il faut interpeller prioritairement nos trois présidents : pourquoi le président de l'Assemblée constituante, le docteur Mustapha Ben Jaafar, ne fait-il pas d'urgence prendre par l'Assemblée, seule instance légitimée à le faire, une position nette et indiscutable contre tous ces graves événements, lui qui s'avisa si promptement à dénoncer l'agression subie par Mme Souad Abderrahim ?

Pourquoi M. Hamadi Jebali, autoproclamé président du Conseil des ministres lundi 24 octobre sur Express FM (et personne ne conteste cet usage en pays démocratique...), lui qui est si pressé de s'arroger pratiquement les pleins pouvoirs exécutifs, n'intervient-il pas en direct sur tout ce qui vient de se passer pour dire la position d'Ennahdha ? Pourquoi le président-bis, le chef historique d'Ennahdha qui interpella le président irakien à propos d'une sentence de mort, sans qu'il n'ait eu statut pour le faire, et qui est déjà intervenu pour appeler au calme à Sidi Bouzid lors des incidents provoqués par les électeurs d'El Aridha, ne dit-il pas aussi son mot de toute son autorité ?

Sans doute Samir Dilou est-il fin diplomate, mais son habileté à réclamer que le niqab devienne objet de débat et à proscrire toute violence d'où qu'elle vienne ne suffit pas à dissiper le soupçon qu'Ennahdha est partie prenante dans ce désordre par certaines de ses fractions et par son double langage, et que ce Mouvement, mettant deux fers au feu, testerait ainsi la résistance de l'opinion à l'offensive fondamentaliste ?

Quant au Dr Moncef Marzouki futur président de la République, si volubile à proclamer son attachement aux libertés publiques et individuelles et aux droits fondamentaux de l'État Tunisien, et si pugnace à défendre son pré carré de chef de l'État dans un régime semi-parlementaire, n'est-ce pas à lui que revient désormais la mission républicaine de poser les limites de la tolérance à tous ces dérapages et de tracer la ligne rouge des fondamentaux intransgressibles, bref d'énoncer la seule sacralité qui vaille : celle d'un pacte civilisationnel citoyen, dans la synthèse de l'ensemble de notre histoire.

Nadia Omrane

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