La « guerre de l'anthrax » : un dérapage
de la CIA ?
Traduction française de la transcription d'une émission de BBC News
eudi 14 mars, BBC News a diffusé une information stupéfiante qui ne semble pas avoir retenu l'attention des observateurs : la CIA serait, plus ou moins indirectement, à l'origine de l'affaire de la maladie du charbon (anthrax) qui avait défrayé la chronique aux États-Unis dans les semaines qui avaient suivi le 11 septembre. C'est dans le cadre d'une recherche menée par la centrale de renseignements américaine pour évaluer les effets de l'envoi de l'anthrax par courrier postal que les choses auraient échappé à tout contrôle, provoquant la mort de cinq personnes et semant la panique dans tout le pays. Ce qui ressort de l'émission de BBC News, c'est qu'un élément clé de l'opération de la CIA aurait dérobé le produit, l'aurait raffiné pour le transformer en arme et l'aurait éventuellement envoyé par la poste. Ci-dessous la traduction française de l'essentiel de l'émission « Anthrax Attacks », dont la transcription en Anglais a été réalisée par le site progressiste américain Mid-East Realities (http://www.middleeast.org) à partir du sous-titrage en télétexte généré en direct pour Newsnight.
Ahmed Brahim
Universitaire. Tunis.
BBC News : Au lendemain du 11 septembre, les attaques à l'anthrax avaient semé la panique aux États-Unis et à travers le monde. Mais le FBI avait-il jugé le cas trop chaud pour oser s'en mêler ? Notre chroniqueur scientifique Suzan Watts nous parle de Washington.
Suzan Watts : L'attaque à l'anthrax que connut l'Amérique en automne dernier venait juste après celle qui avait frappé les Tours Jumelles du point de vue de l'ampleur du choc et de l'angoisse qu'elle avait causés... Certains disent même que les lettres contenant de l'anthrax ont entraîné chez le peuple américain une hystérie sub-clinique... Malgré cela, le premier acte majeur de terrorisme biologique que le monde ait connu demeure encore un crime inexpliqué... Initialement l'enquête s'orienta vers un lien possible avec Al-Qaeda ou avec l'Irak, ensuite on pensa à un terroriste de l'intérieur du pays ; enfin l'hypothèse fut émise d'une relation quelconque avec le propre programme de défense biologique des États-Unis eux-mêmes. Mais au cours des quatre ou cinq dernières semaines, l'enquête semble s'être enlisée, et diverses théories ont été avancées pour expliquer cet enlisement... Il y a trois semaines, Dr Barbara Rosenberg - une autorité reconnue en matière de « bio-défense » aux USA - a déclaré que le FBI traînait les pieds parce qu'une arrestation pourrait embarrasser les autorités américaines. Ce soir, sur Newsnight, elle va plus loin, suggérant l'existence d'un projet expérimental de la CIA pour tester la faisabilité de l'envoi d'anthrax par la poste, projet dont le responsable scientifique a lamentablement déraillé.....
Dr Barbara Rosenberg (Fédération des Scientifiques américains) : Il est possible que cette tâche ait été confiée à un spécialiste ayant une grande expérience du terrain, à qui l'on a laissé l'initiative de décider exactement des procédures. Cela aurait eu pour résultat un projet qui tourne de travers parce que la personne qui en a été chargée aurait décidé de l'utiliser à ses propres fins et de s'attaquer aux media et au Sénat pour des motifs personnels non prévus par le projet gouvernemental... C'est une possibilité dont je pense qu'elle doit être considérée sérieusement.
Watts : Voici un autre analyste de renom en matière de « bio-défense » qui a déjà esquissé un profil similaire du genre de personne qui pourrait être derrière les attaques de l'anthrax...
Milton Leitenberg (Centre des Etudes Internationales et de Sécurité, Université du Maryland) : J'aurais tendance à penser qu'il s'agit de quelqu'un possédant ce type d'expérience, et je crois que le terme que j'avais utilisé pour le qualifier quand je vous avais parlé la première fois était celui de « cow-boy ». Aux États-Unis ce mot signifie simplement quelqu'un qui estime que ses actions relèvent de la pure bravoure, qu'il peut agir librement et décider de ce qui doit être ou ne doit pas être fait.
Watts : Au cours des dernières semaines, l'enquête a été focalisée sur l'Institut de recherche médicale de l'US Army à Fort Detrick près de Washington. Fort Detrick se trouve au coeur d'un réseau de centres militaires disséminés à travers les USA et d'une nébuleuse de sociétés privées travaillant la main dans la main avec ces sites militaires en tant que partenaires liés par contrat... Le colonel Franz David a travaillé onze ans à Fort Detrick où il a eu l'expérience directe des agents spécialisés dans la guerre biologique ; il a sa propre opinion sur le type d'individu que le FBI devrait chercher...
Colonel David Franz (Ancien responsable au Programme de Recherche Médicale de Detrick, 1987-98) : Il ne s'agit pas simplement de quelqu'un qui se serait connecté à Internet ou qui aurait emprunté un livre dans une bibliothèque et qui, une fois rentré chez lui, aurait tenu le livre d'une main et une grosse cuiller en bois de l'autre et se serait mis à remuer... C'est quelqu'un qui, je pense, a passé un bon bout de temps à travailler dans le domaine et qui avait appris à cultiver... à purifier et à sécher tout cela.
Watts : Les comptes-rendus élaborés par la direction à Fort Detrick dans les années 90 révèlent l'existence d'un site de recherche en désordre, avec des mesures de sécurité discutables. Nous avons interrogé une ancienne technicienne de laboratoire qui travaille maintenant à Belize sur certaines activités nocturnes de ce laboratoire restées inexpliquées.
Dr Mary Beth Downs (diplômée de l'Ecole de médecine de St Matthews, ancienne employée à Fort Detrick) : J'avais repris mon travail (après le week-end) ; je me suis mis à développer mes négatifs et ils ont révélé l'existence de l'anthrax. Alors j'ai regardé le petit compteur qui numérote les films, mais aucun film ne manquait ; je me suis donc rendu compte que j'avais utilisé le même matériel vendredi et qu'il n'avait pas révélé d'anthrax.
Watts : Qu'aviez-vous pensé à propos de ce qui avait bien pu se passer pendant le week-end ?
Downs : Que quelqu'un était venu travailler sur de l'anthrax... N'importe qui ayant accès aux labos n'était pas contrôlé dans ce qu'il faisait aussi bien pour la quantité de l'agent biologique qu'il cultivait que pour ce qu'il faisait de celui-ci (pour savoir par exemple s'il le mettait dans sa poche et l'emportait à la maison...)
Watts : Le FBI était tellement décidé à vérifier si Fort Detrick était à l'origine de tout ça qu'il a eu recours à l'analyse du génome de la poudre elle-même... À l'Institut de Recherche Génomique (fondé par Craig Venter, l'homme à qui l'on doit l'accélération du décodage du génome humain), l'équipe spécialisée dans l'anthrax a créé une « empreinte digitale » du DNA de l'anthrax prélevé sur la première victime, un journaliste de Floride. Ils sont en train de comparer cette « souche » de Floride avec les échantillons disponibles provenant d'un certain nombre de sites militaires. Tim Read, qui compte parmi les plus grandes autorités mondiales en matière de structure génétique de l'anthrax, a comparé l'empreinte de la souche de Floride avec les échantillons de Fort Detrick. Les résultats n'ont pas encore été publiés, c'est pourquoi il fait si attention à ce qu'il dit...
Dr Timothy Read (Institut de Recherche Génétique) : Les deux souches sont nettement apparentées l'une à l'autre.
Watts : Pourraient-elles être apparentées au point qu'on peut dire qu'il s'agit de la même souche ?
Read : Je n'ai pas de commentaire là-dessus...
Watts : Mais la vraie question n'est pas tant de savoir d'où vient l'anthrax que de savoir qui y a accès. Les vétérans du programme US de guerre bactériologique des années 60 étaient évidemment les premiers à venir à l'esprit. Dès le début de l'enquête, beaucoup ont immédiatement pensé à un nom, mais peu de gens ont osé le dire tout haut : William Capers Patrick III faisait partie du programme américain originel qui prit fin dans les années
60. Selon le New York Times (fin décembre), il fut l'auteur en 1998 d'une étude secrète sur les effets possibles de l'anthrax qu'il envoya par la poste, mais maintenant il nie cela...
Nous sommes allée le voir pour lui demander s'il connaît le coupable... Patrick est quelqu'un à qui l'on reconnaît des dons de metteurs en scène ; il est connu pour ses démonstrations sensationnelles. Pendant notre interview, il nous a présenté plusieurs éléments d'information technique dont un expert a dit qu'ils pourraient aider n'importe qui ayant l'intention de faire de l'anthrax une arme.
William Capers Patrick III (Consultant en guerre biologique) : J'ai préparé par simulation deux poudres anodines, avec de jolies caractéristiques pour la fluidité...
Watts : Il ressort clairement de ce que Patrick nous a dit qu'il a été pendant de nombreuses années un personnage central de la communauté de « bio-défense » et qu'il peut très bien avoir rencontré ou croisé le chemin de la personne qui se trouve derrière les attaques...
Patrick : La plupart de mes discussions sur le problème biologique ont eu lieu dans des congrès ou des réunions très sūres qui concernent des gens qui ont besoin de savoir, et qui ont l'autorisation et tout ce qu'il faut sur le plan de la sécurité. Je ne parle pas de l'aspect pratique et je n'entre pas dans le « how to » avec beaucoup de gens, seulement avec ceux qui ont un besoin impératif de savoir.
Watts : Vous n'auriez pas une idée derrière la tête, quelque chose qui vous dit que peut-être vous connaissez bien la personne qui a fait ça ?
Patrick : Possible. Possible. J'aurais pu parler à ce genre de personne. Mais cela aurait pu être dans le cadre de ce qu'elles avaient besoin de savoir.
Watts : Il m'a dit que deux agents du FBI et un fonctionnaire du bureau du procureur général l'avaient interrogé pendant 3h30 il y a deux semaines. Il dit qu'ils lui avaient appris qu'il avait été un suspect mais qu'ils lui avaient laissé croire qu'il était désormais libre de tout soupçon. Juste pour l'enregistrement, Patrick, puis-je vous demander si vous avez perpétré ces attaques ?
Patrick : mon Dieu ! Je ne l'ai pas fait... Je ne l'ai pas fait... je suis un patriote américain !
Watts : Patrick faisait partie de l'équipe qui a inspecté les armements irakiens dans les années 90 et était surpris qu'immédiatement après les attaques, le FBI ne soit pas venu le voir, simplement en tant qu'expert. Il reconnaît qu'il était logique de le considérer comme suspect, mais pour lui, l'explication la plus plausible, ou peut-être la plus confortable, est que la poudre et le motif ont leur origine outre-mer - dans quelque État voyou...
Patrick : Je détesterais penser que quelqu'un dans notre pays peut faire ça à notre peuple. Si jamais nous découvrons qui a fait ça, j'espère qu'il vient d'outre-mer, parce que comme ça je... Bon, je ne veux pas... Je souhaite que le coupable soit attrapé, mais je penserais plutôt que le coup vient de nos ennemis, de l'extérieur de notre propre pays...
Watts : Bill Patrick n'est plus considéré comme suspect, mais le filet semble se refermer autour de quelqu'un qui est au coeur du programme US de guerre bactériologique. Nous savons maintenant en rassemblant les informations venant de sources bien placées qu'il y a un autre individu en train d'être interrogé par les agents du FBI et sur qui pèsent encore de forts soupçons. Et il n'est pas isolé... Il est probable qu'il a travaillé par le passé sur un projet gouvernemental clé et qu'il a un réseau d'amis et de collègues sur qui il peut compter. La possibilité que soit impliquée plus d'une personne peut permettre de répondre à certaines questions géographiques intrigantes sur le lieu où les attaques ont pris leur source.
Dr Ronald Atlas (Société américaine des microbiologistes) : Je pense que le fait de focaliser sur un groupe signifie qu'on peut avoir une personne ayant l'expérience suffisante pour transformer l'anthrax en arme et une autre personne se chargeant de le livrer à Trenton.
Watts : C'est dans les compagnies privées liées par contrat à l'armée et qu'on appelle pour rire « les bandits du périphérique » (parce qu'elles sont disséminées autour du boulevard périphérique de Washington) que les individus ayant le profil requis peuvent travailler ou avoir travaillé. Certaines de ces sociétés sont connues pour avoir été associées à des projets secrets de bio-défense. Un de ces projets secrets (qui fait partie d'une série de trois) a été exécuté dans le désert du Nevada. Or dans les tous premiers jours de septembre 2001, juste avant les attaques du 11, le New York Times publia une grande enquête qui, à tout autre moment, aurait eu une signification énorme... Il révélait l'existence de trois projets secrets de bio-défense à un moment où le peuple américain croyait qu'il n'y en avait aucun ! L'un de ces projets - exécuté par la société Battelle - consistait à créer génétiquement de l'anthrax modifié. Et la question, maintenant, est : existe-t-il encore d'autres projets de ce type ?
Milton Leitenberg (Université du Maryland) : Maintenant nous avons découvert que la CIA est également impliquée dans cette affaire, bien que ce soit sans doute uniquement à travers des sociétés liées par contrat. Mais nous ne connaissons pas le nombre de ces sociétés. L'une d'entre elles a été publiquement révélée ; c'est Battelle, qui a conduit l'un de ces projets. Il se peut qu'il y ait d'autres entrepreneurs sur d'autres projets similaires, mais nous ne connaissons pas cette partie immergée de l'iceberg.
Watts : L'article de 1998 sur l'anthrax par courrier postal était un des projets secrets. Dr Rosenberg fait l'étonnante suggestion que l'expérience peut avoir été mortellement poursuivie par quelqu'un d'autre. Dernièrement elle a mis en cause l'enquête et elle a été attaquée par le FBI et la Maison Blanche. Mais elle dit qu'elle est prête à parler de nouveau car elle est si effrayée de ce qui peut arriver la prochaine fois
Dr Barbara Rosenberg (Fédération des Scientifiques Américains) : Cette personne connaît exactement ce pour quoi elle pourrait être poursuivie et comment elle peut s'en tirer à bon compte, et je pense quelle avait quelques comptes personnels à régler, mais je crois aussi que cet individu a pensé que la bio-défense avait été quelque temps négligée par le passé
Watts : Les idées de Rosenberg sont étonnantes mais elle connaît la situation de l'intérieur et possède de bons contacts. Elle pense que le FBI doit agir tout de suite
Rosenberg : Je pense que le temps presse et qu'il faut vite le traduire en justice, même s'ils pensent qu'ils n'ont pas assez de preuves. Cela pourrait permettre, même en l'absence d'une condamnation criminelle dūment justifiée, de porter une accusation civile dans le genre de ce qui était arrivé par le passé à OJ Simpson. C'est pourquoi je pense qu'il est temps d'agir car c'est très important pour prévenir tout acte terroriste futur.
Watts : Le désir de l'Amérique de mettre à tout prix son programme de bio-défense à l'abri de tout examen minutieux est une des raisons pour lesquelles elle a refusé l'été dernier de souscrire à un accord international sur le contrôle des armes biologiques. Se peut-il que son obsession du secret se soit retournée contre elle-même en créant un climat tel qu'il a permis à l'un de ses experts de faire un pas de trop et de devenir un bio-terroriste contre son propre pays ?
le communiqué suivant a été lu après l'émission : La CIA a informé Newsnight qu'elle rejette totalement la théorie de Dr Rosenberg, ajoutant qu'elle n'est au courant d'aucun projet visant à évaluer l'impact de l'anthrax envoyé par courrier.