ans les déclarations des dirigeants du mouvement national, dans les slogans des participants
aux milliers de manifestations à travers tout le territoire national entre 1952 et 1954, comme
dans les documents de la résistance au colonisateur, les revendications de liberté et
d'indépendance étaient inséparables. Venaient en second lieu les aspirations au
développement économique, social et culturel. L'objectif de la modernisation de la société
tunisienne, lui, n'était pas affiché.
Il y avait très peu d'étudiants. L'essentiel de la jeunesse cultivée était constitué des élèves des
établissements secondaires, déjà fortement politisés du fait des circonstances. Dans les cercles
des élèves du collège Sadiki et de ceux des sections dites « tunisiennes » des lycées de
l'intérieur, on échangeait et on commentait avec admiration les écrits égyptiens sur
l'émancipation des femmes allant de Kacem Amin à Dorra Chafik et les thèses de Mohamed
Abdou et de Khaled Mohamed Khaled sur les perspectives des nouveaux ijtihads ; on suivait
le combat de Taha Hussein aux prises avec les conservateurs d'El Azhar ; on lisait et on
discutait l'oeuvre de Tahar Haddad sur le droit des femmes musulmanes à l'instruction, à la
liberté et à l'égalité et les dures épreuves qu'on lui a infligées. Mais on ne parlait pas trop fort
de ces sujets que nos frères zétouniens, formés par leurs cheikhs conservateurs, n'appréciaient
pas. Par ces temps où il fallait s'unir dans le combat, il était impératif de ne pas insister sur les
sujets qui fâchaient. La jeunesse était divisée en deux blocs opposés ; mais chacun savait
parfaitement ce que pensait l'autre et nous étions unis dans le combat pour la liberté.
Nous nous rencontrions dans notre admiration commune de l'Egypte, l'aînée des nations
arabes et qui, la première, a combattu la colonisation et obtenu son indépendance. Nous étions
émerveillés par le degré d'évolution de ce pays avec une société qui se modernisait, une
femme dévoilée, une presse relativement libre, un bouillonnement culturel, des élections
périodiques et un parti dominant, le Wafd, aux tendances laïcisantes assez claires. Le Caire,
siège de la Ligue Arabe et du Bureau du Maghreb Arabe d'où nous parvenaient les
encouragements et les appels à la poursuite de la résistance, avait à nos yeux un prestige
incomparable. Ce prestige a augmenté avec la nationalisation du canal de Suez, le discours
anti-impérialiste enflammé de Nasser et son appel à l'unité arabe et à la libération de la
Palestine.
Lorsque, le 20 mars 1956, le protocole d'indépendance a été signé, la joie était immense ; car,
dans notre esprit de jeunes idéalistes et démesurément optimistes, le plus difficile étant fait,
tous nos objectifs allaient être atteints. Aujourd'hui, quarante-six ans après, je prends la
mesure des erreurs d'appréciation et de l'excès d'optimisme de la jeunesse.
L'Orient arabe a accompli des pas immenses en arrière. Le projet d'unité a fait du sur place au
point qu'il n'y a plus que quelques nostalgiques maghrébins pour y croire. En Syrie, en Irak et
ailleurs, la liberté de la presse, alors balbutiante, a disparu. En Egypte, cette liberté n'est plus
que l'ombre de ce qu'elle était. Les femmes ont repris leur voile et la société est revenue à ses
traditions. L'explosion démographique et les dépenses militaires ont freiné l'effet des efforts
économiques. Israël a poursuivi son expansion et la cause palestinienne a reculé d'autant.
Le désenchantement des Tunisiens à ce sujet est d'autant plus grand que les pas non
négligeables que nous avons accomplis dans certains domaines ne rencontrent en Orient que
méconnaissance, critiques et dénigrement. La femme tunisienne a accumulé de grands acquis,
la société s'est débarrassée de plusieurs de ses traditions ancestrales néfastes et l'économie a
évolué et s'est considérablement modernisée, même si elle reste fragile et ses résultats
insuffisants. Le bilan de plus de quarante ans de pouvoir destourien n'est pas négatif.
Je sais que ces propos déplaisent à un large secteur de l'opposition tunisienne. Ceux qui
insistent sur les difficultés économiques que rencontre la classe moyenne et, a fortiori, les
couches sociales les plus défavorisées, ont raison ; d'autant que je pense que les atouts
tunisiens auraient pu permettre une croissance à deux chiffres s'il n'y avait pas du népotisme,
de la corruption et du gaspillage, si la justice était indépendante et les investisseurs de
l'intérieur et de l'extérieur plus confiants, si les choix économiques étaient plus justes et la
gestion plus volontariste, plus courageuse et plus responsable. Je sais aussi que les femmes
militantes tunisiennes en ont assez du discours triomphaliste du féminisme d'État, à la vérité
bien agaçant, d'autant plus que l'État n'a fait les choses qu'à moitié, que d'autres pas sont
encore à franchir. En particulier, le maintien de l'inégalité successorale est devenu intolérable
pour un secteur non négligeable de l'opinion.
Ces différentes objections que je comprends et que j'approuve ne m'empêchent pas de
continuer à affirmer que la Tunisie a accompli d'énormes réalisations et que le premier de nos
devoirs est de veiller à ne pas les gaspiller. Nous ne devons pas perdre de vue que nous avons
le même tissu social, le même passé culturel, les mêmes freins au développement que bon
nombre d'autres pays et que comparée à ces pays, la Tunisie a accompli un petit miracle.
Ceux qui trouveraient le mot trop fort devraient penser aux peuples frères et voisins qui ont
dix ou quinze fois plus de richesses naturelles que nous et où le niveau de vie reste inférieur
au nôtre.
On me reproche parfois d'être trop critique ou trop méfiant à l'égard des islamistes. Je
comprends ces reproches mais je maintiens mes positions, conscient que je suis des dangers
qui guettent la Tunisie de perdre ses acquis... Pensons à ce qu'était l'Iran et à ce qu'il est
devenu. Pensons à l'émancipation de la femme égyptienne qui, au lieu d'être poursuivie, a
reculé à cause du poids énorme d'El Azhar conjugué avec les pressions des islamistes. Rappelons-nous que Mzali ne pensait pas faire de grandes concessions au clan traditionnel quand il a laissé la mixité disparaître petit à petit de nos écoles et de nos lycées, et nos manuels scolaires transformés, défigurés subrepticement, au point que, en 1989, nos
établissements d'enseignement sont devenus de véritables écoles de formation des cadres
islamistes. Ceux qui aujourd'hui cherchent, de façon inavouée mais non moins claire, les
faveurs des islamistes et donnent du crédit à leurs discours lénifiant ne s'imaginent pas
quelles concessions ils seront amenés à faire, s'ils arrivent au pouvoir grâce à eux, et à quel
point ils mettront nos acquis en danger.
C'est en matière de libertés publiques que les discours qui peuvent paraître maximalistes sont
entièrement fondés. L'aspiration à la liberté, à la démocratie et à l'État de droit a toujours été
forte chez tous les Tunisiens et cette aspiration n'a été satisfaite à aucun moment depuis
l'indépendance. Après l'adoption de la Constitution et jusqu'en 1981, les mascarades
électorales se sont succédées tous les cinq ans, avec le système du parti unique et du candidat
unique, les journalistes bâillonnés et les opposants bastonnés et embastillés. Au début des
années quatre-vingt, on a connu un petit souffle de liberté de presse et un début de pluralisme.
Avec l'avènement du 7 novembre, consolidé par le Pacte national de 1988, nous avons été
nombreux à croire que l'ère de la liberté avait véritablement commencé. Quelques années
après, les espoirs se sont évanouis.
Aujourd'hui, avec le procès de Hamma Hammami par exemple, la Tunisie est un des rares
pays au monde où on est condamné à de lourdes peines parce qu'on a exercé son droit de
constituer un parti politique. La presse est fade, insipide et illisible. Pire encore, agissant sur
ordre, elle publie des articles mensongers, calomnieux, diffamatoires et orduriers contre les
démocrates. Les responsables de la Ligue des droits de l'homme, organisme en sursis, ne
peuvent plus aller dans les régions pour les réunions des sections ; la liberté « d'aller et de
venir », la plus élémentaire des libertés, n'est plus respectée ; on dirait qu'un système de visas
intérieur a été instauré. Enfin, la première règle de la République et de la démocratie, celle de
l'alternance, est en voie d'être sacrifiée sous couvert d'une réforme constitutionnelle qui va
garantir davantage les droits de l'homme. Comme si la démocratie n'est pas avant tout une
question d'éthique et de comportement des gouvernants et d'existence de véritables contre-pouvoirs.
Pourquoi la Tunisie, dont le peuple a été suffisamment mūr et avancé pour qu'elle soit la
première du monde arabe en matière économique et sociale, est-elle parmi les derniers en
matière de démocratie et d'État de droit ? À nos gouvernants de répondre. Mais ils ne
répondront pas car ils n'ont rien à dire.