el le film « Le retour de Martin Guerre », victime revenue se faire justice, on pourrait
titrer cette interview « Le retour de Omar S'habou ». L'ancien directeur de l'hebdomadaire
indépendant Le Maghreb en aura fait des traversés du désert ! Mais à son habitude, le
voici ressorti de la brume et du silence depuis la disparition du Maghreb en décembre 1990
et dix mois de prison en 1991-1992, ainsi qu'un effacement total pendant dix ans. Pourquoi
donc Omar S'habou, qui s'exprime très souvent depuis quelques semaines sur la chaîne Al
Moustakilla, reprend-il ainsi « du service » et à quel titre ? Il s'en explique dans cette interview où, au moins en citoyen et en journaliste, il donne son opinion sur la situation
politique dans le pays.
Nadia Omrane. : Si Le Maghreb était encore là, auriez-vous traité l'annonce d'un référendum pour la
modification de la Constitution comme un tournant historique pour la République tunisienne,
ou au contraire, l'auriez-vous marginalisée comme un non-événement, voire pire ?
Omar S'habou : Je ne l'aurais traitée ni comme un tournant ni comme un non-événement, mais comme un fait politique controversé.
N.O. : Au long de ces derniers mois, d'une part un concert de voix s'est élevé pour
revendiquer l'alternance au sommet de l'État et l'exercice tant du pluralisme politique
que de l'expression minimale de la citoyenneté électorale, d'autre part le RCD a
synthétisé d'interminables listes d'appels à la représentation du président de la
République à un quatrième mandat. Dans sa formulation implicite de renouvellement de mandat
jusqu'à un âge limite, c'est la seconde tendance qui l'a emporté. Pensez-vous que le
système d'État-Parti unique continue de fonctionner de manière autiste et qu'il soit
incapable d'évoluer vers l'acceptation du pluralisme d'opinions et de choix ?
O.S. : Je ramène le phénomène plutôt à un atavisme arabo-musulman qui déifie en quelque sorte le pouvoir et son exercice. Où avez-vous jamais vu un président arabe qui ait été remplacé par le jeu normal et constitutionnel de l'alternance ? À ma connaissance le président Ben Ali est lui aussi le produit de cette culture-là. Souvenez-vous : alors même que le prophète
Mohamed décédé mais non encore enterré gisait dans un vestibule (skifa), la lutte pour le pouvoir avait commencé et avec férocité...
N.O. : Quels sont donc les atouts du régime actuel pour imposer ainsi, sans risque d'être mis en difficulté, ses propres convictions et intérêts ?
O.S. : Le principal atout du pouvoir, c'est l'état d'émiettement tragique de l'opposition et
l'absence d'un leader charismatique pour la fédérer...
N.O. : Donc on peut penser que l'opposition démocratique n'a pas encore suffisamment
d'influence et d'impact pour modifier le cours immuable d'une vie politique monolithique et
encrassée d'archaïsme ?
O.S. : Oui, c'est bien ce que je disais à l'instant.
N.O. : À votre avis, y a-t-il contradiction, voire danger, à ce que certaines tendances de
l'opposition démocratique recherchent un renfort auprès des formations islamistes (et
vice-versa) dans une même synergie dite démocratique ?
O.S. : Si la démarche est d'opposition au pouvoir en place, alors les islamistes ont leur
place et leur rôle mais si la démarche est de préparer une alternative de gouvernement et de
pouvoir, les islamistes n'y ont ni place ni rôle. Mais ils ont toujours droit à l'existence
et à la jouissance de tous les droits reconnus à n'importe quel mouvement politique, même
non laïque comme Ennahdha.
N.O. : Quelles sont, très brièvement, les réformes indispensables avant toutes ces
préoccupations électorales et de conquête de l'appareil d'État ?
O.S. : 1. La liberté de la presse. 2. La liberté de la presse. 3. La liberté de la presse... Tout découle, procède et naît de là...
N.O. : Ces questions méritent bien sûr de plus amples approfondissements. Je m'adresse au journaliste, au patron de presse. Mais vous-même, sous quel statut et à quel titre
intervenez-vous de l'extérieur sur une chaîne très politique comme Al
Moustakilla ?
O.S. : Telle que formulée, votre question oublie ma deuxième casquette, celle de l'homme
politique... C'est à ce titre que j'interviens désormais... Un homme politique indépendant,
démocrate - il l'a prouvé dans sa chair - et profondément amoureux de la Tunisie, des
tunisiens et des... tunisiennes... Le 10 mars sur Al Moustakilla je m'expliquerai plus longuement.
N.O. : De l'avis de tous et de mémoire de journaliste (dont la mienne en tant que votre
collaboratrice pendant plusieurs années), l'expérience du Maghreb fut une époque épique du
journalisme tunisien. De Dialogue (organe d'expression du PSD) au Maghreb, vous avez su évoluer d'un
journalisme partisan et assez monocorde à un journalisme pluriel riche de controverses et
de débats. Vous l'avez souvent payé cher, mais certains de vos détracteurs considèrent que
vous jouiez parfois des cartes ambiguës et qui ne furent pas passantes. D'autres plus
compréhensifs estiment que vous fonctionniez en équilibriste dégageant par quelques
concessions ici ou là une marge de manoeuvre à vos journalistes. L'information
indépendante en Tunisie suppose-t-elle de si périlleuses acrobaties ?
O.S. : Dialogue n'était pas un journal monocorde. Revisitez quelques uns de ses numéros, vous
serez étonnés de la hardiesse des thèmes qui y étaient traités à l'intérieur même du régime.
C'est un cas assez exceptionnel dans l'histoire du journalisme partisan. Éditer un journal
de parti qui ait du succès et qui est épuisé presque à chaque coup cela relevait du miracle
et encore ! C'était à un moment où le régime de Bourguiba commençait à être détesté par les
Tunisiens (1974-1976). À y regarder de près, Dialogue n'est finalement que le frère aîné du
Maghreb... En tous cas ils ont le même père politique. Un homme qui est profondément tolérant
et démocrate. Ce qu'il a été empêché de faire à l'intérieur du régime, il est parvenu avec
le concours de brillants collègues, dont la rare Nadia Omrane, à le faire, à l'extérieur du
régime... Vous dites détracteurs ? Ah bon ! Ils existent toujours ? C'est curieux... Voudraient-ils discuter avec moi sur Internet et publiquement de leurs réserves ? Ils m'aideraient ce
faisant, et en toute sincérité, beaucoup... Qu'ils sachent que faire Le Maghreb et gérer une
équipe qui renferme toutes les sensibilités politiques du pays, des islamistes à l'extrême-gauche en passant par les destouriens, induisait beaucoup de gymnastique... Je dois
reconnaître que j'ai eu beaucoup de chance de pouvoir faire, avec eux, Le Maghreb, cette expérience épique comme vous dites...
N.O. : Après une retraite bien silencieuse pendant dix ans, vous réémergez à la vie publique
selon votre habitude depuis 1981. De votre exil européen - en est-ce un ? - est-ce que vous
nous préparez, sous une forme ou une autre, le retour du Maghreb ?
O.S. : Le Maghreb a rempli son rôle. Sur le plan personnel et sur le plan public. Je m'engage
désormais et exclusivement dans l'action politique. J'ai ma propre vision de l'État et de la
société et je les défendrai, c'est tout... Je vous réserve même quelques surprises... Je
profite de cette espace de liberté que vous m'offrez si généreusement pour
adresser à l'ensemble de nos collègues, de nos amis, et de nos détracteurs, lesquels sont,
donc, des lecteurs du Maghreb, mes plus affectueuses et nostalgiques salutations... Et à
bientôt à Tunis... Inchallah.