uand l'étranger qui a préféré pour aborder la
ville la voie d'eau à la voie de terre, traverse en
barque le lac El Bahira, il se sent tout à coup comme
envahi et pénétré par la sublimité des magnificences
de la nature. L'immense nappe bleue n'est pas coupée
d'une ride, l'ardent soleil africain plaque seulement
ça et là des ornements rutilants d'or à ce manteau
d'azur. L'ibis rose, le flamand lourd révèlent au
passager d'autres cieux, lui parlent d'autres âges.
Et c'est comme en rêve qu'il aborde à Tunis voilée de
bleu par son lac immobile [...] ».
Ainsi s'exprime L. Girardet auteur de la fin du XIXème
siècle pour évoquer le lac de Tunis, à la fois joyau
et objet de répulsion de la cité. Girardet imagine à
l'époque, comme beaucoup qui convoitent l'étendue du
lac assaini obtenu en concession, de petites îles et
îlots aménagés pour les hivernants et estivants
fortunés de la ville, des home familiaux pour les
visiteurs et sur les canaux aménagés des fêtes d'eau à
l'égal des nuits vénitiennes. En somme, un véritable
éden pour les « Robinson fortunés de ces îles ».
Le lac de Tunis, El Bahira ou El Bouhaira
aujourd'hui, n'a pas cessé de susciter des réactions,
des rêveries et des propositions contradictoires
quelquefois, invitant à son comblement et à son
urbanisation comme si une telle étendue « naturelle »
ne pouvait plus continuer à exister à l'heure des
réflexes hygiénistes et des spéculations dont faisait
l'objet la ville moderne naissante au début du siècle.
Le lac, coupé de la mer en 1960 par comblement du
canal de la Goulette (Halq El Oued), va attendre une
vingtaine d'années (1983) pour voir lancer un projet
d'assainissement et d'aménagement global dont les
capitaux associent l'État tunisien et le financement
d'un investisseur saoudien. Deux sociétés de promotion
sont crées, l'une pour le lac nord, la SPLT,
l'autre pour le lac sud, la SEPTS. L'impulsion est
donnée pour prévoir le cadre de vie futur de 350 000
habitants sur plus de 2500 hectares, projeté à
l'horizon 2020-2025.
Soit une véritable ville nouvelle aux caractéristiques
et aux enjeux différenciés selon qu'il s'agit du
projet du lac nord ou de celui du lac sud,
le premier devant porter l'urbanisation et
l'harmonisation des fonctions urbaines de Tunis à la
Goulette ; le second plus complexe devant ménager la
« reconversion » des quartiers sud industriels et
populeux de la ville et équilibrer le développement
futur de l'agglomération en cette région, avec comme
point focal la reconversion aux portes de Tunis du
port en port de plaisance et le ré-aménagement des
quartiers de la Petite Sicile et de la Gare de
marchandises actuelle.
Le projet du lac sud est encore en gestation, des
travaux de dragage et d'assainissement ont lieu
lentement. Par contre, nous avons vu s'élever depuis
quelques années, le long de la route menant vers la
Marsa par la GP9, la première tranche de l'opération
d'aménagement du lac nord nommée lotissement El
Khalig, qui associe équipements de loisirs,
bureaux, immeubles de logements, commerces et
secteurs de villas résidentielles.
Ce nouveau quartier peut bien être décrié sur les
plans urbanistiques et architecturaux, il connaît un
réel succès auprès de la population, du Lac Palace au
parc d'attractions Dah-Dah, du Bowling aux immeubles
de bureaux rentables et confortables, le quartier du
lotissement El Khalig s'affirme comme l'un des
endroits prisés de la capitale aujourd'hui.
Plus au nord se dressent déjà les mâts d'éclairage
des routes de la future deuxième tranche du projet
nord-est du lac sur 700 hectares, tandis que travaux
de voirie, bretelles, déviations et giratoires
avancent à grands pas.
Il faut ici marquer un temps d'arrêt et de réflexion,
face aux succès comme face aux retombées critiquables
de cette première expérience de l'urbanisation des
berges du lac nord de Tunis.
Une évaluation de l'expérience en cours aux plans
urbain, environnemental et architectural s'impose,
que les concepteurs n'auront pas manqué de mener
surtout lorsqu'on sait que ces nouveaux quartiers ont
valeur d'opérations modèles privilégiées eu égard à la
maîtrise du sol et au contrôle de l'urbanisation
générée dont se prévalent les maîtres d'ouvrage.
Certes l'art est difficile et la tâche n'est pas aisée,
les enjeux urbains importants, la rentabilité du
sol et des opérations exigées et les réflexes
administratifs, technocratiques et sectoriels encore
trop lourds pour faire de ces 2500 hectares un
véritable territoire d'expérimentation d'un projet
urbain d'avant-garde concerté et porté à l'échelle de
la capitale ; projet dont l'urbaniste en charge de la 2ème tranche
sur les berges du lac nord, Jellal Abdelkafi, a
raison de souligner l'unicité de l'occasion, qui ne se
répétera pas deux fois pour la ville.
Notre souci n'est pas ici de nous associer aux
multiples voix qui ont décrié les premiers résultats
de l'opération du lotissement El Khalig sur les berges
d'El Bouhaira le long de la route de La Marsa. Les
critiques fusent et ont fusé, qu'il s'agisse du plan
d'aménagement et d'urbanisme, de la lourdeur des
règlements urbains et des cahiers des charges décriés
par les architectes, de la lenteur administrative et
des négociations interminables prises en charge par
les urbanistes, mais aussi et surtout du résultat le
plus voyant, celui de la qualité architecturale des
édifices construits, pour le moins hétérogène, et du
paysage urbain produit face au lac et à la silhouette
sereine du Bou Kornine. Les architectes ont encore
la responsabilité à la fois archaïque et moderne de
réaliser des édifices concrets et non pas virtuels.
Des bâtiments durables, orientés, confortables,
adaptés aux modes de vie actuels et si possible beaux,
mais cela est une autre et difficile question,
aujourd'hui où l'on préfère jouer en soliste plutôt
qu'en orchestre harmonieux et où on a beaucoup de mal
à désigner les responsabilités de chef d'orchestre en
matière d'architecture urbaine.
Revenons au lac de Tunis, à ses berges, à ses
plantations aux qualités de son biotope et à la
plus-value qu'il apporte à cette urbanisation de front
d'eau que les responsables n'hésitent pas à nommer
dans les documents officiels « La cité du 3ème
millénaire ».
Qu'est ce que le lac de Tunis, sinon un site d'eau
salée, de collines et de plaines aux pieds duquel
s'étend la ville actuelle et dont les composantes sont
en train de changer très rapidement ?
Selon les experts, les récents travaux d'assainissement
du lac nord de Tunis ont permis d'inverser les
phénomènes d'asphyxie et d'eutrophisation des eaux
salines dues au comblement du canal de la Goulette en
1960.
Sur le plan environnemental, les différents rapports
et documents d'urbanisme ne négligent aucunement les
recommandations liées au paysage, à l'environnement
et aux conséquences d'une exploitation des zones
humides sensibles en milieu urbain.
Ainsi, il est prévu :
- de protéger le cordon littoral et le delta de l'Oued
Méliane contre l'érosion naturelle,
- de protéger les espaces boisés et de préserver les
surfaces agricoles contre l'urbanisation sauvage,
- d'intégrer les carrières dans le paysage urbain, de
mettre en valeur les zones de fortes pentes,
d'intégrer les infrastructures dans l'aménagement
paysager d'ensemble ...
Mais aussi, et malgré ces intentions louables, tous
les rapports d'urbanisme, d'aménagement et d'études
environnementales mettent en avant cette formule :
« l'urbanisation excessive, qu'elle soit planifiée ou
spontanée, constitue une atteinte à l'environnement ».
Qui dira alors la juste mesure, l'équilibre entre des
données complexes et finalement comment faire de
bonnes et belles villes nouvelles en osmose avec leur
environnement ; durables et soutenables comme on dit
volontiers aujourd'hui ? La question reste posée aux
berges du lac à Tunis.
Certes l'assainissement du lac a permis de contrer
l'eutrophisation des eaux, cependant les eaux
pluviales suite aux travaux de la SPLT sont détournées
dans un canal qui les déverse dans le port de Tunis.
L'évacuation des eaux pluviales et usées le plus loin
possible ou dans la mer reste toujours à l'ordre du
jour en attendant d'autres moyens.
La trame paysagère, elle, prévoit parcs paysagers,
parcs urbains et plantations qui sont encore pour la
plupart en gestation. La stabilisation des remblais
des berges et la diminution de l'impact des pollutions
urbaines sont invoquées par les concepteurs pour
inciter à la réalisation effective d'espaces verts et
de parcs plantés, dont on sait qu'à moins d'une volonté
politique claire ils sont très longs à mettre en place
quand ils ne se transforment pas pour raison de
rentabilité à court terme en parcs d'attractions et
de loisirs à dominante minérale.
Urbanistes et paysagistes en charge des projets
d'aménagement du lac et de ses berges ne cessent
d'appeler à « une symbiose entre aménagement urbain et
préservation de l'environnement ». Ils préconisent
notamment d'assurer « la permanence de la verdure sur
l'ensemble du maillage des voies urbaines ».
On ne voit pas encore hélas les effets tangibles de
ces intentions louables, notamment dans le quartier El
Khalig du lac nord où le futur jardin public enfermé
par une grille reste inaccessible au public et livré
aux herbes folles.
Plantations massives, stabilisation des berges,
évacuations des eaux usées et des eaux pluviales,
diminution de l'imperméabilisation des sols, gestion
des rejets hydriques et des boues polluées, tels sont
les défis contemporains que continue à poser
l'aménagement du lac de Tunis sur ses deux bassins
nord et sud.
Les préoccupations de mise en relation des
environnements naturel et artificiel de ces nouveaux
quartiers existent, il faut maintenant passer de la
profession de foi qui donne bonne conscience à la
réalisation effective et aux moyens de celle-ci.
Aujourd'hui nous doutons et évaluons de façon critique
les progrès du monde scientifique, technologique et
de son urbanisation à outrance. Écologie,
technologie et urbanisation sont aujourd'hui
nécessairement confrontées les unes aux autres pour un
développement durable et soutenable.
L'éco-aménagement urbain est une discipline récente
dont certaines réalisations par le monde (Allemagne,
USA, Japon, Australie) font écho aux objectifs de
développement de communautés urbaines
multidimensionnelles et soutenables, c'est à dire
soucieuses de la réalisation effective
d'environnements harmonieux et équilibrés.
À Tunis comme ailleurs, les architectes, les
urbanistes et tous ceux qui détiennent des
responsabilités dans la politique urbaine territoriale
peuvent utilement comprendre l'impact que les réalités
environnementales associées aux innovations
technologiques ont sur nos villes, notre mode de vie,
nos loisirs et nos lieux de travail.
Le lac de Tunis, cette ample et superbe respiration
du site de la ville, mérite qu'on s'attarde encore sur
ses berges et qu'on réfléchisse au passage d'une
gestion urbaine basée sur des éléments purement
fonctionnels à une gestion du projet urbain qui
intègre : Tunis, son paysage et sa nature
environnante, ses infrastructures et sa population.