Alternatives citoyennes
Numéro 6 - 30 décembre 2001
Politique
La Ligue n'est toujours pas sortie du tunnel
Entretien avec Mokhtar Trifi, président de la LTDH

 

C'est dans son camp retranché du quartier du Passage, dans un local de petit poucet des droits de l'homme, que la Ligue tunisienne affectée à la défense de cette noble cause a fêté la date emblématique du 10 décembre. Ce n'est pas faute d'avoir cherché à marquer de manière plus généreuse l'événement. Mais ni Mohamed Charfi qui devait donner une conférence sur le thème de l'amnistie générale, ni le bureau directeur actuel de la Ligue, ni l'assistance qui, assurément, ne fait jamais défaut à cette instance considérée comme le patrimoine de la société civile, n'eurent le bonheur d'être hébergés par un hôtel central qui, après avoir donné son accord pour la fête, s'est dédit en dernière minute. Décidément, l'hôtellerie tunisienne ne connaît pas encore le bon usage de la convivialité civile et démocratique.

C'est que le bureau directeur de la Ligue n'est pas, non plus, un hôte agréé car, rappelons-le, il n'est - au terme d'un jugement bâtard - reconnu comme légal que pour préparer un prochain congrès dont devrait sortir « le véritable comité directeur » qui enterrera le précédent avec cette épitaphe : plus élu que moi, tu meurs ! Il y a de ces bizarreries qui resteront sans doute dans les annales de l'absurdité tyrannique que n'aurait pas démentie Alfred Jarry !

Cependant, l'actuel bureau directeur, sinon légal, du moins égal à lui-même, tente de continuer à gérer le quotidien de la Ligue. C'est ce que nous rappelle son Président, Maître Mokhtar Trifi. C'est que les démocrates continuent à avoir du pain sur la planche. « Nous persistons à faire notre travail de Ligue des droits de l'homme » soutient Me Trifi qui avance comme dossier prioritaire celui de l'amnistie générale dont la Ligue porte la revendication avec d'autres associations, partis et tendances de la société civile. Cependant, jusqu'à présent la commission qui, pour être efficace devrait être réduite, n'a pu encore être constituée.

Une seconde priorité est la situation dans les prisons qui est « catastrophique » d'après Me Trifi : « Plusieurs personnes y sont mortes, faute de soins ou sous l'effet de sévices. Dernièrement, un prisonnier est mort à Gabès et son affaire est devant le juge d'instruction de Gabès. La Ligue s'en charge. Il y a eu également l'affaire d'un autre prisonnier amputé de ses deux jambes à la suite de mauvais traitements. Quatre mâtons ont été condamnés pour ce crime à quatre ans de prison. C'est un geste hautement symbolique, mais ce n'est pas suffisant ». Me Trifi appelle à la levée de l'impunité dont bénéficient certaines personnes dans les prisons. La Ligue a renouvelé sa demande d'enquête dans les prisons auprès des pouvoirs publics.

Enfin, autre sujet toujours actuel, le harcèlement des défenseurs des droits humains. La Ligue a organisé récemment une journée de sensibilisation sur ce thème. « Ce harcèlement devient insoutenable et nous n'avons pas l'intention de normaliser avec les flics. Ces contraintes prennent en effet parfois l'allure d'agressions insoutenables telles la persécution de Me Menaï, avocat à Jendouba. Je cite encore le cas de Me Kousri, de M. Marzouki jusqu'à son départ etc...».

Pourtant, n'y a-t-il pas eu un relâchement de la pression ces temps derniers ? Ainsi, Moncef Marzouki, qui était jusqu'à la visite de Jacques Chirac littéralement assiégé, a vu cette coercition dissipée. Il a pu gagner Paris où il a commencé ses enseignements à la Faculté de Médecine de Bobigny. Le Dr Mustapha Ben Jaâfar a vu son dossier en justice classé. Jusque là pourtant, ce dossier ne l'empêchait pas de voyager et particulièrement de prendre l'attache d'homologues au siège du Parti Socialiste Français et à l'Internationale Socialiste. Il en va de même pour Sihem Ben Sedrine, présidente du CNLT et de son époux Omar Mestiri, membre actif de cette structure, lesquels, ayant des affaires en justice, ne sont pas pour autant empêchés de voyager et de propager à l'étranger un message en faveur des luttes démocratiques. Ainsi, Sihem Ben Sedrine a été reçue récemment par la présidente du Parlement européen et par d'autres députés.

De la même mouvance des démocrates, seuls Me Nejib Hosni (qui n'a pas de passeport) et Sadri Khiari (qui aurait deux affaires en justice dont nul ne connaît la teneur) ne peuvent circuler librement hors des frontières. Il y a aussi tous les anonymes... Me Trifi ne considère pas ces facilitations des déplacements comme une embellie mais comme l'exercice d'un droit naturel.

Cela ne peut être considéré comme une grande avancée, « bien que la Ligue salue les petits gestes faits par le pouvoir ici et là. Nous continuons à être l'objet de poursuites judiciaires, moi-même et Slah Jourchi, vice-président de la Ligue et d'autres... alors que ceux qui devraient être poursuivis ne le sont pas, tels les agresseurs de Mmes Souhayr Belhassen ou Khédija Cherif... ». De la même manière, en dépit des plaintes, la diffamation des défenseurs des droits humains dans les journaux à scandale n'est jamais condamnée.

« En fait, en dépit de petites embellies apparentes, les grands dossiers restent les mêmes. Nous attendons que les mesures annoncées par le président de la République le 7 novembre 2001 soient suivies d'effet et particulièrement celles qui ont trait aux libertés individuelles, notamment la protection des données personnelles et l'inviolabilité des communications. Car, ce qui se passe sur Internet, le degré de censure et de blocage est un scandale... ». « La seule avancée que nous ayons faite en matière de technologie, c'est avec la censure sur Internet. Nous sommes imbattables » ironise Me Trifi. « Quant aux filatures, regardez par la fenêtre, il y a une escouade de flics. Pourtant les jours « normaux » un seul flic suffirait ! »

Et la Ligue, pour l'exercice où elle est « tolérée », a-t-elle avancé dans la préparation de son congrès ? En fait, précise Me Trifi, nous avons été retardés dans le renouvellement de nos sections par l'affaire qui a été montée contre nous. Cependant, nous nous attelons à cette tâche qui est notre affaire, indépendamment des injonctions diverses ». Du reste, il y aura un congrès de la Ligue, mais au moment opportun sans que quiconque d'étranger s'en mêle. En attendant, ce comité directeur, bien qu'il ne reçoive aucun écho de ses interlocuteurs normaux dans le gouvernement, tente d'assurer la gestion de l'ordinaire des préoccupations de la Ligue. Il le fait, curieusement, sans la cheville ouvrière de ce travail quotidien, le secrétaire général.

Ce dernier, en l'occurrence M. Khemaïes Ksila, sous le coup d'une procédure judiciaire pour harcèlement sexuel et tentative de viol - telle est la teneur de la plainte déposée contre lui par la secrétaire de la LTDH - se trouve en effet à Paris où il semblerait en voie de résidence prolongée et, dit-on, de l'organisation d'une association. Ces dispositions de M. Ksila n'ont pourtant pas conduit le comité directeur à désigner un nouveau secrétaire général, M. Ksila ne pouvant assurer ses fonctions à distance. En dépit de suggestions venues de membres de la Ligue, le gel de ses activités n'a pas, non plus, été prononcé. Me Trifi considère que la justice doit se prononcer sur cette affaire en toute sérénité et avec une indépendance que le juge Yahyaoui a revendiquée à grand bruit. Avocat de son métier, Me Trifi fait de cette même revendication un pivot de la lutte démocratique, pivot qui soutient la constitution d'un centre de défense d'une justice et d'une magistrature indépendantes dont le juge Yahyaoui a été désigné président par un collectif.

Engluée dans ces difficultés de travail au jour le jour avec un fonctionnement bancal et tiraillée entre des tendances pas toujours en harmonie, sans section active et par dessus tout sans possibilité de rencontre public de grande portée, comment la Ligue pourrait-elle animer des débats sur ce thème qui fut à l'ordre du jour le 10 décembre au plan international et que le président de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme lance comme un cri de ralliements : non à la démocratie sécuritaire que certains gendarmes du monde donnent comme une panacée contre le terrorisme, car ce terrorisme est précisément le produit de l'injustice à l'échelle mondiale et de l'inégal développement. C'est donc en terre de tyrannie comme en terre de démocratie à une réflexion sur les droits de l'homme qu'il faut en appeler, pour les crédibiliser en y intégrant aux côtés d'un idéal de liberté, les valeurs de solidarité, de partage et de dignité.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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