Alternatives citoyennes
Numéro 6 - 30 décembre 2001
Politique
Pour l'indépendance de la Justice en Tunisie : une nouvelle ONG

 

L'année 2001 aura été, pour le monde judiciaire, l'année de tous les défis. Sans doute est-ce parce que la Justice est le seul vrai critère du degré réel de liberté et de dignité d'un peuple et parce qu'elle est aussi facteur de paix sociale, qu'une prise de conscience s'est fait sentir.

Le malaise qui couve depuis des années s'est mué en ras-le-bol, lequel s'est manifesté par l'éclatement, en novembre 2000, de la colère des avocats face à la nième tentative du pouvoir politique de marginaliser leur profession et aux tracasseries policières que subissent un nombre grandissant de membres du Barreau.

Sur un fond de contestation de la société civile, des procès sont intentés, ici et là, précédés chaque fois par une campagne médiatique maladroitement menée. Sont visés par ces procès : des opposants politiques, des défenseurs des droits humains, des syndicalistes, des cadres associatifs (affaires Néjib Hosni, Moncef Marzouki, Mohamed Moada, Mustapha Ben Jaafar, Slaheddine Jourchi, Sihem Ben Sedrine, RAID, POCT, Ennahdha, LTDH...). À l'occasion de chacun de ces procès, les organisations de défense des droits de l'homme s'insurgent contre « l'instrumentalisation par le pouvoir d'une institution judiciaire qui lui est totalement soumise ».

Dans une interview accordée au journal Le Monde (27 mars 2001), l'ancien ministre Mohamed Charfi déclare que « la dérive a atteint une dimension telle en Tunisie qu'on ne peut plus être patriote et continuer à se taire. Il arrive un moment où il faut savoir prendre ses responsabilités ». Trois mois plus tard, un autre citoyen a estimé qu'il est temps de briser le silence. Il s'agit, cette fois, d'un magistrat. Président d'une Chambre civile au tribunal de première instance de Tunis, Mokhtar Yahiaoui adresse, le 6 juillet, une lettre ouverte au chef de l'État dans laquelle il dénonce l'absence totale d'indépendance de la justice en Tunisie. La réplique n'a pas tardé à venir. C'est au milieu d'une campagne de dénigrement lancée par le Secrétaire général du parti au pouvoir (RCD), que le juge Yahiaoui est suspendu de ses fonctions, privé de son salaire et se voit cité à comparaître devant une instance disciplinaire le 2 Août. Alerté par cette décision, le Rapporteur spécial sur l'Indépendance des Juges et des Avocats (ONU) envoie une communication aux autorités tunisiennes leur demandant de s'expliquer sur le cas du juge Yahiaoui. La Commission internationale des Juristes (Genève) et le Centre arabe pour l'indépendance de la Justice (basé au Caire) manifestent leur solidarité. À Tunis, le Conseil national de l'Ordre des avocats, l'Association des magistrats, l'Association des jeunes avocats, plusieurs mouvements et personnalités de tous bords expriment publiquement leur soutien à cet « audacieux magistrat qui a osé parlé de l'état de la Justice de son pays ».

Juste avant la date fatidique du 2 août et à la suite de ce mouvement de solidarité, Mokhtar Yahiaoui est informé du report de l'audience du Conseil de discipline et du fait qu'il est réintégré dans ses fonctions. La délégation de magistrats et d'avocats européens, venue à Tunis soutenir la cause du juge tunisien, s'est déclarée satisfaite d'un dénouement heureux mais partiel. « Nous voulons que soit notifiée par écrit à M. Yahiaoui une décision de classement de la procédure disciplinaire, autrement, l'affaire n'est pas terminée et peut resurgir à un moment ou à un autre1 », a déclaré, le 3 août, Evelyne Sire-Marin, présidente du Syndicat français de la magistrature qui s'est félicité que les juges tunisiens aient la possibilité à l'heure actuelle de critiquer le système judiciaire...

La lettre ouverte du juge Yahiaoui a eu (et aura ) des conséquences salutaires sur le redressement et la crédibilité de la justice tunisienne. Un de ses mérites - et non des moindres - est d'avoir permis un rassemblement sans précédent d'hommes et de femmes que préoccupe la situation alarmante du secteur. En effet, le Collectif d'avocats qui s'est constitué fin juillet pour la défense du juge Yahiaoui, s'est ouvert en quelques semaines à des compétences universitaires et aux divers comités régionaux pour appeler à la constitution, à l'instar d'autres pays, d'un Centre pour l'indépendance de la magistrature et des avocats.

C'est à la suite de plusieurs réunions tenues l'été dernier que les statuts de ce Centre ont été adoptés par une Assemblée constitutive à laquelle ont pris part des avocats de toutes les régions et sensibilités, des magistrats et des universitaires. Ayant la forme d'une association, conformément à la loi sur les associations du 7 novembre 1959, le Centre se fixe comme principal objectif : l'encouragement de toutes les initiatives tendant à garantir l'indépendance de la Justice et à réfléchir sur les voies et moyens destinés à améliorer l'information et la formation des juristes par la constitution d'une bibliothèque appropriée, la publication d'un rapport annuel et l'échange d'expériences avec d'autres organisations représentant les juges et les avocats. Doté d'une Commission administrative de 41 membres et d'un Bureau exécutif de 11 personnes, le Centre a désigné comme président pour les deux années à venir M. Mokhtar Yahiaoui.

1 De fait, le juge Mokhtar Yahiaoui était de nouveau convoqué devant le Conseil de discipline, le 29 décembre 2001. Celui-ci - apprend-on en dernière minute - s'est tenu en dépit de l'appel d'une centaine d'avocats à son report, afin qu'ils préparent leur défense. La décision de cette instance qui siégeait au sein de la Cour de cassation, surprotégée, est le licenciement du magistrat Mokhtar Yahiaoui. D'ores et déjà, le Conseil de l'ordre a exprimé sa protestation et les journalistes étrangers présents ainsi que le représentant d'Avocats sans frontière et une haute magistrate belge ne manqueront pas de répercuter à l'opinion publique internationale cette stupéfiante sanction contre un haut magistrat sorti de sa reserve, qui a osé exprimer - sur foi de décennies d'expérience - sa dénonciation d'ingérences multiples entravant le fonctionnement d'une Justice pour l'indépendance de laquelle la société civile tunisienne marque prioritairement son engagement.

 

Un avocat
Tunis.
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