Alternatives citoyennes
Numéro 5 - 23 novembre 2001
Dossier
Politique
La « réforme constitutionnelle fondamentale » : la forêt qui cache l'arbre

 

Ce 7 novembre, comme chaque année, la plupart des Tunisiens auront, sans doute, trouvé mieux à faire que d'écouter le discours commémoratif du président de la République. Paradoxalement, ce sont probablement les mauvais esprits et autres « pseudo-opposants » dont parle Moncef Gouja, le directeur de La Presse, qui auront été les auditeurs les plus attentifs du chef de l'État, curieux de savoir comment allait être empaquetée la réforme de l'article 39 de la Constitution qui, dans sa forme actuelle, interdit à Ben Ali de se porter candidat aux prochaines élections présidentielles prévues en 2004. Gageons que personne n'aura été déçu. Cette candidature - incontournable, nous explique le même Moncef Gouja, car Ben Ali est « seul » capable de conduire les Tunisiens aux portes du paradis, lequel devrait être atteint « aux environs de 2009 » ! - est, certes, à peine évoquée ; elle est cependant éminemment présente en filigrane. Sans exagérer le moins du monde, on peut affirmer que l'unique finalité de ce discours est bien d'ouvrir la voie à un quatrième mandat du président de la République en exercice. Les réformes constitutionnelles annoncées à cette occasion, ressemblent fort, en effet, à d'immenses baobabs creux dissimulant un arbuste ridicule et mesquin : l'amendement de l'article 39.

Révolution dans la révolution ?

Si l'on en croit les déclarations officielles, quatorze années après la fameuse « Déclaration du 7 novembre » qui a inauguré l'« ère du changement », les institutions du pays s'apprêtent à connaître un nouveau « bond qualitatif », une « réforme constitutionnelle fondamentale », qui permettra l'avènement de la « République de demain ». L'objet de cette réforme sera de consacrer les droits humains et les libertés individuelles, le pluralisme politique et la démocratisation des institutions de l'État. La constitution rénovée, qui mentionnera explicitement l'impératif universel du respect des droits de l'homme, garantira « la protection de la vie privée de l'individu » et consacrera «l'inviolabilité des communications et la protection des données personnelles ». Le régime de la garde à vue sera également modifié de manière à soumettre celle-ci au contrôle étroit de la justice.

La principale réforme concerne, cependant, l'organisation des institutions de l'État et l'introduction du pluralisme en son sein. Le caractère présidentiel du régime sera préservé mais la Chambre des députés devrait se voir donner une certaine latitude pour contrôler le gouvernement par « l'inclusion de la mention des séances de questions orales et des débats sur les politiques sectorielles et les problèmes de l'heure ». Une seconde Chambre, représentative des régions et des « différentes composantes de la société », sera, par ailleurs, constituée pour renforcer, nous dit-on, la représentativité d'ensemble du système politique. Le pluralisme devra être également consolidé par la révision du Code électoral concernant les listes électorales, la distribution des cartes d'électeurs et la réduction des bureaux de vote afin, nous dit-on, d'en faciliter le contrôle. Enfin, il est prévu l'adoption d'une loi qui permette la représentation des partis de l'opposition au sein des Conseils régionaux à concurrence de 20% de leurs membres si les partis en question disposent d'une représentation au sein des conseils municipaux de la région concernée.

Une réforme du Conseil constitutionnel couronnera le tout avec des mesures destinées à renforcer « la neutralité et l'indépendance de ses membres » et l'extension de ses prérogatives à la supervision des élections législatives et présidentielles. Concernant l'article 39, le chef de l'État réaffirme son hostilité à la présidence à vie et s'engage à « rechercher les voies propres à consacrer le pluralisme lors des prochaines élections présidentielles », « tout en insistant, souligne-t-il, sur l'importance du maintien du plafond exigé concernant l'âge d'éligibilité ». Vaste chantier, en apparence, qui, pour l'instant, ne semble avoir convaincu que les inconditionnels du régime.

Des réformes-alibis

En quelques pages et sans illusion, Abdelwahab Maatar, qui parle au nom du Congrès pour la république (CPR), propose une critique détaillée des réformes annoncées. Il dénonce, à juste titre, l'absence de crédibilité d'un discours sur la démocratie qui ne s'accompagne d'aucune action concrète pour résoudre les problèmes les plus graves qui se posent aujourd'hui sur le plan des droits humains et des libertés : les persécutions dont sont victimes les opposants, la torture, les prisonniers politiques, l'instrumentalisation de la justice, aucune de ces questions n'est même évoquée par le président, si ce n'est pour nier leur existence. L'ensemble des réformes est sans rapport, ajoute-t-il, avec les impératifs d'un processus démocratique. Bien au contraire, certaines réformes contribueraient même, si elles étaient mises en oeuvre, à une aggravation de la situation. Ainsi de l'institution d'une seconde Chambre qui risquerait de battre en brèche la souveraineté populaire encore plus que ce n'est le cas aujourd'hui (si tant est que cela se puisse). C'est d'ailleurs bien là sa fonction historique dans les États démocratiques où ce type d'instances a longtemps servi pour contrebalancer l'influence de la représentation parlementaire, élue au suffrage universel.

Quel serait, par ailleurs, le sens de l'introduction d'une dose de contrôle du gouvernement par le Parlement si le gouvernement n'a aucune autorité par rapport au président de la République et que celui-ci n'a aucun compte à rendre au pouvoir législatif ? Quel impact réel aurait la réforme décidée du Code électoral si le mode de scrutin en vigueur - scrutin majoritaire à un tour avec une dose démagogique de proportionnelle - qui garantit l'hégémonie du parti au pouvoir n'est pas également révisé ? En bref, quelle démocratisation du système politique est-elle concevable si ses principales institutions, ses mécanismes, ses réseaux, ses hommes, demeurent prééminents ?

Quant à l'élection présidentielle, car c'est là le noeud de l'affaire, rien n'est dit sur l'essentiel. En fait, le discours du chef de l'État en dit trop et pas assez. Des amendements seront introduits, promet-il, pour favoriser la pluralité des candidatures mais pas la moindre allusion n'est faite au nombre de mandats autorisés - ni à leur durée - alors même que la campagne que mène son parti pour sa réélection en fait la question clé de toute réforme constitutionnelle. Par contre, pourquoi mettre l'accent de manière si appuyée sur le maintien de l'âge d'éligibilité (70 ans) du président de la République ? Serait-ce une façon de nous rassurer : « je serai à nouveau candidat en 2004 mais cette fois, c'est sûr, ce sera la dernière ! » ? À moins, bien entendu, qu'une nouvelle « réforme fondamentale de la Constitution » n'inaugure la République « d'après-demain » avec Ben Ali à sa tête !

Par-delà la mise en scène destinée à faire adopter en catimini l'amendement de l'article 39, il se pourrait bien cependant que le spectacle ait également d'autres visées. Il s'agirait, en l'occurrence, de rejouer le film de la « transition démocratique », en plagiant le modèle marocain, dans l'espoir qu'une partie de l'intelligentsia se laisse prendre au jeu. Reste que même un tel remake semble hors de portée du pouvoir tunisien. Réprimer, corrompre, manipuler, donner le change, agir dans l'ombre, définissent sa culture politique. Par ailleurs, trop d'intérêts économiques et de positions de pouvoir reposent sur le système bureaucratique et policier actuel pour qu'une auto-réforme démocratique du régime constitue un projet réaliste sans que de sérieuses pressions ne l'y contraignent.

En attendant, au gré des rapports de forces, le pouvoir va poursuivre une politique en accordéon ; en accordéon complètement désaccordé - si je puis dire -, quoiqu'un accordéon n'ait point de cordes. J'ai très envie de citer, ici, les paroles très justes du militant Tarek Ben Hiba qui a déclaré, à l'occasion d'un récent débat organisé à Paris par l'association Solidarité tunisienne, qu'il est « illusoire et donc dangereux pour le camp démocratique de vouloir compter sur une avancée démocratique durable avec le régime tunisien actuel. Rien, aucun fait, aucun geste ne peut venir des 7 novembristes sans être infirmé et renié le lendemain. Le pouvoir du 7 novembre ne veut pas et ne peut manifestement pas changer. C'est pourquoi la transition démocratique que tout le monde attend ne peut se faire qu'avec une rupture pacifique avec le régime actuel. Ceux qui misent sur des concessions en l'état actuel des rapports de forces ne gagneront que des désillusions qui seront très amères » (rapporté par Tunisnews). En d'autres mots : ne rien attendre du régime ; construire un rapport de forces pour arracher des concessions et finir par imposer les changements radicaux indispensables à l'instauration de la démocratie.

L'enjeu 2004 et la Constitution

Si ce diagnostic semble aujourd'hui partagé par de nombreux militants de l'opposition, des différences d'appréciation existent concernant la manière de contrecarrer les manoeuvres du pouvoir. Certains considèrent, en effet, qu'il est prématuré pour l'opposition de songer à 2004. Il est indispensable, reconnaissent-ils, de dénoncer la réforme de l'article 39 mais l'action démocratique doit se focaliser sur les revendications les plus urgentes autour desquelles il est possible d'élargir et d'unifier les rangs du mouvement démocratique. L'autre point de vue considère, au contraire, que l'horizon des élections législatives et présidentielles de 2004 est essentiel dans la mesure où la préparation, dès aujourd'hui, de cette double échéance permet d'inscrire les luttes parcellaires dans une perspective politique d'ensemble que concentre la question de l'alternance.

La seconde divergence concerne la Constitution. Pour empêcher l'amendement de l'article 39, une partie de l'opposition démocratique risque, en effet, d'être tentée de se recroqueviller sur la défense de la Constitution de 1959, avec ses modifications successives, et considère, plus généralement, que face à l'arbitraire et au mépris du droit que manifeste le pouvoir, il faut en revendiquer prioritairement le respect. Une telle préoccupation est présente dans le Manifeste dit de Charfi et dans une tribune de Hamadi Redissi publiée dans le dernier numéro de Ettarik Ejjadid. Cette position est contestée par d'autres démocrates qui soulignent, au contraire, les limites de la Constitution actuelle et le rôle historique qu'elle a joué dans l'instauration d'une dictature personnelle depuis son adoption.

Fabriquée par Bourguiba pour justifier son pouvoir exclusif, c'est peu dire, en effet, que de souligner le caractère présidentiel de la Constitution de juin 59. Cette constitution instaure la toute puissance du pouvoir exécutif et, en son sein, la toute puissance du président de la République sur l'ensemble des institutions de l'État. Au nom de la « stabilité » et de l'« ordre », la souveraineté populaire est ainsi vidée de son sens. Certes, celle-ci apparaît, au Préambule, comme intention et l'article 3 précise que « la souveraineté appartient au peuple tunisien » mais, en vérité, la seule modalité par laquelle le peuple est censé exercer sa souveraineté est l'élection du président de la République ; la Chambre des députés est réduite, non pas seulement dans les faits mais également dans le texte, au rôle de chambre d'enregistrement des décisions présidentielles. Le président, qui a également autorité sur le pouvoir judiciaire, est considéré a priori infaillible ; il n'est responsable devant aucune institution alors que toutes les institutions sont responsables devant lui. Les amendements successifs de la Constitution, du temps de Bourguiba puis avec Ben Ali, ont encore aggravé son caractère présidentiel et autoritaire. Quant à l'article 8, qui concerne les libertés, on sait que la fameuse formule selon laquelle ces libertés sont « garanties et exercées dans les conditions définies par la loi » en a permis une interprétation restrictive. En 1997, des précisions encore plus restrictives ont, en outre, été introduites concernant l'organisation des partis politiques. En vérité, le système du parti unique, la répression des oppositions, le non-respect des lois, et - même si cela peut paraître paradoxal - la transgression des principes affirmés par la Constitution, sont, en quelque sorte, la réalisation d'une Constitution conçue pour écarter le peuple de la décision politique. L'ambition non avouée d'instaurer à nouveau une présidence à vie n'est sûrement pas conforme aux principes de la République démocratique mais elle ne trahit pas, non plus, l'esprit de la Constitution bourguibienne dont Ben Ali a hérité.

Une nouvelle Constitution jetant les bases d'un régime démocratique paraît donc un enjeu majeur des batailles politiques d'aujourd'hui. Parmi les personnalités et les courants qui, dans la période récente, ont défendu une opinion analogue, on peut citer : Georges Adda, Hichem Moussa, dans la continuité du MUP historique, Moncef Marzouki et son CPR, le CNLT, le Forum démocratique et, à l'extrême gauche, le courant trotskiste. Dans sa déclaration d'intention, publiée le 16 novembre dernier, l'alliance du MDS, du PDP, du Forum et du CPR, sans évoquer stricto sensu le principe d'une nouvelle Constitution, prône l'adoption de réformes constitutionnelles qui « ancrent les principes des droits humains et des libertés individuelles et publiques, et garantissent l'équilibre entre les pouvoirs, l'indépendance de la justice et la liberté de candidature aux différentes responsabilités de l'État et des institutions représentatives ». Autant de réformes indispensables qui impliquent une refonte globale de la loi fondamentale.

Plutôt que d'opposer aux manoeuvres du pouvoir, la défense réactionnaire d'une Constitution « anachronique », selon la formule de Mustapha Ben Jaafar , il s'agit d'obtenir le respect des libertés et l'organisation d'élections libres, sous l'autorité d'une commission indépendante, qui permettent à une Assemblée véritablement représentative d'élaborer une Constitution démocratique. L'échéance des élections à venir - législatives et présidentielles - devrait ainsi permettre de mettre en relation la bataille pour la satisfaction des revendications (démocratiques mais aussi sociales !) les plus urgentes et la lutte pour un nouveau régime politique consacré par une Constitution qui organise et garantisse réellement les droits humains et sociaux, les libertés et la souveraineté du peuple.

 

Sadri Khiari
Tunis.
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