Alternatives citoyennes
Numéro 5 - 23 novembre 2001
Culture
Du rôle littéraire de la censure

 

Le phénomène n'est pas nouveau. Le bon écrivain saisit toutes les occasions qui lui sont fournies pour délivrer son message. L'écriture littéraire réserve tant de possibilités qu'il ne reste à l'auteur que l'embarras du choix. Nous avons souligné, en temps voulu, la performance de Moustafa Fersi, né à Sfax en 1931, dans Mouvements/Voyelles ([Harakât], Tunis, MTE, 1978, 128 p.).

Rappelons brièvement de quoi il s'agit. En s'exprimant « à travers » les mots, on produit un texte littéraire tenant compte du sort réservé à la liberté d'expression. Le personnage principal, rural survivant dans les faubourgs, a pour ami un poète, sa voix, organe du peuple muet, qui lit une comédie sous forme de dialogue. Dans celle-ci, le poète, muet lui-même, est jugé pour avoir répandu des sentences proverbiales contre le régime. En le tuant, peut-être étouffera-t-on la révolte dans l'oeuf. Mais la mort ne fige pas la voix des orateurs.

Depuis une quarantaine d'années, Hasan Nasr alterne la publication de recueils de nouvelles et de romans, ouvrages en général peu abondants, mais bien écrits. La critique s'entend pour considérer cette oeuvre comme de la bonne littérature. Né à Tunis en 1937, il commence son apprentissage de la langue arabe au kouttab, puis à l'école primaire et à la Zitouna. Après avoir exercé divers métiers, dont celui d'instituteur, il part à Bagdad où il passe une licence d'Arabe. Il est professeur d'enseignement secondaire, aujourd'hui à la retraite, et effectue un séjour de coopération en Mauritanie. Sa production oscille entre le genre classique, bravoure et jactance, et la littérature socio-réaliste. Son premier roman Les corridors de la nuit ([Dahâlîz al-layl], Jadîd, 1977) campe un personnage d'enseignant à Mahdia, évoquant l'existence par de nombreuses images de ténèbres. Son deuxième roman Le pain de la terre ([Khubz al-ardh], MTE, 1985) décrit, d'une manière pathétique, la révolte des petites gens devant les projets économiques qui les écrasent.

Voici donc son huitième ouvrage, Les registres de Tête de Coq ([Sijillât Ra's al-Dîk], Tunis, Cérès, 2001, 92 p.). Un premier chapitre de neuf pages raconte que, dans la ville de Noun, il fallait raconter au roi une histoire sans lien avec le réel. Au vainqueur seraient attribués la fille du roi et le titre de ministre. Tous échouent jusqu'à l'arrivée de Jawwâl (« L'itinérant »). Faisant des courses pour sa grand-mère, il renverse la bouteille d'huile d'où sort Tête de Coq qui franchit les mers vers le pays où tout est sucre. Il pond un oeuf rond qui sauve les hommes du déluge. Cela lui vaut la fonction de chef. Toute infraction est notée dans des registres, enterrés puis découverts par des archéologues. Mis dans la mémoire d'un ordinateur, ils en ressortent dans une nouvelle version. Le deuxième chapitre contient le texte de soixante-cinq registres, numérotés. Tout y passe, de la vie de l'auteur à des scènes d'animaux sauvages. Le dernier chapitre, de deux pages seulement, est une justification de l'auteur qui affirme préférer les histoires qui n'ont ni queue ni tête, plutôt qu'un roman bien construit.

Tel est donc le cadre général du livre. Ses sources sont claires. D'abord Le Livre des Animaux [Kitâb al-Hayawân] d'al-Jâhiz (décédé à Basra en Iraq en 868). C'est là qu'on apprend le rôle de l'oiseau fabuleux Roc, cité explicitement par le romancier qui le transforme, plus ou moins, en Tête de Coq : l'oeuf d'un coq, qui ne le sait pas, n'est rien. Ensuite Les Mille et Une Nuits, et en particulier les fameux voyages de Sindbad. Les références à la Tunisie et à son histoire sont également patentes. L'auteur privilégie le bon peuple, sans oublier ses héros révolutionnaires, tels que Ali Ben Ghedahem en 1863, et Jarjar en 1911. Le petit texte (sept lignes) sur le plat de ojja est exemplaire de la manière de l'auteur : après la description minutieuse de la préparation du mets, le personnage « s'assied pour prendre sa nourriture sur la table, sans manger la viande de qui que ce soit » (p.61). Au fil du déroulement du texte, les allusions à la situation présente se laissent deviner sans peine et, probablement, l'auteur a choisi ce langage imagé pour échapper aux foudres de la censure.

Ayant plusieurs cordes à son arc, Mohamed Ali Yousfi, depuis plus de vingt ans, s'est fait remarquer dans le domaine de la traduction (douze ouvrages, surtout d'écrivains d'Amérique latine), de la poésie (trois recueils au ton pessimiste, la sagesse a disparu de l'histoire), du roman (deux livres : Le Temps des lutins ([Tawqît al-binkâ], Londres, 1992) et Soleil des tuiles ([Chams al-qarâmîd], Tunis, Dâr al-Janûb, 1997) et de la critique (une étude de textes concernant l'insurrection palestinienne). Né à Tunis en 1950, il vit la question palestinienne de près, sur le terrain, puis à Chypre, avant de revenir au pays, où il travaille comme journaliste pour des revues étrangères.

Voici, cette année, son troisième roman : Le royaume d'Oukhaydhar ([Mamlakat al-Oukhaydhar], Damas, Dâr al-Talî`a l-Jadîda, 2001, 188 p.), où l'emprise de son imagination débridée se laisse encore plus sentir que dans ses deux premiers romans.

Après une présentation des personnages, presque sous forme de liste, une première partie se déroule loin du royaume d'Oukhaydhar. Le texte, mis dans la bouche de la soeur aînée, se compose de paragraphes, avec sous-titres, d'une page environ, décrivant divers aspects de la vie d'un enfant dont la famille déménage d'un immeuble de l'Ariana vers une villa de Raouad. La deuxième partie, un peu plus conséquente, se passe sur le chemin du royaume. La troisième partie, constituant la moitié du roman, concerne le vif du sujet : dédoublement de la personnalité des protagonistes, récits fabuleux. Quelques pages, pour terminer, supposent ce qu'aurait dû être le véritable début.

Le premier niveau de lecture de ce texte est l'aventure, comme peut l'imaginer un adolescent. Interviennent ici tous les insectes mirifiques possibles. Ils participent directement au déroulement du récit, ayant chacun sa propre personnalité.

Le deuxième niveau, plus symbolique, est celui de la gestation d'un enfant. En effet, la soeur sait que sa mère est enceinte et elle se figure ce que sera son petit frère. Le royaume est l'utérus de la mère. L'enfant en sortira par césarienne. Mais, une fois né, tous les présupposés historiques et sociaux de sa famille s'effacent devant son propre destin.

Un troisième niveau de lecture apparaît en filigrane. C'est une prise de position sur l'actualité du pays. L'auteur intervient régulièrement dans le texte (p. 21, 23, 33, 95, 123, 187), comme c'était le cas dans plusieurs romans l'année dernière. On comprend ainsi que le récit féérique, même s'il est cohérent par lui-même, peut être un prétexte à réfléchir sur l'évolution présente du pays. Outre de nombreuses allusions directes à des faits observables aujourd'hui, la conquête d'un palais, par exemple, exactement comme dans le roman de Hasan Nasr, nous ramène à une réalité plus concrète.

Ces deux exemples sont-ils significatifs d'une nouvelle pratique littéraire utilisant les moyens du bord pour produire des textes de qualité malgré les obstacles ?

 

Jean Fontaine
Fondateur et ancien président de la revue de l'Institut des belles lettres arabes (IBLA).Tunis.
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