Alternatives citoyennes
Numéro 4 - 8 octobre 2001
Culture
Houellebecq, ou l'art consommé du marketing littéraire

 

Il n'y a plus rien à ajouter. Tout a été dit. Ad nauseam. On en parlait déjà bien avant que le dernier roman de Michel Houellebecq, Plate-forme, ne soit en vente. On dit aussi que Flammarion, son éditeur, devant cette déferlante, a dû procéder à trois rééditions avant toute mise sur le marché. Qu'y-a-t-il donc de si exceptionnel dans ce roman, qui justifierait tant d'articles, tant d'émissions de radio et de télévision ?

Michel, fonctionnaire au ministère de la Culture, décide, peu après la mort violente de son père, de profiter de l'argent que ce dernier lui a laissé pour aller faire un peu de tourisme sexuel en Thaïlande. Là-bas, il rencontre Valérie, dont il tombe amoureux. De retour à Paris, il imagine une formule de club de vacances intégrant une dimension sexuelle explicite. Valérie, dont c'est le métier, met en oeuvre cette idée. Lors d'une visite à un de ces clubs, Valérie meurt au cours d'un attentat perpétré par des terroristes islamistes. Le narrateur, désespéré, s'installe définitivement dans le pays.

Il s'agit donc, fondamentalement, d'une histoire de cul et de déprime, comme dans les deux premiers romans de Houellebecq. D'aucuns diront que nous sommes en présence d'un roman qui pose la question des valeurs de la société occidentale actuelle. À notre sens, rien ne justifie l'excellent accueil critique dont a bénéficié Plate-forme.

L'analyse du contexte économique de l'édition en France pourrait nous apporter quelques éléments de réponse à ce sujet. Tous les ans, à la fin du mois d'août, des centaines de romans se bousculent sur les étals des libraires (557 romans en 2002 !). Partant du fait qu'une seule réussite en terme de ventes suffit à sauver la saison d'un éditeur, la question est celle de la stratégie commerciale développée par ce dernier afin d'assurer les conditions de sa survie. Un travail de lobbying intense auprès des libraires et des critiques semble être la base incontournable de cette stratégie, mais ses résultats sont aléatoires. Lorsque ce travail de longue haleine débouche sur une nomination aux prix littéraires de novembre ou, mieux, sur l'obtention d'un des prix majeurs, la réussite est assurée. C'est pourquoi, dès le début de la campagne, l'éditeur est contraint de procéder à une sélection drastique dans sa production pour ne retenir qu'un ou deux titres qui porteraient ses couleurs. Une majorité écrasante de ces 557 romans n'auront ainsi même pas eu l'occasion de sortir des cartons des libraires, ni auront la moindre chance de rencontrer leurs lecteurs.

Depuis quelques années, certains romanciers ont si bien intégré cette leçon basique d'économie littéraire qu'ils composent désormais leurs romans en fonction de ce contexte et de ses contraintes. Pour s'en sortir dans ce monde de brutes, il faut désormais avoir une visibilité maximale. Pour avoir une visibilité maximale, il faut qu'une oeuvre sente le soufre et provoque le scandale. Pour provoquer le scandale, il faut traiter une thématique sous un angle inhabituel et provoquant. Pour le reste, ils peuvent compter sur la complicité des médias pour faire monter la mayonnaise.

Mais il ne suffit pas de truffer une oeuvre de provocations diverses et variées pour faire vendre. Il faut aussi procéder avec talent et Michel Houellebecq, à ce jeu, est très fort. Il est, en particulier, très fin connaisseur de la petite bourgeoisie française, de ses maux, ses frustrations, ses petites et grandes ambitions, ses peurs, et des débats qui la traversent. Partant de là, Michel Houellebecq met en place une fusée marketing à plusieurs étages, pouvant néanmoins fonctionner chacun de manière autonome.

Premier étage : la mise en cause de personnes réelles nommément désignées et d'institutions connues est une technique que Michel Houellebecq a déjà utilisée dans Les particules élementaires. Cette fois, il s'en prend entre autres au Guide du routard [guide touristique français bien connu, NDLR], qui, au sujet de la Thaïlande « émettait en pratique les plus vives réserves, et se sentait obligé de dénoncer le tourisme sexuel, cet esclavage odieux. En somme ces routards étaient des grincheux, dont l'unique objectif était de gâcher la dernière petite joie des touristes. », et qu'il traite de « connards humanitaires protestants [...] dont les sales gueules s'étalaient complaisamment en quatrième de couverture » (pp. 57-58). Philippe Gloaguen, directeur du guide, ne pouvait pas ne pas réagir en menaçant d'un procès. C'est ainsi que la fusée Plate-forme a été mise sur orbite, avant même la sortie du livre.

Deuxième étage : Michel Houellebecq n'est pas loin de penser que le tourisme sexuel est une solution pour certains pays du tiers-monde. Ne fait-il pas dire à un de ses personnages, au sujet des jeunes prostituées thaïes : « elles ne sont pas si pauvres, ces filles [...], elles peuvent se payer des scooters et des fringues. Il y en a même qui se font refaire les seins. Ce n'est pas bon marché, de se faire refaire les seins. Elles aident aussi leurs parents, c'est vrai... » (p. 80).

Dans un des nombreux passages où Michel, le narrateur, se paie une prostituée thaïe, la question du SIDA est évoquée, pour être tout de suite évacuée : « j'étais déjà en elle [...], quand je m'aperçus que j'avais oublié de mettre un préservatif [...]. D'après les rapports de Médecins du monde, un tiers des prostituées thaïes étaient séropositives. Je ne peux pourtant pas dire que je ressentis un frisson de terreur ; j'étais juste légèrement ennuyé » (p. 124). La question de la pédophilie est évacuée aussi vite. Ainsi, Michel pense qu'« il n'y a pas tellement de prostitution enfantine en Thaïlande. Pas plus qu'en Europe » (p. 85).

Aborder des questions aussi essentielles de manière aussi désinvolte et non documentée participe de la volonté de Michel Houellebecq de provoquer, non un débat, mais une réaction épidermique légitime d'un nombre impressionnant de personnes et d'institutions qui auraient bien perçu le danger d'une telle approche.

Troisème étage : s'il est un débat qui traverse le monde occidental, c'est bien celui de ses relations avec l'Autre, et plus particulièrement avec le monde arabo-musulman. Par les temps qui courent, c'est le prototype même du sujet potentiellement à scandale. Rêvant probablement d'un destin à la Salman Rushdie - mais n'est pas Rushdie qui veut -, Michel Houellebecq en profite et distille tout au long de son roman une vision de l'Arabe et du musulman digne de la littérature coloniale du XIXe siècle ou des pires pamphlets antisémites des années 30. Ne fait-il pas dire à un de ses personnages que « l'Islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n'avaient rien d'autre à faire - pardonnez-moi - que d'enculer les chameaux » (p. 261) ou encore : « l'Islam avait brisé ma vie, et l'Islam était certainement une chose que je pouvais haïr ; les jours suivants, je m'appliquais à éprouver de la haine pour les musulmans. J'y réussissais assez bien, et je recommençais à suivre les informations internationales. Chaque fois que j'apprenais qu'un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j'éprouvais un tressaillement d'enthousiasme à la pensée qu'il y avait un musulman de moins » (p. 357).

Cette charge scandaleuse est d'autant plus inacceptable qu'elle semble justifiée et acceptée par une grande partie des critiques littéraires, sous prétexte de fiction. L'art justifierait-il donc l'injustifiable ? Un délit ne serait-il plus un délit lorsqu'il est commis au travers d'un roman et par des personnages de fiction ?

Avoir recours à ces moyens détestables pour vendre un produit est une des plaies actuelles du marché littéraire français. Devant cette surenchère de procédés contestables n'ayant pour but que de faire vendre, la responsabilité du consommateur de ce produit, le lecteur, est essentielle. Peut-il accepter d'acheter un produit dont les conditions de fabrication et de commercialisation sont aussi choquantes ? Car il ne s'agit plus dans ces conditions de liberté d'expression et de création d'un auteur, mais bien de technique de vente d'un produit commercial, dans un monde où la culture est devenue une marchandise comme les autres.

 

Kaïs Marzouki
Paris.
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