Alternatives citoyennes
Numéro 3 - 10 juillet 2001
Politique
Entretien
« Un nouveau pôle démocratique » - Interview de Me Nejib Chebbi

 

Après le congrès novateur du Mouvement Ettajdid, voici que l'ancien RSP se transforme lui aussi en un pôle rassembleur et forme le Parti démocratique progressiste. Signe des temps, mais il est vrai que cela fait quelques années que le parti de Me Nejib Chebbi ouvre ses locaux et ses tribunes aux démocrates de divers horizons, et que son parti a pris de grandes distances par rapport au « complexe Parti-État », ce qui distinguait le RSP et lui accordait la sympathie et même l'adhésion constatées à son dernier congrès. Cependant, ce parti un peu composite tiendra-t-il la route et Me Nejib Chebbi, qui eut parfois un itinéraire déroutant, a-t-il aujourd'hui trouvé la boussole politique dont il nous expose les grandes orientations ?

Nadia Omrane : Tous les observateurs ont remarqué la présence très nombreuse d'invités au Congrès de l'ancien RSP et l'afflux de nouveaux adhérents. Comment appréciez-vous ce succès ? Par ailleurs, la présence de nouveaux venus d'origine diverse au Bureau politique du nouveau parti, le PDP, ne donne-t-il pas un ensemble assez composite, voire un risque d'éclatement ? Et de ce fait, quelle est l'identité du nouveau parti ?

Nejib Chebbi : Ces nouvelles adhésions répondent à un choix. Après les élections de 1999, en mars 2000, nous avons remarqué - à la faveur de coalitions électorales auxquelles nous avons participé - que le mouvement démocratique pouvait exister sur une plate-forme commune, en dépassant ses clivages. Mais préalablement, notre constat était fait d'un vide entourant l'État-Parti (RCD) et d'autre part, d'une aspiration massive des Tunisiens à la démocratie. Dans le cadre d'un État indépendant et souverain auquel la mondialisation pose des urgences, la démocratie représente aujourd'hui un véritable consensus national à partir duquel des réponses peuvent être faites aux problèmes de l'heure.

Photo Nejib ChebbiL'émiettement des forces démocratiques et la faillite des idéologies depuis la chute du mur de Berlin et la généralisation de l'économie de marché rendent possibles un rassemblement par delà d'anciens clivages. Notre proposition était donc d'unir le mouvement démocratique, dans une structure unitaire qui respecte la pluralité. Au sein de ce rassemblement, des mécanismes de débat pluraliste permettent d'enregistrer des propositions sur les questions d'intérêt national. Tel est le sens de notre appel de mars 2000, d'où un nombre de 408 délégués venant de différentes régions et différentes familles intellectuelles et morales. Il y a d'anciens RSP, d'anciens islamistes progressistes, d'anciens nationalistes-progressistes, des libéraux et quelques membres d'autres partis. Sans doute, cela fait-il un ensemble assez composite mais aucun courant ne croit à la valeur salvatrice de son ancienne expérience, il croit plutôt au dépassement des expériences particulières. Ce qui unit notre nouveau parti, ce ne sont pas les convictions idéologiques, mais la volonté politique propre à tous. C'est un défi que nous relevons. Les instances élues sont équilibrées et les résolutions de notre congrès forment une plate-forme de rassemblement. Cette expérience a suscité sympathie et attente. C'est une réussite, même si les débats ont été parfois houleux. Bien sûr, nous prenons des risques, dont le risque d'éclatement. Mais ce parti est un parti moderne, pragmatique, qui n'a pas de référence aux idéologies toutes faites et caduques.

N. O. Le changement d'appellation est d'ailleurs un signe. Vous préférez au « S » du socialisme (RSP) le « D » de démocratie (PDP). Auriez-vous opté pour le choix libéral ? Par rapport à votre engagement démocratique, comment vous situez-vous face à la négativité que porte la mondialisation ?

N. C. Nous n'avons pas perdu le sens de la justice sociale en faveur des plus fragiles. Mais les formules toutes faites du socialisme, l'étatisation à outrance, l'étouffement des aspirations individuelles sont obsolètes. Aujourd'hui, nous nous considérons comme progressistes, pour le progrès social, engagés aux cotés des travailleurs, des régions marginalisées etc. Mais nous tenons compte de la nouvelle réalité : l'économie de marché domine, la mondialisation avance, fût-ce par crise, et cette tendance est irréversible parce qu'elle a comme base les nouvelles technologies. C'est une nouvelle phase historique.

N. O. Oui, mais au-delà des mots, sur des sujets concrets qui engagent l'avenir de la nation, par exemple les choix en matière de protection sociale, le désengagement de l'État de l'éducation, les privatisations, les recompositions des grands domaines de l'État, etc., Comment allez-vous faire le consensus entre libéraux et extrême-gauche et pouvoir tenir la barre ?

N. C. Je crois que l'unité s'est faite autour de ces questions. Par exemple, pour les privatisations nous ne sommes pas contre, mais nous voulons savoir quoi privatiser et comment. Nous avons dégagé des résolutions et nos libéraux sont des libéraux sociaux et pas « sauvages ». Nous sommes conscients des problèmes prioritaires et tous engagés dans une orientation progressiste. Et nous débattons publiquement même de nos divergences.

N. O. Votre méthode, très remarquée, est la réforme. Vous n'emboîtez pas le pas au radicalisme de certains militants qui font la Une des médias étrangers. Vous n'y croyez pas ou avez-vous des limites ?

N. C. Nous sommes des réformistes et nous nous méfions de toutes les initiatives « révolutionnaires ». Nous croyons que l'évolution sociale se fait selon la progression des rapports de force. Actuellement, il y a un trop grand déséquilibre entre le complexe État et l'opposition. l'État fera peu de concessions et pourra s'organiser. Il faut que nous développions des forces politiques organisées pour amener le pouvoir sur le terrain de la négociation. C'est le point où nous en étions à la fin des années 70 et début 80 et le pouvoir d'alors avait concédé un certain libéralisme. C'est l'éveil de la société et la structuration sociale et politique qui amènera le gouvernement à céder sur les revendications. C'est notre philosophie. Nous voulons développer les forces intérieures et profiter des facteurs extérieurs pour amener le gouvernement à céder du terrain en faveur de la société. Et nous tenons compte du rythme de cette société dont nous voulons favoriser l'éveil et l'intervention dans la vie politique. La démarche radicale, volontariste et généreuse participe de cet éveil. Nous sommes solidaires de ces combattants de la liberté, mais nous n'emboîtons pas le pas à leur démarche, parce qu'elle ne s'inscrit pas dans la perspective d'organisation de forces politiques.

N. O. Puisque vous parlez de solidarité, comment se manifestera-t-elle concrètement ?

N. C. C'est simple. Par exemple, pour M. Mouadda, dès qu'il a connu ses problèmes en 1995, nous l'avons défendu à la fois par une présence au cours du procès et politiquement par des communiqués. Nous lui avons offert notre tribune pour défendre la légitimité du MDS. Quant à Sihem Ben Sedrine, qui a été au début de la fondation de notre parti, elle nous a quittés sur des divergences, mais de manière amicale. En tant qu'avocat, je me suis constitué pour la défendre. Nous ferons partie de son comité de défense et nous mettrons tous nos moyens techniques, politiques et humains en oeuvre pour la défendre. Nos divergences sur la manière d'agir politiquement ne constituent pas un handicap à notre solidarité. Toute notre énergie et potentiel politique seront mis à la défense de Sihem Ben Sedrine, Mohamed Mouadda et Moncef Marzouki. L'emprisonnement ne résout rien. Même s'il y des tensions dans le langage, dues à des années de frustration, ce qu'il faut, c'est permettre le débat.

N. O. Pour enchaîner avec cette question, aujourd'hui 29 juin est une journée de revendication d'une amnistie générale. Toutes les forces, tendances et individualités, même si elles résistaient jusqu'ici, sont aujourd'hui d'accord pour cette revendication. Et vous ?

N. C. Après notre Congrès, notre première action est de rejoindre la coordination pour l'amnistie générale. Jusqu'ici, nous avons été solidaires. A partir de septembre, nous prendrons des initiatives pour impulser des combats en faveur de l'amnistie, des réformes, reconnaissance du CNLT, du Forum etc., cessation des poursuites contre Hamma Hamami, reconnaissance du POCT.

N. O. En quelques mots, parce que c'est un vaste sujet, quelle serait, au plan culturel, votre revendication fondamentale et quelle serait celle dont vous vous démarquerez le plus ?

N. C. La Tunisie a connu un conflit très dur autour de l'identité et la classe politique et intellectuelle est déchirée sur ce qu'est être Tunisien. Pour nous, le peuple tunisien est arabo-musulman, mais cette personnalité arabo-islamique doit évoluer par l'intégration des valeurs de la modernité, à savoir, les valeurs de l'individu, de la liberté, de l'égalité, de la rationalité. Nous sommes des Arabes modernes. L'État qui tourne le dos aux besoins spirituels des individus doit prendre en charge ces besoins. Mais il doit garantir la liberté de foi pour tous, le libre arbitre individuel. Et la loi devra garantir ces libertés. Quant au projet culturel dont nous nous démarquons le plus, c'est le totalitarisme, tous les totalitarismes.

 

Entretien conduit par Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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