'ordre des avocats a-t-il enfin renoué avec sa vocation, celle d'une défense digne,
occupée à assurer les droits des prévenus et non pas les intérêts de l'ordre public contre de
présumées subversions, pas plus que les intérêts d'un Parti-État soucieux de perdurer, envers et
contre tout ?
À l'occasion de la commémoration de son centenaire (1888-1988), il fût donné l'occasion
de rappeler le comportement sans peur ni reproches du barreau de Tunis contre l'occupant, lequel
ne manqua jamais de considération pour la défense tunisienne. Alors ténor de ce jeune barreau,
Bourguiba le reconnaissait, puis à l'heure de son propre despotisme éclairé, l'ancien avocat qu'il
était ne parvint pas à manquer de respect à la robe, même si d'odieux procès fabriqués tordaient
le cou au droit. Mais en ce temps là, le barreau de Tunis ne confondait pas les rôles. Il savait
son devoir et ne traîna pas ses plis dans le giron vassal du pouvoir.
La dérive date d'il y a quelques années, elle affecta l'ordre en tant qu'entité mais pas
la conscience des avocats soucieux de leur métier. Des pressions externes et des difficultés
internes ainsi qu'une prédisposition de quelques uns au clientélisme amenèrent l'ordre à des
compromissions dont attestent des communiqués à la gloire du régime et des soutiens électoraux
déplacés.
Cependant, les veilleurs reprenaient peu à peu l'avantage jusqu'au printemps 2000, où
l'ordre des avocats, refusant de se soumettre, menaça de se mettre en grève générale si les
conditions de la défense, et plus largement de la démocratie, n'étaient pas assurées.
Le printemps a son été. Dans le courant de juin 2001, l'explosion d'un mécontentement
amène à déchoir au cours d'un premier tour des candidats ambigus ou peu énergiques, a fortiori
ceux du RCD. Les voix de ces derniers se ramassent mais au second tour, c'est encore une fois Me
Béchir Essid qui est élu nouveau Bâtonnier par 928 voix contre 744 à son challenger.
Maître Béchir Essid, qui eut par le passé un itinéraire compliqué aux yeux d'une modernité
occidentalisée et peu portée à adhérer à quelque régime limitrophe, est considéré comme
nationaliste arabe. Il lui fut connu une forme de sympathie pour le régime libyen, qui lui valut
de faire de la prison au temps de Bourguiba. Il prit ses distances par la suite mais son
tempérament rude et sans rond de langue d'homme du Sud lui valut une tentative d'assassinat, en
plein centre ville, un plein jour d'octobre 1988, tentative qu'une commission d'enquête n'aura
jamais élucidée. Dans la foulée, il fut traduit en justice et incarcéré pour diffamation du chef
de l'État, autre bien curieuse affaire qui lui valut les plus sombres heures du cachot.
Rien ne rompt ce petit homme austère, frêle et courageux. En 1992, il est à nouveau devant la
justice pour appartenance à un comité contre la torture. Peu à peu, cet ancien magistrat formé en
Syrie se dégage d'activités politiques qu'il entreprit en tant que nationaliste arabe avec
l'extrême-gauche. Il se réserve à son métier et on dit de lui qu'il est un des avocats à
connaître le mieux son droit et l'un des plus brillants orateurs. Il est surtout déterminé et son
endurance de coureur de fond le fait arpenter la République au cours des deux sessions
électorales. Il s'assure le soutien de la province, des jeunes, de tous ceux que l'alliance du
pouvoir et des affaires exclut. Et surtout, il cristallise le ras-le bol du plus grand nombre.
Son élection et celle des conseils régionaux de l'ordre confirme cette tendance à réhabiliter
l'ordre, à le réconcilier avec un honneur qui eut une propension à se perdre ces dernières
années. Sa victoire est d'abord celle d'une personnalité rigoriste et sobre, sans complaisance,
tenace et dont l'ossature essentielle traversa deux répressions sans mordre la poussière.
Quelques opportunistes reprocheront - c'est un comble ! - de mal parler le Français à celui qui est aussi membre de l'ordre des avocats arabes. Ils évoqueront à son propos « l'ascension d'un loup solitaire », en faisant référence à la fois à la pièce de Bertold Brecht et au roman de Herman Hesse. Il exprima, certes maladroitement il y a 20 ans, une fureur compréhensible contre Israël, au moment de Sabra et Chatila. Mais solitaire, Béchir Essid ne l'est pas, car sa victoire est d'abord celle d'avocats de plus en plus nombreux, dont la vaillance permet de restaurer l'honneur retrouvé du barreau de Tunisie.