Alternatives citoyennes
Numéro 2 - 31 mai 2001
Société
Santé
L'État recule devant l'insurrection de la médecine libérale

 

Un projet de réforme de l'assurance maladie, concocté et ficelé par les administratifs des caisses et des directions des affaires sociales, vient d'être renvoyé à une « pause de réflexion » par les pouvoirs publics qui reculent ainsi devant une formidable pression du pouvoir médical.

En effet, réunis à l'appel de leur intersyndicale, l'ensemble des professionnels de la libre pratique thérapeutique ont élevé une forte indignation dans un langage sans concession, dénonçant en particulier l'autoritarisme de l'administration et sa gestion improvisée, cavalière, irréfléchie, d'un dossier complexe et grave, impliquant le devenir de leur profession et de la santé des citoyens.

Cette réforme vise essentiellement la réhabilitation du médecin généraliste, l'application de la capitation (inscription d'un quota de malades par médecin dans sa circonscription, ce qui devrait limiter la liberté de choix du malade) et établissement d'une filière de soins qui obligerait les malades à passer par le praticien de première ligne avant d'être éventuellement adressé par ce dernier à un spécialiste.

Selon l'administration, cette réforme vise à une maîtrise des dépenses de santé par une limitation du « vagabondage » des malades de médecin en médecin par l'inflation des prescriptions et examens annexes, par le classement des médicaments en thérapies prioritaires et d'autres dites de confort etc. Elle peut avoir l'avantage d'un rééquilibrage de la carte sanitaire au profit des zones mal distribuées et des jeunes médecins sans clientèle.

Du point de vue des praticiens libéraux, cette réforme introduit une lourdeur administrative dans le processus de remboursement des honoraires ou frais pharmaceutiques, car la réforme institue un paiement par l'usager d'un ticket modérateur, lequel peut encourager à l'inflation des dépenses, le malade n'ayant plus à débourser qu'une quote-part, sur le champ.

La réforme, qui n'est pas préparée informatiquement et ne dispose même pas encore d'un cadre juridique, était prévue pour janvier 2002 dans ses premières applications, sans que soit envisagé le statut de l'hôpital ou celui des cliniques et polycliniques. Rien n'est envisagé, non plus, pour les non-assurés, auxquels pourrait être réservée une médecine de second ordre.

Déjà, les ménages prennent en charge la moitié des dépenses de santé (qui s'élèvent à un 1 280 millions de Dollars), ce qui, de l'avis des responsables des caisses et des syndicats, place la Tunisie immédiatement derrière un pays comme les USA, où l'on sait à quel point une médecine privée et un système d'assurances coûteux privent des cohortes de malades des soins indispensables !

En Tunisie, selon les déclarations, quelques 30% des usagers ne seraient pas assurés. Cependant, 750 000 individus sur une population de 9 millions bénéficient de soins gratuits. Pour une grande partie des assurés sociaux, le remboursement des frais est ridicule : ainsi, une consultation de généraliste est remboursée au dixième de son coût et un plafonnement très bas limite le volume des dépenses remboursables. Autant dire que la majorité de la population hésite de plus en plus à consulter et à entamer des soins. La moindre intervention chirurgicale est susceptible d'engloutir un salaire de cadre moyen (2,5 fois le SMIG). Une grippe, une affection virale ou infectieuse bénigne, surtout en pédiatrie, absorbe l'équivalent d'un quart du SMIG !

Dans ce débat qui fait rage, quelques idées sont à retenir. D'abord, la libre pratique médicale constitue en Tunisie un vrai pouvoir très structuré, qui vient de faire reculer l'État. Les médecins semblent redouter un contrôle du fisc par le biais de la capitation et du ticket modérateur et ils craignent une baisse de leurs revenus, la médecine étant de grand rapport pour un certain nombre de cabinets (ou d'officines pour les pharmaciens), mais au sein même de ce corps sévit de plus en plus une douloureuse condition et un déclassement : près d'un millier de médecins sont au chômage.

D'autre part, la médecine publique semble n'attendre qu'une régression plus accusée de son état déjà peu reluisant. L'État, qui se désengage de plus en plus des services publics, va-t-il lâcher tout à fait un de ses piliers depuis l'indépendance ? La mondialisation encourage, sans doute, à la privatisation. Mais ce que dénoncent les partenaires engagés dans cette bataille (médecins et citoyens), c'est que cette libéralisation se fasse paradoxalement avec l'autoritarisme et dans la culture du secret qui sont un style de gouvernance. Ainsi, nul ne connaît à quelques mois de l'application présumée le volume de l'enveloppe attribuée à cette réforme.

Une pause de réflexion vient d'être édictée, comme un sursis pour une réforme dont un certain nombre de décideurs disent déjà qu'elle sera renvoyée aux calendes. En fait, tout n'est pas à jeter dans ce projet. Mais la conduite des opérations, l'absence d'un véritable débat entre partenaires sociaux, la parcimonie et la « démagogie manipulatrice » de l'information ont discrédité un projet pourtant nécessaire. La puissance du lobby médical, devant lequel l'État semble prendre peur d'y perdre une de ses bases sociales, fait le reste.

En définitive, les autorités, comme en bien des situations, pêchent plus par la méthode que par les intentions. Dans une ambiance générale de perte et de tendance à l'indocilité, ainsi que dans un climat de dénonciation d'absence de dialogue, d'incurie administrative et de gaspillage qui se fait ailleurs que dans les dépenses de santé - les seuls stades pour les Jeux Méditerranéens ont coûté plus cher que la contribution annuelle de l'État en matière de santé - le pouvoir médical met le doigt sur la plaie du système tunisien de gouvernance.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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