Soudain, l'été dernier, deux corps reviennent dans des cercueils plombés à leur village d'origine, dans le sud tunisien. Ce témoignage est inspiré par ce drame.
umi, j'ai honte d'être Tunisien ! » dit-il à sa mère qu'il avait au bout du fil. Elle ne saisit pas tout de suite la signification de cette courte phrase par laquelle son fils a commencé la discussion qu'ils ont pris l'habitude d'avoir, lui, son père et elle, à la fin de chaque semaine.
Lui, il n'a pas encore fêté ses vingt ans. Il est parti, il y a deux ans, comme tant d'autres, faire des études dans une ville européenne réputée pour la qualité des études qu'il voulait suivre. Sa scolarité au secondaire était tout ce qu'il y a de plus « normale », pour reprendre une expression à la mode chez nous, mais, grâce à sa détermination et au soutien qu'il a trouvé auprès de sa mère, il a pu décrocher son baccalauréat avec une bonne moyenne.
Sa mère a consacré son mois de congé annuel à travailler avec lui toutes les matières, des sciences naturelles à l'Anglais en passant par la philosophie et le Français. Elle n'était ni professeur de l'enseignement secondaire, ni une érudite. Elle a juste compris que son fils avait besoin d'une écoute, d'un enseignement-apprentissage personnalisé. Il n'a cessé de lui demander, tout le long de la période de révision, pourquoi ses professeurs n'avaient pas sa performance à elle. « Comme ils ont réussi à me désintéresser des études », répéta-t-il souvent. D'ailleurs, il a passé, avec ses amis, plus de temps à jouer aux cartes qu'en classe et il leur est arrivé de faire l'appel au café, avec le vrai registre du lycée, et de marquer absents les fayots, ceux qui étaient en train de suivre les cours avec leurs enseignants, lui avoua-t-il.
Ce jour-là, son appel téléphonique était inhabituel, dans le moment où il a appelé et dans la demande qui le sous-tendait. Il était en désarroi et sa voix trahissait quelque chose qu'il ne voulait pas ou plutôt qu'il n'arrivait pas à formuler. Il appela de la voiture qui le ramenait, lui et ses amis, d'Amsterdam. Ils sont partis, comme tant d'autres jeunes, découvrir cette ville mythique, la « ville de la liberté absolue ». Mais cette visite de fin d'année à l'une des plus belles villes du monde fut un choc pour le jeune garçon, par l'image qu'elle lui renvoya de la jeunesse de son propre pays, la Tunisie. « Tous les dealers d'Amsterdam sont tunisiens », dit-il à ses parents.
Ils sont venus des quatre coins de l'Europe pour vendre une marchandise diversifiée, du Hasch, de la Marijuana, des drogues dures. Ils en avaient pour tous les goûts et pour toutes les bourses. C'est la bonne période pour réaliser de bons chiffres d'affaires... Ils accostaient les touristes mais ils insistaient auprès de leurs compatriotes, en jouant sur la fibre nationale voire régionale.
Cette image dure et dégradante de jeunes expatriés le bouleversa et il écourta sa visite à la ville des tulipes. Il jura de ne plus retourner dans cette cité infestée de dealers, tunisiens de surcroît. C'est sur le chemin du retour à la cité universitaire qu'il téléphona à ses parents.
Le coup de fil de son fils raviva la colère de la mère contre ce qu'elle a toujours considéré comme une injustice dont sont victimes de jeunes tunisiens, dont un bon nombre est originaire de sa ville natale.
Combien sont-ils à avoir rêvé de partir, le plus loin possible de cette ville étouffante qui n'a rien à leur offrir ? Partir en Italie, en Allemagne ou en France. Partir n'importe où, là où ils peuvent aller. Malheureusement, la carte des pays hôtes, susceptibles d'accueillir des jeunes sans qualification, s'est rétrécie en peau de chagrin. Mais cela ne les empêche pas de continuer à partir. Ils partent par tous les moyens, dans les coffres des voitures et dans les soutes des bateaux, au risque de perdre leur vie.
Elle parle de sa région parce qu'il lui est arrivé d'associer des visages à des cercueils rapatriés, le visage de petites filles qui ont fréquenté son école et de jeunes garçons de son lycée. Ces petites filles et ces jeunes garçons sont les parents de ces enfants apprentis-dealers assassinés ou croupissant dans les geôles de Naples et de bien d'autres villes européennes. Ces parents n'ont pas pu retenir leur progéniture et ont parfois consenti d'énormes sacrifices pour les aider à quitter cette région ingrate, en se disant que le malheur n'arrive qu'aux autres.
Sa région n'est pas la seule à réserver ce triste sort à ses propres enfants.
Elle aurait voulu entreprendre une enquête nationale pour mieux cerner ce phénomène et savoir d'où viennent tous ces « brûleurs ». Qui sont leurs parents, quels lycées ont-ils fréquenté et quels professeurs ont-ils eus ? Mais ces investigations ne sont pas de mise dans son pays. De toute manière, toutes les régions ont leur quota de candidats à ce genre de migration. Ces « brûleurs » viennent, d'El Mourouj, de Tébourba, de Fériana, de Zarzis et d'ailleurs. En l'absence de statistiques, les estimations sont alarmantes. On parle même de plusieurs cercueils rapatriés tous les jours.
Ce qu'ils ont en commun, ces jeunes venus de toutes les régions, c'est le désir de quitter ce pays qui n'a pas su leur donner leur chance et ne cultive plus chez eux le rêve de bâtir une Tunisie où il ferait bon vivre.
C'est le rêve brisé de la jeunesse de sa région et de son pays en général qui l'attriste. Et elle se rappelle ses propres rêves d'adolescente.
Elle restait étendue des heures durant, par les nuits suffocantes des interminables étés, à scruter un bout de ciel étoilé. Elle se jurait qu'elle quitterait cette ville et qu'elle ferait des études qui lui permettraient de changer la condition de ses concitoyens.
C'est en pensant à tous ses jeunes ravis à la fleur de l'âge, à tous ceux croupissant dans les geôles et tous ceux traqués par la police, à toutes les longues files d'attente devant les consulats, aux jeunes que leurs professeurs n'ont pas su guider et que leurs mères n'étaient pas en mesure de soutenir pendant la turbulence de l'adolescence, à toutes ces mères meurtries par la douleur et écrasées par la honte, à son petit bout de ciel étoilé, à ses camarades du lycée et à ses propres enfants, qu'elle se sent coupable. Coupable de s'en être sortie.