On dit que la situation économique est bonne et
que les différents indicateurs clignotent au vert. Est-ce
vrai ?
Les fameux « critères de convergence » devenus
incontournables pour les pays européens depuis Maastricht et
à l'aune desquels on jauge la gestion macroéconomique
d'un pays sont respectés, ces dernières années,
en Tunisie : tant le déficit budgétaire, que le
déficit courant et le taux d'inflation se situent à
l'intérieur de la fourchette des 3%. Le taux de croissance
dépasse les 5% en moyenne au cours des quatre dernières
années, ce qui est un taux honorable ; le taux
d'endettement est en baisse régulière (il atteint moins
de 48% du PIB fin 1999), le service de la dette par rapport aux
recettes courantes se situe à 15,5% et les réserves en
devises avoisinent les 2,8 milliards de Dinars, représentant
ainsi une centaine de jours d'importations. On est ainsi en
présence d'une situation macro-financière plutôt
bonne, d'une charge d'endettement tolérable et de
réserves respectables.
L'ombre au tableau est la persistance d'un taux de chômage
élevé frappant de plus en plus les jeunes
diplômés de l'enseignement supérieur. Depuis 1989,
on n'arrive pas à descendre en-dessous de la barre des 15,5%
(15,3% en 1989, 15,6% en 1994, 15,7% en 1997).
Il doit être clair, cependant, que ces indicateurs ne sont que
des indicateurs de conjoncture et que l'examen de la structure d'une
économie, de sa solidité et de sa robustessse, de sa
capacité à générer du développement
durable requiert une analyse beaucoup plus complexe. Je ne suis pas
sûr du tout que, de ce point de vue, nous soyons sur la bonne
trajectoire, au contraire.
Dans quelle mesure peut-on se fier à ces chiffres ?
Ne sont-ils pas truqués ?
On peut truquer beaucoup de choses en politique. Tout dépend de
la situation d'éveil de l'opinion publique et de la force des
institutions de la société. En économie, les
choses sont plus difficiles, surtout de nos jours. Les raisons
à cela sont nombreuses.
D'une part, les agrégats économiques sont, pour la
plupart, interdépendants de sorte que toute manipulation de
l'un d'entre eux exige, en règle générale, la
manipulation de nombreux autres.
D'autre part, une surestimation des performances passées aura
pour contrepartie une dépréciation des
réalisations futures : vous pouvez aujourd'hui
déclarer un revenu par habitant (ou tout autre indicateur
significatif) plus important qu'il ne l'est. Si vous le faites une
fois, vous serez obligé de le faire toutes les autres fois,
faute de quoi vous aurez à minorer l'importance de vos
performances nouvelles.
Par ailleurs, les manipulations exigent la complicité de
nombreux fonctionnaires ; elles constituent une faute
déontologique grave et seraient connues.
Enfin, les institutions financières internationales effectuent
de nombreuses missions dans le pays et pourraient se rendre
aisément compte de la tromperie. Cela aurait des
conséquences fâcheuses sur la crédibilité
économique et financière du régime en place et
sur sa capacité à mobiliser les financements
internationaux dont il a un besoin crucial.
Plutôt que le « trucage », la pratique en cours en
Tunisie consiste à ne pas divulguer au public les informations
considérées comme
« désagréables ». L'opacité, en
d'autres termes. Au cours des dernières années, c'est le
chemin qui a été suivi et il est particulièrement
dangereux. Il atteint des seuils sans précédent. À titre
d'exemple, les informations sur le chômage issues du
recensement de 1994 n'ont été publiées que
quatre ans et demi après les enquêtes sur le terrain
(contre moins d'une année pour les précédents
recensements) ; les informations sur la distribution de la
population par tranche de dépense issues de l'enquête sur
les budgets des ménages de 1995, qui donnent des indications
sur la prévalence de la pauvreté, n'ont pas
été publiées par l'Institut National de la
Statistique alors que ces données constituent les informations
de base de toute enquête de ce type depuis 1965-68.
La raison est simple : dans l'un et l'autre cas, les indicateurs
révélaient une situation défavorable. Jamais
à notre connaissance, on n'a autant recouru à ces
pratiques.
Les exemples de ce type sont extrêmement nombreux. Rares sont
les études qui ne sont pas marquées par le sceau de la
confidentialité. Le pays s'installe dans un système
institutionnalisé de rétention de l'information,
vis-à-vis du public, vis-à-vis des chercheurs et
même vis-à-vis des autres administrations, y compris des
départements appartenant au même ministère. C'est
souvent grâce aux publications de la Banque Mondiale ou du FMI
(elles-mêmes estampillées CONFIDENTIEL
jusqu'à un passé récent) que les chercheurs ou
fonctionnaires tunisiens prennent connaissance des résultats
des enquêtes nationales.
Le savoir et la connaissance de la réalité sont
gardés jalousement ; il n'y a plus - et il ne peut plus y
avoir - d'échanges ; le pays s'ignore de plus en plus. Et,
s'ignorant de plus en plus, devient de moins en moins capable
d'articuler une réflexion et une approche cohérente et
ciblée de ses problèmes. Si on ajoute à cela
qu'il n'y a pas de liberté de presse, ni liberté
d'association, ni lieux de débat, on peut imaginer
l'état général de la Nation.
Restons, pour l'instant, au niveau des indicateurs de
conjoncture. Comment évoluera le chômage au cours des
prochaines années ?
L'expérience de ces dernières années a
montré qu'on ne parvient pas à résorber le
chômage avec le taux de croissance en vigueur. Au cours des
prochaines années, la pression de la demande ne va pas baisser,
au contraire. La demande additionnelle d'emplois va augmenter pour se
situer à une moyenne annuelle de plus de 79 000 au cours de la
période 2000-2005 (contre une moyenne de 71 000 au cours de la
période 1995-2000). mais baisser ensuite pour se situer
à 73 000 entre 2005 et 2010 et à 54 000 par an au cours
de la quinquennie 2010-2015.
Le fait structurel de plus en plus lourd est que la pression sur
l'emploi émanera de plus en plus de la part des jeunes
diplômés de l'enseignement supérieur, lesquels
représenteront une proportion avoisinant le tiers de la
demande additionnelle d'emplois.
La pression accrue coïncidera, malheureusement, avec deux
événements majeurs porteurs de grands risques pour
l'économie tunisienne : le démantèlement de
l'accord multi-fibres qui va nous mettre en concurrence - une
concurrence difficilement soutenable - avec les pays d'Asie sur nos
marchés textiles traditionnels, d'une part ; le
désarmement tarifaire sur les importations de produits
manufacturés européens concurrents à ceux que
nous produisons localement, d'autre part. Ces
événements devraient faire ressentir leurs effets
à partir de 2004. Il y a là une coincidence de
calendriers qui n'est pas heureuse pour l'économie tunisienne,
surtout si l'on a à l'esprit son degré
d'impréparation.
Mais il faut aussi relever un autre fait majeur : la Tunisie va
bientôt cueillir les fruits de la révolution
démographique générée par les
réformes relatives à la condition féminine
conduites depuis une quarantaine d'années. Dans sept ou huit
ans, la pression sur l'emploi se fera de moins en moins vive.
Quelles sont les exigences d'une réduction significative
du taux de chômage ?
Pour les six ou sept années prochaines, le problème du
chômage va se poser au double niveau quantitatif et qualitatif.
Pour répondre au niveau quantitatif, il faudra atteindre une
croissance de 7% au moins. Il faudra, pour cela, que les
investissements atteignent de nouveaux paliers. En gros, que l'on
passe d'un taux d'investissement de 25% à un taux de 30%.
L'État aura un rôle important à jouer pour équiper
le pays et pour fournir des services de base à la
population ; mais sans un intéressement et un engagement
très fort du secteur privé, national et international,
le défi ne pourra pas être relevé.
Pour répondre au niveau qualitatif, c'est-à-dire
à la demande croissante d'emplois très qualifiés,
c'est toute la structure économique qui doit être revue.
Ce n'est ni la maintien de la prédominance de la petite
entreprise familiale fermée, ni la prolifération d'un
vaste secteur informel, ni même le développement d'un
secteur off-shore sans liens avec l'économie on-shore et
concentré sur des activités de sous-traitance qui
offriront les opportunités à la nouvelle demande.
En un mot, le modèle actuel de fonctionnement du système
économique est caduc. Il exige une refonte stratégique
dont on ne voit malheureusement même pas les prémisses.
Au lieu d'analyse, de concertation, de stratégie, de politiques
de mise en oeuvre, on entend des incantations.
Alors, pour revenir aux exigences d'une lutte réelle contre
chômage, la réponse tient en ceci : donner confiance
aux investisseurs, donner libre cours aux initiatives, créer un
environnement fait d'opportunités croissantes, doter le pays
d'une administration efficace et entreprenante, favoriser les
synergies entre les acteurs du système : travailleurs et
société civile, entrepreneurs, administration,
université et centres de recherche.
Dire cela c'est déclarer ni plus ni moins que l'urgence d'une
révolution politique.
La Tunisie peut-elle faire beaucoup mieux au plan
économique ?
La réponse est claire et sans ambiguïté : la
Tunisie peut faire beaucoup plus et beaucoup mieux. Les
« performances » dont on parle aujourd'hui sont bien
pâles par rapport à celles qui ont été
réalisées dans le passé. Pendant les
années soixante, on a édifié les infrastructures
de base du pays et mis en place les institutions de la gouvernance
économique ; toutes choses dont la rentabilité est
dite « différée ». On a, malgré cela,
réalisé un taux de croissance de 4,6%, un taux identique
à celui de la décennie 1990. Au cours des années
1970, le taux de croissance moyen a été de 7,1%, un taux
supérieur de 50% à celui enregistré au cours de
la décennie 1990.
Le chômage et la pauvreté ont été combattus
avec bien plus d'efficacité qu'ils ne le sont
aujourd'hui : la population vivant en-dessous du seuil de
pauvreté est aujourd'hui aussi nombreuse qu'elle
l'était il y a quinze ans, alors que ses rangs ont
été divisés par 3 entre le début des
années soixante et le milieu des années 1980 ;
quant au chômage et au sous-emploi, ils ne donnent aucun signe
de repli depuis quinze ans, au contraire ; alors qu'ils n'ont
cessé d'être résorbés au cours des
années 1960 et 1970, passant d'un tiers de la population active
à 13,1% en 1984.
L'essentiel des réalisations structurelles lourdes de la
Tunisie d'aujourd'hui : la grande hydraulique, la
sidérurgie, la métallurgie et la mécanique, la
chimie lourde, le complexe matériaux de construction - avec,
à son centre, les cimenteries - et bâtiment, travaux
publics ; l'infrastructure hôtelière et
touristique ; le système autoroutier ; le
réseau de grandes centrales électriques ;
l'éradication de la totalité ou quasi-totalité
des logements insalubres ; toutes ces réalisations sont
l'héritage des trois décennies
précédentes.
Oui, la Tunisie peut faire beaucoup mieux car elle a fait beaucoup
mieux. Et parce que d'autres pays font beaucoup mieux aujourd'hui. Le
taux annuel de croissance du PIB au cours de la décennie 1990
est de 10,7% en Chine, de 7,9% en Irlande, de 7,7% au Liban, de 7,6%
en Thailande. Dans toute la région de l'Asie de l'Est et du
Pacifique le taux annuel moyen de croissance a été de
8,0% au cours des années 1980 et de 7,4% au cours des
années quatre-vingt-dix.
Oui, la Tunisie peut faire beaucoup mieux car on a le spectacle
aveuglant des gaspillages et des occasions extraordinaires
ratées. En examinant les dix ou quinze dernières
années, on a du mal à dégager de grandes
réalisations économiques.
Le complexe sportif de Radès, en voie
d'achèvement, et qui abritera les Jeux Olympiques
méditerranéens n'est-il pas une grande
réalisation ?
C'est justement la réalisation qu'il ne faut pas citer. Il fait
figure de « métro du Sahel des années 1990 ».
Grande réalisation par son coût, certes, puisqu'il a
atteint 205 millions de Dinars sans compter les dépenses
d'infrastructures avoisinantes. Mais, pour de nombreux observateurs
avertis, il apparaît comme l'éléphant blanc par
excellence. Quelle utilité y avait-il à construire un
nouveau complexe sportif à Tunis dont la Cité Nationale
Sportive d'El Menzah et le Stade Chédly Zouiten sont
sous-utilisés de manière flagrante ? Et pourquoi
une telle concentration à Tunis ? Avec le même
coût, c'est une centaine de villes tunisiennes qui auraient pu
recevoir les équipements sportifs dont elles manquent
tant ! Je dis qu'il fait figure de « métro du
Sahel » des années 1990 en raison de son coût
considérable (à l'époque le métro du Sahel
devait coûter 40 millions de Dinars) et de son utilité
très douteuse.
Quels sont ces occasions extraordinaires ratées ?
Quels secteurs et quelles activités la Tunisie peut-elle
investir ?
Cela saute aux yeux !
Il y a deux secteurs qui sont aujourd'hui les secteurs porteurs
à l'échelle mondiale.
Le premier secteur est celui de la révolution de l'informatique
et de la communication. Les travaux de recherche récemment
menés indiquent que cette révolution est probablement,
au plan économique, la plus importante de toutes les
révolutions scientifiques et techniques de l'histoire de
l'humanité ; bien plus importante que celle de
l'imprimerie, de la machine à vapeur ou de
l'électricité et des chemins de fer. Elle ne contribue
pas seulement à l'augmentation de la productivité dans
la production et la distribution des marchandises ; elle augmente
la productivité de tous les secteurs, de la santé
à l'éducation, de la finance à l'administration, et
diminue les coûts de transaction pour tous les agents
économiques. On estime aujourd'hui que les deux tiers de la
croissance de la productivité aux États-Unis sont liés
aux investissements dans les technologies de l'informatique et de la
communication.
La Tunisie aurait été bien armée pour s'engager
dans ce secteur. Mais, parce qu'on a voulu garder la
société sous contrôle, cette entrée a
été retardée. De sorte que la Tunisie est
aujourd'hui en queue du peloton mondial. En 1999, il n'y avait, ici,
que 3,17 utilisateurs d'Internet pour 1 000 habitants alors que la
moyenne mondiale était de 44,0 utilisateurs, soit un taux 14
fois supérieur ! Bahrain avait une moyenne de 52,6, le
Liban de 61,8, le Koweit de 52,7, l'Afrique du Sud de 45,6
utilisateurs pour 1 000 habitants, les Iles Maurice 47,93, le Portugal
70,1, la Grèce 70,6, la Corée 147,8. Et la Chine
7,02 !
Dans ce domaine, la Tunisie s'est distinguée de tous les autres
pays du monde par un facteur : sa législation la plus
détaillée et la plus répressive du monde en ce
qui concerne l'utilisation d'Internet.
Pour la téléphonie cellulaire, le constat est le
même : en 1999, la Tunisie avait 0,58
téléphone cellulaire pour 100 habitants, alors que le
moyenne mondiale était de 8,20, soit un taux plus de 14 fois
supérieur ! Bahrain avait une moyenne de 20,07, le Liban
de 19,56, le Koweit de 15,82, l'Afrique du Sud de 13,21, les Iles
Maurice de 8,88, le Portugal de 46,81, la Corée de 50,44. Le
Maroc, un pays au revenu par habitant de 40% inférieur à
celui de la Tunisie, avait un taux presque trois fois supérieur
(1,34). Depuis lors, il est passé à un autre
stade : aujourd'hui, les Marocains sont équipés de
plus de 2 millions de téléphones cellulaires (contre
à peine 200 000 en Tunisie) !
Pour le VIIIe Plan de Développement Economique et Social
1992-1996, on avait programmé huit (8) Ecoles
d'Ingénieurs en Informatique ; aujourd'hui, en 2001, on en
a à peine une !
Le secteur en question est pourtant important à plusieurs
titres, notamment ses effets induits sur tous les autres secteurs, les
créations d'emplois qualifiés qu'il crée et son
potentiel de croissance ; une croissance à deux chiffres.
Le deuxième secteur porteur est celui que l'on appelle
« tiers-secteur », ce secteur qui n'est ni le secteur
privé, ni le secteur public, qui n'est régi ni par le
marché, ni par l'État mais qui est celui de la
société civile : mouvement associatif,
réseaux d'organisations sociales, culturelles,
d'entr'aide ; bref toutes les institutions à but non
lucratif. Ce secteur est celui qui connaît le plus grand essor
dans les sociétés démocratiques ; il
emploierait déjà près d'un tiers de la population
active aux États-Unis. C'est celui qui manque le plus en Tunisie.
Ces deux secteurs, comme on le voit, ne peuvent pas se
développer en l'absence de liberté, en l'absence de
société civile.
Quels sont les contours de ce nouveau modèle ?
Quelles sont les exigences d'une croissance plus soutenue et d'un
développement économique réel en Tunisie ?
Il est de plus en plus admis et reconnu aujourd'hui que le
développement est, d'abord et avant tout, une question
d'institutions et de gouvernance. Ces questions sont centrales, non
seulement, pour la société, mais aussi pour les
investisseurs, qu'ils soient nationaux ou étrangers.
La première exigence est de refonder l'administration. Une
administration qui soit stimulée par la société
à travers un contrôle citoyen et sa soumission à
un ensemble de règles, notamment la transparence,
l'évaluation systématique. Une administration stimulante
et porteuse de grandes ambitions pour la Tunisie. Il faut pour cela
que fin soit mise au pouvoir hyper-centralisé qui
prévaut aujourd'hui et qui inhibe toute tentative
créatrice.
La deuxième exigence est de restaurer la confiance des acteurs
économiques, salariés et entrepreneurs. À travers une
information économique crédible et transparente, le
respect de la règle de droit et de l'indépendance de la
justice.
La troisième exigence est la redynamisation du monde
universitaire et de la recherche.
La quatrième et la non moins importante est la création
des synergies administration-acteurs économiques-monde de la
recherche. En un mot, un autre système de pouvoir :
l'invention démocratique.