L
a grève de la faim déclarée depuis le 18 octobre par des dirigeants politiques et associatifs, et achevée le 18
novembre, a généré dans son sillage un formidable mouvement de mobilisation, de solidarité et d'action venant de
personnes, de groupements et d'organisations de tout bord.
Cette adhésion est sans aucun doute le reflet d'un raz le bol généralisé, elle est l'expression d'une révolte
contre une situation de blocage politique qui va en s'épaississant. Elle est à la mesure de la fermeture de toutes
les voies et issues que tout ordre doué d'intelligence politique s'aménage généralement s'il veut se maintenir.
Bref, elle est le signe patent d'une politique du pire.
Politique du pire du pouvoir qui suscite en retour une politique du pire de son opposition.
Dans la forme d'abord car une grève de la faim n'est pas une action politique mais une action infra politique qui
relève d'une version soft du kamikaze qui donne sa vie en désespoir de cause, lorsqu'il estime dérisoires
ou épuisés les processus conventionnels. La symbolique du martyr y est fortement présente et avec elle la gratuité
du sacrifice dans sa générosité mais aussi dans sa rentabilité.
Dans sa composition aussi puisqu'un système de répression aveugle a réussi à momentanément unifier contre lui,
après l'expérimentation de plusieurs formules plus ou moins infructueuses, des tendances (essentiellement le
clivage plus ou moins tranché non islamistes/islamistes) et des appartenances (politiques, associatifs et
indépendants) hétérogènes pour ne pas dire hétéroclites.
Quoique celles-ci se dessinent déjà, ce n'est pas encore l'heure ici de tirer des déductions prématurées quant aux
motivations et enjeux qui animent les uns et les autres.
Par contre, ce qu'il paraît nécessaire de réfléchir c'est l'efficacité de l'acte. Et, par efficacité, il n'est pas
question des répercussions immédiates sur le déverrouillage du système politique.
Par efficacité, ce qui est envisagé ce sont les implications de cet acte sur l'avenir de la scène politique.
Pour parvenir à fédérer autour d'elle le maximum de protagonistes, cette action s'est donné un contenu minimum de
revendications qui, de par leur généralité et leur globalité, ne pouvaient que concerner autant les organisations
que les citoyen-ne-s.
Cependant, en raison même de cette généralité et globalité, ces revendications évacuent la spécificité ou la
particularité des demandes et objectifs de chaque partie prenante. Elles forcent à l'unité là où il y a diversité,
ce qui peut être leur atout. Mais dans le même temps, ne comportent-elles pas le risque d'évacuer cette unité
d'une réelle consistance ? Si la garantie de libertés est un impératif pour l'existence même de chaque
organisation, cela n'implique en rien la satisfaction de ses propres finalités, qui sont sa raison d'être.
Cette première faille pourrait être sans conséquences, ou de conséquences tout à fait passagères, si elle n'était
renforcée par une seconde qui renvoie à la contribution des grévistes.
Bien que chacun d'entre eux participe au nom de son parti ou de son association, l'acte de la grève par lui-même
est éminemment individuel. Il est individuel dans sa réalisation et dans ses conséquences physiques et morales. De
ce fait, il est significatif de la détermination des individus engagés. Mais il est également plein d'implications
sur les formations d'origine de ces individus. En consolidant leur leadership, sont-ils certains de
consolider par la même occasion leurs formations respectives ? Au-delà même de ces formations, l'acte est aussi
plein d'implications sur l'ensemble du mouvement démocratique. Portés par l'élan de solidarité, les animatrices et
animateurs de ce mouvement se sont joints à lui sous des modalités diverses mais, en faisant cette démarche de
l'unité, ne réédite-t-on pas la valeur de l'unicité ? Si ce n'est qu'en nous unifiant que nous existons, quelle
place donner aux opinions contradictoires ?
Formuler des objections à cette action elle-même devient suspect et mal aisé pour qui en aurait à formuler. Aussi
est-il convenant de s'empresser d'ajouter que cette seconde réserve n'aurait, elle non plus, que peu de poids si le
tout n'était qu'épisodique, destiné à durer le temps que dura la grève de la faim dont la fin rétablit un état
antérieur, hypothétiquement amélioré par les acquis de ce combat.
Pourtant, acquis ou pas, le problème demeure entier. Il demeure entier parce que toutes celles et tous ceux qui y
ont participé, d'une manière ou d'une autre, savent que leurs cadres d'appartenance sont faibles, divisés et
paralysés pour des raisons multiples et complexes. En se déroulant hors de ces cadres, cette action aura focalisé
sur elle toutes les énergies et toutes les potentialités mais, quelle que soit la force de démonstration dont elle
saura faire preuve, elle ne pourra s'inscrire dans la durée. Loin d'avoir contribué à renforcer les rouages et les
mécanismes structurels appelés à se dynamiser mais aussi à se reproduire et à reproduire leurs fonctions, elle
n'aura fait que les contourner, les mettant entre parenthèses et, plus encore, pointant leur inconsistance et leur
incapacité.
N'aurait-il pas mieux valu que cette concertation ait pris plutôt la forme d'un concert d'actions où chaque
organisation, à partir de ses propres revendications et selon ses propres dispositifs, se mêle aux autres dans une
pluralité de voix et de formes ?
Sinon, ne faudrait-il pas se résoudre à reconnaître une fois pour toutes que ce qui a fait, et continue plus que
jamais de faire, le sceau de la démocratie, à savoir précisément le pluralisme, n'est pas praticable dans le
contexte de nos systèmes. Et, à ce moment, consentir à mettre la clé sous la porte de la petite multitude de
cadres patentés et se fondre dans l'UN.