L
'opposition démocratique et de gauche tunisienne traverse probablement une de ses plus graves crises depuis
l'Indépendance.
En effet, suite à la grève de la faim entamée le 18 octobre par des personnalités de l'opposition démocratique et
des islamistes, avec pour revendications la libération des prisonniers d'opinion - en majorité des islamistes
condamnés par le régime à de lourdes peines de prison - et l'amnistie générale assortie à la libéralisation
de la presse et de l'expression politique, grève qui arrivait le 18 novembre à son trentième jour, un très large
mouvement de soutien s'est déclenché dans le pays et a même pris des proportions inhabituelles, y compris dans
certains pays d'Europe : organisation de comités de soutien dans le pays et à l'étranger, impact médiatique appuyé
particulièrement par les écrits de plusieurs opposants de diverses tendances sur Internet et l'écho donné à ce
mouvement dans certains médias étrangers, rassemblement et réunions pour la plupart interdites dans la capitale et
même dans quelques grandes villes du pays avec intervention musclée de la police. Cette généralisation de la
dénonciation du régime et de la revendication de la démocratie dans le pays, qui prend appui sur le mouvement de
la grève de la faim, si elle n'est pas nouvelle - puisque depuis des décennies des militants démocrates et de
gauche ont entamé de multiples actions dénonciatrices des pratiques dictatoriales du pouvoir tunisien - est
quand même pour le moins surprenante par l'impact médiatique et par l'effet tache d'huile qu'elle a eu avec une
particulière rapidité. Tout comme est surprenant l'intérêt accordé à ces revendications et mouvements divers par
quelques institutions étatiques européennes et américaines (ambassades et, semblerait-il à l'étranger, quelques
institutions de certains États). Tout aussi surprenante est la facilité avec laquelle des militants démocrates et
de gauche fondamentalement anti-islamistes se sont retrouvés alliés avec ce dernier courant pour les revendications
démocratiques dans le pays.
On est donc en droit de s'interroger sur le pourquoi et le comment de ce qui se passe actuellement. Si les
revendications démocratiques sont anciennes, pourquoi soudain prennent-elles une telle acuité que l'immense
majorité des démocrates soient prêts à s'allier avec les islamistes - aujourd'hui réprimés par l'arbitraire du
régime - pour obtenir gain de cause ? L'affaire de la Ligue des droits de l'homme, si elle est grave, ne peut
à elle seule avoir suscité pareille mobilisation : il y a deux décennies, cette organisation avait connu un revers
bien plus grave puisque le régime de Bourguiba l'avait carrément interdite et avait nommé un autre bureau directeur
à sa solde. Cela n'avait pas entraîné un effet boomerang semblable ! Et cela n'avait surtout pas entraîné une
alliance avec des courants islamistes, alors que depuis des décennies, au sein de l'opposition de gauche et
démocratique, on n'a pas été capable de se réunifier autour d'un programme ou d'une action commune. Or, voilà
qu'aujourd'hui, cette réunification se fait et avec les islamistes, voilà que nous assistons à une levée
de boucliers unitaire et fortement médiatisée - du moins en regard du quasi silence qui a l'habitude
d'entourer les actions menées par l'opposition. Certes, la tenue les 16, 17 et 18 novembre du Sommet mondial sur la
société de l'information (SMSI) en Tunisie, c'est-à-dire dans un pays ou l'information n'est pas libre et ou même
l'accès à Internet est fortement contrôlé, donnait l'occasion de faire parvenir à l'opinion internationale la
position et la révolte de tous ceux qui aspirent à la démocratie face au blocage des libertés civiles, dont
l'affaire de la Ligue tunisienne des droits de l'homme n'est que l'événement scandaleux le plus récent. Mais cela
n'est peut-être pas suffisant pour expliquer la qualité de la mobilisation unitaire du mouvement démocratique
autour du soutien à la grève de la faim et à la dénonciation des pratiques anti-démocratiques du régime. Cela
interpelle donc et amène à formuler quelques hypothèses.
1. Le régime apparaît-il si fragile tout à coup et la perspective du grand soir si proche, que toutes les
énergies - parfois endormies - de l'opposition démocratique et de gauche se mobilisent pour précipiter
le processus, l'alliance avec un islamisme dit « modéré » devenant alors secondaire - face à l'objectif
visé - et ponctuelle - pour faire plus de bruit, plus de monde ? Il semble peu probable que
l'opposition démocratique ait la naïveté de le croire, comme elle ne semble plus croire non plus à l'illusion du
grand soir, d'autant que celui-ci n'est certainement pas le même pour les islamistes et pour les
démocrates. Par ailleurs, en dépit des pratiques dictatoriales du régime, celui-ci semble encore suffisamment
solide et son impact suffisamment fort - quoique la rumeur publique ait disqualifié de nombreux dirigeants et
personnalités de la nomenklatura au pouvoir, accusés de pratiques de corruption et de clientélisme - pour ne
pas donner le sentiment de la fragilité. Il est vrai qu'une autre rumeur persistante sur une maladie du chef de
l'État laisse planer la perspective d'une vacance du pouvoir : mais dans un cas pareil, un arsenal de mesures
constitutionnelles est prévu pour pallier cette éventuelle vacance du pouvoir. D'où la deuxième hypothèse.
2. En cas de vacance du pouvoir, pense-t-on donc qu'une redistribution des cartes serait possible ? Qu'elle
pourrait s'orienter vers des alliances nouvelles : par exemple, une fraction du RCD - la bourgeoisie pieuse et
moins impliquée dans la corruption - s'alliant avec les plus modérés des islamistes pour ramener vers elle
une opinion qui leur est favorable, sans remettre en cause, dans l'immédiat du moins, les grandes options
économiques et politiques du régime, alliance ayant aussi pour effet de récupérer dans les rangs du pouvoir
politique un courant placé aujourd'hui dans l'opposition - et quelques opposants indépendants ou organisés qui
ont déjà fait leurs preuves soit dans les arcanes du pouvoir soit par les sympathies qu'ils entretiennent avec
quelques ambassades européennes ou américaines les plaçant ainsi en alternatives crédibles au régime en place. Dans
cette perspective, ce mouvement déclenché autour des grévistes de la faim pour la démocratie dans le pays
pourrait-il avoir eu quelques garanties de soutien de quelques puissances étrangères que le régime
tunisien actuel ne satisfait plus, tant par le minimum démocratique qu'il ne veut pas accepter de respecter ou
d'octroyer - ce qu'il devrait faire pour garantir un minimum de stabilité dans le pays - que par les
tares dont il est entaché et que la rumeur publique, mais pas seulement elle, ne cache plus ?
3. L'opposition de gauche aurait-elle perdu ses repères fondamentaux au cours de ce mouvement qui, tablant sur
l'aspect humanitaire - une grève de la faim prolongée - associé aux revendications démocratiques qui
sont celles qu'elle a toujours défendues, se retrouve en quelque sorte piégée : faut-il soutenir ou ne pas
soutenir une grève de la faim de personnalités de l'opposition qui se battent pour des revendications démocratiques
mais se sont alliées pour cela avec des islamistes ? Ne pas soutenir la grève, ne serait-ce pas, en définitive, ne
pas soutenir les revendications ? Ce brouillage est la conséquence directe du rapport étroit qui s'est établi
entre une action qui n'a pas l'adhésion de tous, entre autres en raison de la présence de représentants du courant
islamiste, et les revendications démocratiques qui sont, elles, celles de tous. Il a mené la plupart des militants
pour la démocratie à faire fi de l'alliance - qu'ils peuvent contester -, au profit de la revendication.
En amont, ce brouillage n'est-il pas l'expression même du piège dans lequel les militants démocrates et de gauche
sont en train de tomber ? Car au fond, il aurait été tout à fait possible de séparer les deux - la grève pour
les revendications démocratiques d'une part, la défense des libertés et la dénonciation de l'autoritarisme d'autre
part - et d'avoir ainsi le cas de figure suivant : des comités de soutien à la grève et des actions dans ce
sens pour ceux qui le conçoivent ainsi ; mais aussi d'autres comités et d'autres actions de défense de la
démocratie et pour son obtention qui s'ajoutent objectivement à l'action de la grève mais ne se
confondent pas avec elle ; qui demeureront après la fin de la grève ; qui permettront de démarquer
nettement ceux qui font alliance avec l'islamisme de ceux qui la refusent ; qui donneront aux militants démocrates
et de gauche qui ont des réticences à soutenir une action à laquelle participent les islamistes l'occasion de se
positionner toutefois clairement dans l'actuel combat pour la démocratie ; et surtout qui empêcheront les
islamistes de capitaliser à leur compte des revendications qui ne sont devenues les leurs que parce qu'ils
sont réprimés par la prison et l'interdiction de s'organiser. Mais le brouillage entre ces deux axes non seulement
oblige en quelque sorte les militants pour la démocratie à soutenir la grève s'ils veulent défendre la
démocratie, mais de plus ce mouvement de soutien, qui est en même temps mouvement pour les revendications
démocratiques, ne durera que tant qu'aura duré la grève de la faim qui lui donne une acuité particulière
et cessera avec la grève ; alors que la défense des libertés démocratiques s'installe, elle, dans le temps
et que c'est justement parce qu'elle n'est pas un feu d'artifice qu'elle nécessite une stratégie d'actions et une
réflexion sur les alliances possibles.
En aval, il semble bien que ce brouillage - indépendamment des alliances contre-nature qui en sont l'origine
et qu'il contribue à entretenir - manipule davantage l'opposition qu'il ne la sert, contribuera non
à la rassembler - en dépit de l'apparence actuelle de réunification - mais à la diviser davantage et
ce, non sur ses programmes et projets mais sur les stratégies d'alliance ou de non alliance avec les
islamistes. Pire encore, cette manipulation peut faire perdre de vue les valeurs fondamentales - de liberté et
de souci des droits humains - qui caractérisaient jusqu'à ce jour les mots d'ordre et le discours de
l'opposition démocratique et de gauche et qui faisait d'elle de multiples branches certes, mais rattachées toutes
au tronc commun du rationalisme progressiste.
Il est donc nécessaire et urgent que le camp de la démocratie et de la gauche se repositionne clairement quant à
son rapport à l'islamisme d'une part, au projet dont il est porteur de l'autre. Il n'y aura probablement pas de
grand soir. Tout au plus, et dans le meilleur des cas avec le régime existant, quelques réformettes, et
en cas de redistribution de cartes garantie par les grandes puissances américaines et occidentales pour préserver
une stabilité dans le pays favorable au rôle qu'il est destiné à jouer dans le processus de la mondialisation et de
la lutte contre le terrorisme, un régime bancal reflétant une coalition défavorable à plus ou moins court terme aux
idéaux de liberté et d'égalité. Dans les deux cas, ce ne sera certainement pas le projet démocratique tel qu'en
rêve l'opposition de gauche qui triomphera. Et pour mener les combats à venir, cette opposition risque d'avoir à
traîner, comme un lourd contentieux discréditant son discours et ses idéaux, son manque de lucidité et de fermeté
dans la période de crise qui est celle que nous traversons aujourd'hui.