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ue mes amis me pardonnent cette petite larme personnalisée, rajoutée à leur torrent de protestations dont je
suis solidaire. Mais la privation d'Internet reste un souci de revendication citoyenne, au coeur du SMSI.
D'un vol airbus hors de ma Tunisie natale, me revoilà enfin en terre de droit et de liberté où il me suffit
d'effleurer un clavier, pour me redonner du lien avec le monde : d'un simple clic, hop sur le web. Je ne me lasse
pas de m'en émerveiller, avec une joie simple et naïve, telle une enterrée vive remontant au jour et en humant
l'air frais. « Give me a ticket for an aeroplane », j'avais ce refrain en boucle obsessionnelle, idée fixe de tous
les séquestrés, devenus autistes sous la pression de la tyrannie et qui par compensation, se sont développé sur le
web une vie rêvée, parallèle, clandestine.
Comme pour beaucoup de Tunisiennes et de Tunisiens privés de langage et de mobilité, Internet m'est devenu depuis
plusieurs années un asile, un exil, un imaginaire fertile peuplé de tout ce dont on m'a dépossédée.
L'ATI, le nez dans son caca
Or, depuis samedi 15 octobre exactement, voilà que l'ATI me coupe de ce dernier lien avec la vie. Je dis l'ATI bien
que peut-être (je n'en sais rien au juste) la censure se loge ailleurs, mais l'ATI est en l'occurrence notre
vis-à-vis et en quelque sorte, le bras virtuel de la tyrannie.
« Comment donc Madame, vous portez une accusation ! » me menace mon dernier interlocuteur, contacté à l'ATI, un
certain M. Loukil, au nom prédestiné et dont je ne peux m'empêcher de penser que telle la statue du commandeur, il
m'apparaît ce jour-là comme l'« woukil il joumhourya », préfiguration emblématique d'une justice
comminatoire.
Non, M. Loukil, je n'accuse pas, j'établis un constat sur des faits, ce qui est pire. Car, avant vous, trois fois
par jour, je téléphone, j'interpelle, je sollicite, j'explique... Je suis une citoyenne, accidentellement
journaliste, ponctuellement inscrite au SMSI, et comme je ne pratique pas d'intox, je ne crie jamais au loup avant
d'avoir vérifié.
Pourtant, je ne suis pas une idiote née de la dernière pluie, je sais bien que ce qui m'arrive n'est pas inédit car
depuis longtemps je tiens la liste des personnes et des sites empêchés de fonctionner, tel mon journal en ligne
Alternatives citoyennes. Mais d'abord, j'accumule les preuves afin de mettre l'ATI le nez dans son caca.
Il se trouve que j'ai un PC flambant neuf, au top de la technologie. Tout de même, je fais venir trois experts chez
moi pour tout tester, sans parler de mes étudiant(e)s, toute une jeunesse toujours à mes côtés, prête à me
seconder.
Non, rien n'est en cause, ni mon PC, ni mon fournisseur d'accès Hexabyte (dont j'avais été la première à présenter
le lancement en 2001 dans l'Economiste Maghrébin). Pourtant, j'en teste deux autres (Topnet et Globalnet)
dans la foulée. Et je vérifie aussi, trois jours de suite, auprès de Tunisie Télécom : tout est OK.
Puis mon exaspération monte : je somme, j'avertis, je proteste, j'envoie des télégrammes dont je garde copie.
Enfin, je prends goût à cette guéguerre et, comme on me dérange, je perturbe aussi de mon côté. Car j'enquête et
j'apprends que la gangrène s'étend : certains publinets buggent à leur tour de temps à autre (si ce n'est pas la
censure alors bonjour la technologie à la veille du SMSI !), les universitaires, les gens les plus rangés sont
dérangés. Des informaticiens me susurrent qu'en prévision du SMSI, les autorités auraient acquis pour plusieurs
milliards de filtres et autres pare-feux. Et voilà le comble, une concessionnaire d'une grande marque française de
luxe n'arrive plus à prendre connaissance de ses commandes par Internet. J'apprends cette dernière tragédie pour
notre économie par mes « taupes » chez mes fournisseurs d'accès, j'en informe l'ATI lui prophétisant une
délocalisation de ce produit de prestige au Maroc.
Du coup, à l'ATI mon cas intéresse. Après Borhane et Malek, voilà que la responsable des mails (c'est ainsi qu'elle
se présente), Mme Wafa Dahmeni, intervient, sommant un jeune homme d'Hexabyte (pourquoi lui ?) de se mettre à ma
disposition.
De la bhêma marque déposée
Et rebelote, c'est reparti pour un tour. Chaque jour, mon feuilleton s'enrichit de nouvelles suggestions et
interprétations, mais mon accès au web reste toujours muet : même le site de La Presse de Tunisie, journal
gouvernemental, ne peut s'afficher. Que dire alors de ma messagerie !
Malgré tout, merci à Abir, Mourad, Bilel. Merci à mes protégés Lamia, Inès, Chahloula, Hatem, Hichem, Maya. Merci
même à mes contacts de l'ATI (peut-être, après tout, sont-ils dépassés ?) Koulna oukhayen, koulna
touensa ! Ni eux, ni moi ne voulons couler la Tunisie, ni perturber le SMSI.
C'est vrai, au début je me suis dit : moi aussi, avant le SMSI, je vais me mettre en grève de la faim pour qu'on me
rende mon Internet. Mais à la réflexion, voilà ma conclusion : moi, me faire du mal à moi-même, me ruiner la santé
et mourir pour ce régime qui n'a rien compris ? Il peut toujours courir ! Tant pis s'il reste bouché à l'émeri,
s'il ne veut pas entendre ce cri de Yezzi , venu après les assez, y en a marre, ça suffit (in
l'hebdomadaire Le Maghreb 1990). Tant pis pour lui, c'est comme ça, min 3and Rabbi : c'est de la
bêtise pure, marque déposée, une bêtise incomparable de n'avoir pas fait de ce Sommet, une vraie chance pour la
Tunisie, l'occasion d'une réconciliation nationale, sous les yeux du monde entier, autour des valeurs de progrès et
de démocratie. Cela, c'est, comme disent nos jeunes, de la bhêma d'origine, de la vraie AOC, appellation
d'origine contrôlée, décidemment très contrôlée.