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a Tunisie vit-elle sous un régime de « dictature laïque » ?
Tout d'abord à remarquer que les dictatures, dans l'histoire moderne, ont été le plus souvent laïques. Dictature
d'une idéologie (comme le furent le nazisme, le fascisme ou le régime des khmers rouges) impliquant le plus souvent
celle du plus haut dignitaire de l'État (Hitler, Mussolini, Staline, Mao), d'une armée (dictatures ouvertement
militaires façon Espagne de Franco ou Chili de Pinochet, déguisées en civil comme l'Irak de Saddam Hussein, la
Syrie de Hafedh El Assad ou l'Égypte de Nasser). Certaines expériences récentes ont fait croire que les dictatures
pouvaient aussi être religieuses (façon Iran de Khomeyni ou Afghanistan des talibans).
Mais la dictature et la démocratie, en tant que catégories du monde moderne (qui n'ont qu'un rapport lointain avec
la conception que le monde antique s'en faisait, où la démocratie n'excluait ni l'esclavage ni la ségrégation et où
la dictature faisait de tous ceux qui la subissaient des sous-hommes sur lesquels le dictateur avait le droit de
vie ou de mort), n'appartiennent pas au même espace référentiel que les « dictatures » religieuses à l'exemple de
celles citées plus haut. Celles-ci sont davantage des régimes absolutistes, voire tyranniques, que dictatoriaux,
n'ayant pour seule référence idéologique que la religion, à la fois créneau de fonctionnement du pouvoir politique
et du fonctionnement social et culturel.
Or, les dictatures militaires ou politico-idéologiques sont laïques en ce qu'elles s'exercent non par le recours à
la religion - bien que celle-ci puisse être utilisée pour consolider la dictature, comme cela fut fait avec le
catholicisme pour le nazisme ou le fascisme et, durant la guerre du Golfe, avec l'Islam que Saddam Hussein a
utilisé en recours, pour consolider son camp - mais par la force d'un groupe social (par exemple l'armée) ou
d'une idéologie profane (le nazisme, le socialisme, le marxisme, le nationalisme arabe). La religion prise comme
seule créneau du pouvoir et du fonctionnement idéologique et social fabrique des tyrannies religieuses plus que
des dictatures, appartenant en cela davantage à la pré-modernité, la laïcité faisant intégralement partie du
fonctionnement moderne des États et des pouvoirs politiques où il est admis que la gestion de la cité et de son
devenir est du seul et unique ressort des êtres humains qui la composent, qu'ils soient opprimés par une dictature
ou citoyens libres choisissant leurs élus.
C'est pourquoi la dictature s'inscrit paradoxalement dans le même champ référentiel que la démocratie, bien que
comme son exact contraire. Toutefois, si on considère que la démocratie est un processus qui porte en lui non
seulement l'existence de l'État de droit et de la société civile comme celle du citoyen, mais de plus la libre
collaboration entre ces trois instances, il existe entre la démocratie et la dictature toute une gradation de
formes de gouvernements dont les deux formes citées ne constituent que les extrêmes dans le meilleur et dans le
pire.
À ce titre on pourrait, pour faire bref, dire du régime tunisien qu'il est une « dictature », signifiant par là
que ses caractéristiques le font davantage tendre vers cette extrémité que vers l'autre, entre autres en raison de
l'existence de quelques pointes ouvertement dictatoriales chaque fois que le régime, par usage arbitraire du
pouvoir de la force dont il dispose - police, armée, prisons, tortures, censure -, non seulement rejette
mais empêche une expression libre de se manifester. Nous venons d'en avoir un exemple très récent si l'on pense aux
procédés autoritaires et expéditifs avec lesquels la police tunisienne s'est comportée dans les jours qui ont
précédé le SMSI et durant sa tenue et ce, aussi bien avec la société civile tunisienne qu'avec les journalistes
étrangers dont certains ont été sérieusement molestés ou certaines délégations internationales empêchées de se
réunir en marge du Sommet faute de lieux mis à sa disposition !
Mais l'existence même d'un corpus juridique et constitutionnel comme d'une logomachie politico-médiatique
de type démocratique, même s'ils ne sont pas respectés et du seul fait même qu'ils existent, empêchent de
caractériser le régime dans sa globalité comme une dictature.
Les dictatures telles qu'elles se sont manifestées au cours du dernier siècle sont des régimes plus ou moins longs
selon le cas mais avec des législations et des pratiques qui les justifient et les maintiennent - par exemple
des pouvoirs d'exception donnés à l'armée - et sur lesquelles aucune confusion n'est possible avec la
démocratie. On ne peut en dire autant du régime tunisien, de l'indépendance à nos jours, et c'est ce qui fait
justement la difficulté à le caractériser. Il en est ainsi de cette oscillation constante entre une ouverture
déclarée et la fermeture réelle de la société et de ses institutions, entre une démocratie de façade et des
pratiques parfaitement antidémocratiques, entre une Constitution et des lois globalement favorables au respect des
droits humains, y compris le droit à la démocratie, et le viol constant de ces mêmes lois chaque fois qu'est remis
en cause un aspect de la politique du régime ou que sa pérennité est menacée. À ces caractéristiques s'ajoutent des
innovations sur le plan constitutionnel et juridique - par exemple la récente réforme de la Constitution sur
le mandat présidentiel - qui semblent, elles, faire plutôt partie de l'arsenal des pratiques dictatoriales
par la manière dont elles ont été décidées et imposées. Ainsi que l' impossibilité dans laquelle on tient le
citoyen et la société civile de demander des comptes à ses gouvernants, assortie au non respect du devoir, pour
ceux-ci, de rendre compte de leur mandat à leurs électeurs en toute transparence.
Autoritaire voire despotique, oui, cela, semble-t-il, on peut le dire pour caractériser la nature du régime
tunisien, si l'on considère que l'autoritarisme caractérise plutôt un rapport de l'État aux citoyens basé
sur la soumission à l'autorité de l'État - ce qui, sans exclure l'existence des lois, assure la mainmise de
l'État autoritaire sur ces lois - et que le despotisme - qui peut à la limite se passer de lois autres
que celles voulues par le despote - en est la forme la plus avancée, puisque le despote devient le maître de
la loi (il la fait, la défait ou s'en passe), le maître du jeu politique, et nie donc l'existence du citoyen et de
la société civile.
Quant à la laïcité, où est-elle donc ? l'article 1 de la Constitution affirme l'Islam comme religion d'État, la
juridiction est prisonnière de la Chariaa, surtout sur ce point chaud que constitue l'héritage mais aussi, pour ne
citer que les plus connus, sur l'interdiction du mariage de la musulmane avec le non musulman et l'abolition de
la peine de mort. Un examen attentif des droits privés et publics trouverait encore d'autres manifestations du
respect de la loi islamique.
Certes, on le dit si souvent, les acquis des femmes tunisiennes avec en particulier l'abolition de la polygamie,
l'abolition de la répudiation et le droit au divorce ainsi que le report de l'age du mariage, sont un dépassement
de la Chariaa. Mais n'oublions pas que ce dépassement s'inscrit lui-même dans le cadre d'un Ijtihad de
l'Islam, donc dans l'Islam lui-même.
Par ailleurs le processus de sécularisation semble en net recul et, derrière une tolérance apparente, l'identité
affirmée de plus en plus lourdement et de moins en moins sujette à débat est bien l'identité musulmane du corps
social et les comportements y afférents. Même les opposants dits laïques s'y sont mis pour la plupart, et bien
rares sont ceux qui se réclament d'une autre appartenance : juifs, agnostiques, athées, bouddhistes ou autres...
L'affirmation de l'islamité aux plus hauts niveaux de l'État - et non de la laïcité - et de pratiques
nouvelles depuis le départ de Bourguiba - comme le rappel des prières à la radio et à la télévision - ont
certainement joué un rôle déterminant dans ce recul du processus de sécularisation - pourtant légèrement
amorcé durant la période bourguibienne.
Le régime tunisien est donc bien un despotisme musulman, mais ni tyrannie religieuse ni dictature laïque. Il en a
les caractéristiques essentielles : le paternalisme du despote, fut-il éclairé, allant de pair avec
l'infantilisation des populations, contraire à une citoyenneté authentique, l'autoritarisme qui se manifeste
particulièrement par le refus de la critique ou de la contestation comme de la concertation réelle, le recours à la
force voire à la violence pour mater une opposition et le non respect de la personne humaine qu'il sous-entend et
provoque. Tout cela associé à un aspect louvoyant et sournois qui fait que le régime, s'il aime montrer la peau de
la panthère - des réalisations de prestige et une législation plus avancée que sa pratique - en
dissimule soigneusement les griffes - la répression, la violence. Tout cela associé à un côté « bon enfant »
pour qui se soumet, qui accepte, qui joue le jeu avec, pour récompense, les facilités y afférentes.
En somme, un despotisme musulman qui peut arborer, dans les moments d'accalmie, un « visage humain » avec toutes
les connotations que cette expression (précédemment appliquée à une forme de socialisme apparemment moins
dictatorial) peut receler ! Mais un « despotisme musulman » qui pourrait bien, si l'opposition démocratique de
gauche tunisienne n'y prenait garde, évoluer, sous l'influence des forces les plus conservatrices de la société,
vers une tyrannie religieuse dissimulée sous les atours d'une « démocratie musulmane ».