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ays libertin au regard du monde musulman, la Tunisie pourtant maintient sa jeunesse dans une relative
castration de sa sexualité, par la conjugaison de contraintes économiques et d'interdits culturels. En attendant
une régression annoncée par un plus strict contrôle religieux de la sexualité, dure, dure, reste la loi du
célibat...
Le dernier recensement sur la population apporte une image de la société tunisienne en évolution vers un nouveau
profil démographique. Ce pays relativement jeune jusqu'en 1984 a pris un coup de vieux. Ainsi, la structure par âge
donne 73% de Tunisiens de plus de 15 ans dont 9,3% a dépassé 60 ans. Ces derniers ou seniors n'étaient que de 6,7%
en 1984. En revanche, pour la période (de 1984 à 2004), le pourcentage des moins de 15 ans est passé de 39,7% à
26,7%. Une telle mutation est due bien évidemment à une baisse du taux de croissance naturelle à 1,1% aujourd'hui
et à une meilleure politique de santé faisant baisser le taux de mortalité, mais elle est due aussi à une
régulation drastique des naissances.
Cependant, une nouvelle donnée majeure intervient désormais dans cette baisse du taux de croissance, c'est le recul
de l'âge du mariage.
La Tunisie, pays pilote de la contraception
Depuis les années 70, le pays a été couvert par un dispositif de planning familial, antennes ou centres disposant
d'une panoplie de méthodes permettant ainsi l'adaptabilité à la demande. Une bonne information a soutenu cette
politique, mais il n'est pas évident que tout ait été fait avec le consentement des femmes. Nombre de ligatures des
trompes ont été imposées. Il est difficile d'évaluer la part de la directive étatique à couper « les vannes de
la fertilité ». Il y eût une tentative de vasectomies (empêchement de la fertilité masculine) qui n'a pas
marché. Cependant l'initiative des médecins (et non plus des autorités) a autant joué dans le sens de la souplesse
persuasive que parfois de la contrainte. Les méthodes de contraception restent classiques, le stérilet et la
pilule étant les formules gagnantes. Actuellement, souligne le Dr Selma Hajri, ayant encadré des programmes pilotes
dans le cadre de l'office de la population et de la famille, la pilule a légèrement reculé, bien qu'il y ait deux
formes de dosage. On lui préfère le stérilet. D'autres méthodes restent plus marginales. Ainsi, dès 1984, la
Tunisie a expérimenté la technique du NORPLANT (implant des bâtonnets d'hormones sous la peau du bras) alors que la
France a médiatisé ces dernières semaines cette technique comme une innovation. Ah, ces Français qui se croient
toujours en avance sur les autres ! Il est vrai que le produit français du laboratoire Organo se
réduit à un seul bâtonnet biodégradable. Cette nouvelle méthode est disponible au centre de l'Ariana.
L'avortement ne se pratique plus en Tunisie dans des arrières cabinets louches, mais dans des cliniques. Les femmes
y recourent toujours avec angoisse et culpabilité, mais en dehors de cet avortement chirurgical assez banalisé, on
a promu aussi en Tunisie l'avortement médicamenteux ou pilule abortive (RU 486).
Il s'agit, dans le cas de grossesses très jeunes, d'une prise de comprimés sous contrôle médical. Le Dr Selma Hajri
rappelle que la Tunisie a été choisie comme pays pilote avec l'Inde et le Vietnam et qu'aujourd'hui on cite le cas
tunisien comme un cas modèle, à 5 ans du démarrage et bien que cette technique d'avortement chimique soit restée
localisée à 10 centres. Les résultats sont aussi excellents qu'aux USA ou en France, avec une très bonne
acceptabilité. Cette méthode a connu un grand succès par le bouche-à-oreille, d'autant qu'elle ne suscite aucun
risque majeur particulier (en dehors des allergies et cas de grossesses extra-utérines).
Mais un début de polémique avait surgi par le passé, dans une confusion avec un produit utilisé en complément du
RU 486, le Cytotec, anti-ulcéreux qui, dans les pays où l'avortement reste clandestin (monde
musulman ou Amérique latine), est vendu au marché noir comme un médicament anti-ulcéreux mais ayant des effets
abortifs. Une autre confusion s'est installée aussi dans l'esprit des gens avec le Méthotrexat, médicament
anti-cancéreux, utilisé à faible dose en Amérique du Nord pour déclencher un avortement. Tout cela a parasité la
stratégie d'avortement médical chimique.
C'est une même désinformation (intox ?) qui a limité la prévention des grossesses non désirées, notamment
auprès des jeunes filles, par la prise de la « pilule du lendemain ». Cette pilule est en vente libre
dans les pharmacies, mais les pharmaciens d'officines sont assez rarement bien disposés à la délivrer, arguant
parfois de l'absence de ce produit. Du reste, au moment de sa mise en vente, un médecin gynécologue publiait dans
La Presse une tribune dénonçant la haute immoralité et l'appel à la débauche que constituait à ses yeux
la diffusion de cette pilule. Sans doute préférait-il à cette prévention le drame des mères célibataires ou le
suicide des jeunes filles tombées enceintes ou les avortements clandestins à coût prohibitifs !
Par ailleurs, les usagers éventuels, surtout les jeunes filles, n'osent pas en faire la demande, pas plus que les
jeunes hommes n'osent demander de préservatifs au pharmacien. Il y a quelques années, un distributeur automatique
de préservatifs accroché discrètement au mur d'une grande surface du Carré du Lac était prestement retiré
sur plainte de quelques passants outragés. Bonjour les MST !
Une étude menée en Tunisie par le FNUAP semble vérifier cette conclusion de notre propre investigation : la
pilule du lendemain est vendue en petites dizaines d'unités, plutôt à des hommes, et encore à des hommes âgés
(probablement pour la petite bonne) !
Interdit d'aimer
Tout cela suppose, bien sûr, que nos jeunes gens et jeunes filles aient quelquefois fait l'amour. Or, avant 30 ans,
ils ne sont que poussière de pourcentage et jusqu'à 40 ans, ils semblerait qu'une bonne partie de la population
reste dans l'abstinence !
Le dernier recensement de la population en dit long sur le célibat.
Dans la tranche d'âge des 20-24 ans , ils sont 97,7% de garçons (96,3% en 1994) et 83,6% de filles (72,3% en 1994)
à être célibataires.
Entre 25 et 29 ans, ils sont 84,5% (71% en 1994) de garçons et 52,9% (37,7% en 1994) de filles à être encore
célibataires.
Entre 30 et 34 ans, ils sont 50,7% (31,1% en 1994) de garçons et 28 % (18,1% en 1994) de filles à être toujours
célibataires.
Entre 35 et 39 ans, il y a 19,5% (contre 9% en 1994) de garçons et 15,5% (8,9% en 1994) de filles à ne s'être
toujours pas mariés.
Bien sûr, à cette extraordinaire progression du célibat, une explication multifactorielle est avancée dans
l'analyse officielle du recensement. Les aspects plutôt positifs, à savoir la scolarisation, particulièrement celle
des filles, est soulignée. Ainsi, du côté du ministère de l'Enseignement supérieur, on se plaît à rappeler que 42%
au moins (les chiffres sont parfois supérieurs) de la tranche d'âge des 20-24 ans sont sur les bancs de
l'université.
Mais c'est davantage le chômage des diplômés qui explique que, jusqu'à 30 ans, ils y soient encore, inscrits à de
vagues 3e cycles. Le chômage explique plus généralement le retard au mariage. Fonde-t-on un foyer, surtout au coût
actuel du mariage (et du divorce) sans perspective d'un emploi stable ? Ainsi, on apprend que dans la
population désoeuvrée, moins de 10% ont un diplôme d'enseignement supérieur, mais ce pourcentage n'est pas affiné
selon la tranche d'âge. Les mêmes carences de statistiques affleurent quand il s'agit de chômeurs de niveau
d'instruction secondaire ou primaire. On est donc amené à établir des corrélations hypothétiques et hasardeuses
entre célibat et chômage, évaluées empiriquement.
Le fait notable est aussi la progression du pourcentage des filles célibataires, du fait d'une scolarisation plus
poussée mais aussi des valeurs liées à l'émancipation, aux nouveaux modèles et valeurs : les jeunes filles
sont plus autonomes sur le plan financier et sont également plus détachées de la plus value sociale que donne le
statut d'épouse et mère. Bref, elles assument mieux leur liberté, il n'y a plus de « vieilles filles » en
Tunisie, il y a des femmes libres.
Enfin, célibataires moins nombreuses que leurs homologues masculins tunisiens, avec qui donc nos filles se
marient-elles ? Avec des étrangers. Elles sont nombreuses à émigrer, selon le dernier recensement et les
officines d'interprétariat assermenté croulent sous les demandes de traduction de documents d'état civil fournis
par des Tunisiennes en instance de mariage avec des étrangers, arabes ou européens (surtout Italiens !)
Même pas jouisseurs
Alors, célibataires peut-être, mais jouisseurs ? Non, car sur la sexualité libre, hors mariage, pèsent encore
contraintes et tabous. Nos jeunes sans emploi, donc sans ressources, n'ont même pas de cabane pour leur romance.
Ils font l'amour à la sauvette, flirtent clandestinement, jouissances bâclées dans une sexualité inaccomplie,
volée, suspecte, coupable. La masturbation va bon train dans les deux sexes et certaines infirmières racontent les
déboires d'accidentés d'une masturbation hyperactive. L'homosexualité des jeunes mériterait un chapitre à part.
Quoi d'étonnant dès lors que la prostitution se substitue à l'amour libre ?
Quand les tabous ne volent pas en éclats, alors perdurent les valeurs de la virginité et du mariage. Il n'y a
pratiquement pas d'études tunisiennes sur la sexualité et les quelques rapports restent pudiquement, frileusement,
dans les tiroirs. Nous avons lancé un sondage (voir
encadré), bricolé il est vrai. Nous avons recueilli et
étudié les premières réponses, celles d'une cinquantaine de jeunes de la capitale, issus de classes moyennes, sur
Tunis centre et le campus de la Manouba. Ces garçons et filles ont entre 18 et 24 ans. Ils sont en classes
terminales ou sur les bancs de l'université. On retiendra globalement ces premières tendances : ces jeunes
tiennent leurs informations sur la sexualité d'amis de leur âge, tandis que l'enseignement reste élémentaire car il
n'y a aucune éducation sexuelle dans les lycées (une expérience de ce type en 1974 a échoué). Même la campagne
contre les MST et le Sida, qui ne fait apparaître la sexualité que sous son aspect pathologique, n'est pas
informative ni émancipatrice des interdits.
Nos jeunes restent romantiques et pudiques - ce qui n'est pas un mal - mais ils vivent la sexualité avec
une très grande culpabilité et le sens du plaisir leur échappe.
Cette frustration les tourmente, les complexe et les met mal avec eux-mêmes. Ils subliment dans la prière,
conjuguant l'ascension spirituelle à l'exercice physique, car le sport est l'exutoire de cette tension sexuelle
prisonnière des interdits. Le chat est aussi une réalisation virtuelle, le flirt électronique est très
tendance, anticipation en e-bisous du premier vrai baiser d'amant, reporté à une date « très ultérieure », bien
qu'il y ait des franges de jeunes très précoces ! Le transfert de cette énergie vitale vers l'agressivité,
plutôt verbale heureusement, est chose courante.
Desséchés peu à peu de l'intérieur au plus bel âge de la vie, ils attendent, dans des postures d'inhibition, le
mariage pour s'épanouir. Et l'on voit revenir l'endogamie et les unions arrangées, coutumières. La lecture des
petites annonces matrimoniales dans la presse, qui prêtent à sourire, enseigne la sociologie des nouveaux cahiers
de charge des épousailles convenables. Enfin, sur la promenade de La Marsa, première en date, une agence
matrimoniale s'engage de vive voix ou via Internet à vous trouver le conjoint (et non le partenaire) idéal selon
des standards personnalisés, mais seule une clientèle de choix, atteinte dans les beaux quartiers, est ciblée. Le
fric marque la ligne de partage entre les déshérités et les golden boys de l'aimance. Tels sont les habits neufs du
mariage BCBG.
Le tout libéral et le tout policier (convertissant à un puritanisme archaïque ce qui aurait pu être une bonne loi
contre le harcèlement sexuel) travaillent au corps notre société, au plus secret de son intimité. C'est cela
aussi, être jeune sous l'ère Ben Ali.