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ntre la turbulence annoncée par le projet américain de Grand Moyen-Orient et la déliquescence d'un processus de
Barcelone dont se démet l'Union européenne dans la tourmente, notre petit et plat pays aborde le temps des
incertitudes.
Depuis quelque mois déjà, sous l'immobile béatitude à laquelle le condamnait un pouvoir de plomb, mais relativement
gestionnaire au regard des bailleurs de fond et suffisamment développementaliste et redistributif pour tempérer les
écarts de revenus et maintenir le consensus social, des signaux d'alarme annonçaient la crise où fatalement devait
plonger l'engagement dans le libéralisme, doublé d'une appropriation du patrimoine national par une oligarchie.
Face à cette montée des périls, le mouvement démocratique, obnubilé par le déficit des libertés publiques, s'est
rarement mobilisé sur la question sociale. De la concentration des énergies dans la revendication d'une
démocratisation, comprise uniquement comme un ensemble de mécanismes susceptibles de dégager par les urnes une
alternance politique, et non pas comme un projet sociétal et culturel, c'est le mouvement islamiste qui en a capté
tout bénéfice politique.
Apparemment démoli par la terrible répression des années 90, cette mouvance qui se reconnaît globalement dans le
parti Ennahdha (non légal) s'est repliée dans l'underground et la périphérie de notre société, diffusant
dans ses veines et galeries un discours populaire et populiste. Il refait surface aujourd'hui avec son label de
martyr, son lot de prisonniers politiques (pour lesquels consensuellement se demande l'amnistie générale), affiche
dans l'espace public voiles et barbes jusqu'ici proscrits, investi Internet de ses as de la technologie, habite les
ONG tels des bernard-l'ermite et phagocyte le mouvement démocratique dont il épouse apparemment les codes et les
valeurs. C'est bien cela qu'Ennahdha explique dans une dernière conférence de presse tenue à Londres où ce
parti se positionne en challenger du pouvoir actuel. Il le fait avec toute l'assurance que lui confère la mise en
mouvement, d'Ouzbékistan en Mauritanie, sous la vigilante férule américaine, d'une version soft de l'islam
politique, en des variantes identitaires locales mais qui toutes, selon les USA, sont en mesure de barrer la route
à leur alter ego hard, le radicalisme salafiste au ban de la communauté internationale.
Dans la tradition tunisienne, Ennahdha réaffirme particulièrement sa mesure et sa modération, et se met si
bien en phase avec la modernité qu'il souligne l'égalité absolue « selon le Coran » entre hommes et
femmes en droits et devoirs, rejette toute « théocratie » au point qu'on le croirait presque devenu un
mouvement séculier, s'il ne terminait sa conférence de presse par « Il n'y a de conduite (guidance)
que celle d'Allah ».
Enfin, il se dit l'expression quasi gramscienne, « organique », du peuple, ayant certainement à voir, dans
ses valeurs et ses usages, avec notre société dont Hichem Jaït dit qu'il lui faudrait au moins deux générations
pour intégrer de plain-pied une modernité rationnelle laïque.
De ce socle dont un sociologue tirait une « anthropologie de la chefferie », le mouvement islamiste
tunisien propose une « réconciliation nationale » aux « décideurs » et aux « partenaires
politiques ». Ceux-là accepteront-ils cette main tendue au risque de se compromettre, de se soumettre ou de se
démettre ?
Et les filles et petites filles du CSP (Code du statut personnel), les intellectuels, les artistes et la jeunesse
émancipée, accepteront-ils de mettre en jeu dans une telle réconciliation les acquis uniques de la
tunisiannité ?