Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Numéro 16 - 15 juin 2005
Économie
 
La crise de l'énergie ouvrira-t-elle une période de turbulences en Tunisie ?

 

L a modification horaire intervenue le dimanche 1er mai est la première des mesures envisagées par le gouvernement dans une stratégie de maîtrise de l'énergie qui s'impose aujourd'hui à la Tunisie (mais aussi à d'autres pays non producteurs ou grands consommateurs) à la suite de l'envolée des prix du pétrole. La Tunisie connaît en effet un déficit énergétique, avec une consommation de 7.000.000 de tonnes de pétrole pour une production de 6.500.000 de tonnes. Le déficit est donc de l'ordre de 500.000 tonnes, mais il s'aggrave du fait du prélèvement d'environ 20% de la production par les sociétés d'exploitation pétrolière, à telle enseigne qu'on peut considérer que notre taux de dépendance représente environ 15% de notre production.

Une moitié de notre pétrole (quelques 4 millions de tonnes) est raffinée sur place par la STIR et le reste est exporté à l'étranger pour y être traité. Dès lors, nous importons beaucoup plus que nous produisons depuis que, dans les années 70, la Tunisie a renoncé à élargir sa propre capacité de raffinage, le prix de nouvelles installations étant trop élevé, tandis que cela suppose par ailleurs des technologies très maîtrisées. Sur les 6.5 millions de tonnes, on compte quelques 3 millions de tonnes de gaz naturel provenant du gisement tunisien Miskar (exploité par la British Petroleum) et d'une forme de redevance en nature provenant du passage du gazoduc algérien par la Tunisie jusqu'en Italie. Toutefois, ce déficit énergétique n'est pas nouveau, car notre consommation augmente de 4% par an tandis que nos réserves s'amenuisent.

Certes, dans les années 1980, le ministère de l'énergie avait réfléchi à une vraie stratégie de maîtrise de la consommation qui n'a pas été poursuivie. Or, depuis 1993, nous sommes devenus importateurs de plus de 2 millions de tonnes de produits énergétiques, ce qui a grevé notre balance des paiements, si l'on considère que le prix du baril a augmenté de 2 fois et demi (de 20 à 50 dollars le baril). On pourrait prévoir que le coût de nos importations énergétiques sera pour l'année 2005 de 700 millions de dinars, ce qui fait bondir la facture de notre balance des importations. Cette facture représente l'équivalent du revenu de nos exportations de phosphate.

On peut dire qu'entre 2002 et 2005, nos achats nets de produits pétroliers ont plus que doublé. Les autorités actuelles ont donc vu venir la crise sans prendre des dispositions à cet effet. Aujourd'hui, la facture est lourde et ce sont les ménages et notre système productif qui, d'un coup, va devoir en payer les frais.

Une politique BATAM

Aussi, les mesures vont-elles s'enchaîner. L'aménagement horaire n'est dérangeant que pour le confort des citoyens, mais son efficacité est très réduite : selon les experts, il réduirait de 2 à 3% la consommation totale d'énergie. Une première expérience similaire d'ailleurs avait été tentée il y a quelques années et vite abandonnée.

On ne comprend pas non plus en quoi la modification horaire va agir sur « l'utilisation des ordinateurs », ce qu'assurait le 29 avril le chef de l'Agence de maîtrise de l'énergie.

À l'inverse, on peut attendre plus d'efficacité d'un avancement de la séance unique au mois de mai, ou encore mieux de son extension à toute l'année. Cette efficacité se vérifiera par une réduction de la consommation énergétique dans les transports (un seul aller-retour des usagers) et de l'éclairage des administrations. Toutefois, on imagine déjà la baisse de productivité d'un fonctionnaire déjà enclin à être cool dans son travail ainsi que toutes les difficultés sociologiques y afférant.

Il reste qu'au pic de la mi-journée, tous les Tunisiens brancheront leurs climatiseurs qui portent au summum de la consommation et fait péter les cables. Ceci, dira-t-on, est la rançon d'une politique de qualité de la vie et de confort pour les classes moyennes, base sociale du régime. Cette amélioration du bien-être dans les 5 dernières années est tout à fait visible dans les statistiques du dernier recensement au niveau des équipements en électroménager. Pour faire bref, on appellera cette politique de crédits à ce confort express la « politique BATAM », avec les faillites subséquentes, le pavillon BATAM des chèques sans provision à la prison civile de Tunis et, dès demain, la facture BATAM de cette consommation d'énergie à des tarifs majorés.

Enfin, les transports (1/3 de la consommation nationale d'énergie) et l'industrie (surtout la chimie et les matériaux de construction qui représentent également 1/3 de la consommation d'énergie, le dernier 1/3 étant la consommation des ménages) sont les autres « ventres mous » de cette crise de l'énergie.

Faudra-t-il aussi incriminer - autre rançon du progrès - l'encouragement aux voitures populaires, certes 4 CV peu consommatrices d'essence, mais aussi l'invasion des 4 roues motrices dont tous les parvenus polluent nos grandes villes ? En tout cas, cette vision à court terme de populariser la voiture fait aujourd'hui crever le plafond du poste de consommation. En l'espace de quelques années, cette consommation a augmenté de plus 40% simplement pour le poste transport.

Vers une augmentation des prix

Face à cette situation, l'État voit d'autant plus ses équilibres budgétaires menacés qu'il y va de sa propre poche par des subventions (du fuel et du pétrole lampant ainsi que de la bonbonne de gaz). Ira-t-on vers une modification de la loi des finances ? En attendant, ce qui se prépare, c'est une conversion à d'autres types d'énergie.

Ainsi, il est prévu d'équiper les cimenteries en charbon importé, énergie très polluante mais peu coûteuse. Puis, il est prévu l'extension du réseau de distribution du gaz naturel dont sont pourvus aujourd'hui Tunis, Sousse et légèrement Bizerte ainsi que le reste de la côte Nord, mais Sfax paradoxalement et Gabès, très industrialisées, consomment encore l'électricité fournie par la STEG, soupçonnée par certains experts de ne pas vouloir abandonner son pré-carré.

À cette dernière remarque, la STEG objecte que les usines de la côte Sud sont alimentées également en gaz naturel et que la STEG peut jouer sur la double alimentation fuel-gaz en fonction des prix. La STEG est une institution nationale, pilier de l'État indépendant. Avec ses 10.000 employés, elle résiste jusqu'à présent à toute entreprise de privatisation et de démantèlement. Voici donc venir une des batailles du libéralisme.

Il est aussi envisagé que de Djerba à Zarzis (zone hôtelière) et qu'à l'intérieur (Gafsa déjà équipée jusqu'à Kasserine), on étende le gaz naturel. C'est un équipement lourd et coûteux, mais qui devrait être amorti sur 10 ans et qui soulagera les besoins énergétiques (chauffage et cuisson) de plus de 90% de la population utilisant aujourd'hui la bonbonne de gaz subventionnée. Il s'agit bien sûr d'un énorme marché pour les équipementiers qui se préparent à répondre aux appels d'offres et l'on y sera bien attentif.

Par ailleurs, il sera probablement demandé une participation financière aux ménages consommateurs de la bonbonne de gaz, jusqu'ici subventionnée par l'État à hauteur de 50%. Sans doute faudra-t-il s'attendre à des résistances de la part de citoyens, essentiellement dans l'intérieur du pays ou la périphérie des grandes villes, qui verront alors la facture de leur consommation d'énergie brutalement alourdie. On peut redouter aussi que soit mal reçue l'augmentation des prix du carburant et en conséquence des tarifs des transports, ainsi que l'augmentation du prix de l'électricité, affectant subséquemment le coût des produits de la pétrochimie, voire des matériaux de construction...

Parmi les mesures de conversion envisagées, on parle beaucoup d'énergies renouvelables. Expérimenté il y a 20 ans, l'équipement en panneaux solaires n'a pas fait recette, mais de nouvelles technologies photovoltaïques sont mises au point aujourd'hui et pourraient être plus fonctionnelles. En test, dans le Cap Bon, les énergies éoliennes sont également vantées. Certes, on peut voir les grandes ailes de ces moulins à énergie tournoyer grâce au vent de la mer du Nord ou de la Baltique. Mais dans notre plat pays peu venteux ? La BAD tenait colloque sur ce thème à Tunis en Octobre dernier. Mais, a-t-on intérêt à récupérer les mécaniques d'équipementiers danois, allemands ou canadiens venus chercher marchés en Afrique ?

Du reste, l'efficacité de ces énergies renouvelables non polluantes ne permettrait qu'un gain d'énergie de 2 à 3%, à peine supérieur à celui du changement horaire. Une bonne pédagogie des usagers pourrait aussi permettre de grappiller quelques économies au fil des ans. Selon des experts, sur une décennie, on pourrait estimer à 10% de notre consommation actuelle ces économies d'énergie qu'il faut bien appeler « de bouts de chandelle ». Or la situation internationale ne peut qu'empirer avec les baisses des réserves mondiales de pétrole : il n'y en aurait que pour 50 ans.

La Tunisie, selon des estimations mondiales, disposerait encore de quelques gisements. Pourquoi ne pas encourager, par une fiscalité moins lourde, des sociétés internationales de recherche et d'exploitation, préconisent les experts ?

Mais c'est aussi un système consumériste de gaspillage, encouragé par une politique à courte vue et des profits faciles qui est en cause. Et si devant une brusque flambée des prix de l'énergie, la population pétait un cable ?

 

Nadia Omrane
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