L
'évènement de ces dernières semaines en Tunisie a été incontestablement cette invitation adressée en bonne et due
forme par le gouvernement tunisien à Ariel Sharon, Premier ministre israélien, à venir en Tunisie en novembre
prochain participer au Sommet Mondial sur la Société de l'Information (SMSI), sommet décidé et organisé par l'ONU.
Cette invitation a soulevé l'irritation et la colère de très larges fractions de la population, surprise dans un
premier temps, puis profondément secouée à l'idée que Sharon, l'homme au palmarès « prestigieux » en
matière de crimes et de massacres, pourrait ainsi, sans autre forme de procès, venir à Tunis et pérorer dans un
Sommet mondial.
Les Tunisiens, du moins ceux parmi eux qui ont quelque mémoire, ne pouvaient quand même pas oublier que l'armée de
Sharon a envoyé en octobre 1985 ses avions de guerre bombarder Hammam Chatt, à quelques kilomètres au sud de Tunis,
semant impunément la mort et la destruction. Moins de trois ans plus tard, Israël n'a pas hésité à envoyer ses
commandos de tueurs assassiner froidement, dans la proche banlieue de Tunis, le dirigeant palestinien Abou Jihad.
Aujourd'hui, ce qui retient l'attention dans les derniers évènements survenus à Tunis depuis cet après-midi du 25
février quand éclate comme une bombe la nouvelle de « l'invitation scélérate », c'est le peu de cas que
les autorités tunisiennes font décidément de leur opinion publique.
De la maladresse ? De l'insouciance ? Ni l'une ni l'autre. Le problème est bien plus grave et plus
profond. Lorsqu'on fait « avaler » à son opinion publique, en permanence, des énormités, comme celle de
lui faire croire que les Tunisiens ont voté à 95% pour Ben Ali en 1994 puis en 1999 et encore en 2004... Quand on
impose à un peuple de 10 millions d'habitants, 50 ans après l'indépendance, près d'un quart de siècle après la
réalisation effective de la généralisation de l'enseignement, plusieurs décennies après la promulgation d'un Code
du statut personnel unique dans son genre dans toute l'aire arabe et musulmane, quand on impose à un tel peuple un
système politique fondé sur le parti unique, sur le pouvoir personnel absolu et sans contrôle, sur un modèle
d'information parmi les plus rétrogrades et les plus médiocres... Quand on fait croire à un principe selon lequel
le président doit être le détenteur de tous les pouvoirs et que, parce qu'il est le chef, il est donc
infaillible... Alors, toutes les dérives sont possibles. Et l'on se croit tout permis... Là se situe le drame.
Il reste, et cela était prévisible, que l'évènement était « exemplaire » pour tous ceux qui se sentent
plus palestiniens que les Palestiniens ! Dans un mouvement de protestation contre cette visite annoncée, sinon
programmée, qui somme toute s'est maintenue largement hors des dérives connues, l'inévitable s'est produit.
Certains se sont laissés aller à la surenchère, disons « nationalo-identitaire » et on a pu lire dans
certains communiqués virulents des énormités qui laissent pantois !
On apprend ainsi que les martyrs qui ont donné leur vie pour leur patrie combattaient non pas, comme tout le monde
le croyait jusqu'ici, pour l'indépendance de la Tunisie, mais « pour l'identité arabe du pays ».
D'autres, qui se considèrent les dépositaires des droits du peuple palestinien, surenchérissent comme personne ne
saurait le faire aussi bien qu'eux : ils ont tenu à affirmer qu'ils ne démordraient pas de 1948, qu'ils
n'accepteraient pas moins que la récupération de toute la Palestine, c'est-à-dire les frontières d'avant la
création de l'État d'Israël... D'autres, peut-être les mêmes, n'ont pas raté la petite sortie anti-juive, un peu
masquée certes, mais présente par cette allusion au séjour d'Israéliens à Djerba, transportés par la Compagnie El
Al...
Mais d'autres comportements retiennent également l'attention. Pour la première fois, et donc à l'occasion de cette
invitation à Sharon qui aura décidément fait des vagues, des mouvements de l'opposition démocratique, à Paris, ont
accepté de signer une Déclaration commune avec le mouvement Ennahdha et d'appeler ensemble à une
manifestation devant l'ambassade de Tunisie...
Par-delà ces dérives, et pour revenir à l'« évènement », n'est-on pas en droit de se poser la question
réelle : en fait, qui peut croire que Sharon viendra en Tunisie en novembre prochain ? Qui cela
arrangerait-il qu'il vînt ? Mais au fait, pourquoi oublie-t-on que Sharon n'a jamais été invité à Amman et au
Caire, deux capitales au centre desquelles flotte depuis plusieurs années le drapeau de l'État d'Israël ? Et
ce même Sharon viendrait, comme ça, faire un petit tour à Tunis ???