La rédaction
Alternatives citoyennes : Vous êtes rentrée en Tunisie il y a 8 ans, après un long séjour à l'étranger,
riche d'expériences professionnelles. Qu'est-ce qui vous a frappée à votre retour dans Tunis comme permanences et
mutations de la ville ?
Leïla Ammar : La formidable expansion (Tunis est passée de 4000 hectares en 1956 à un territoire
urbanisé de 25000 hectares en 2000, qui l'inscrit dans de nouveaux rapports avec une région urbaine d'un rayon de
50 kilomètres autour de la ville centrale) des quartiers périphériques résidentiels ou spontanés et informels,
significatifs du changement d'échelle de la ville et de son passage à un territoire urbanisé non homogène, la
déliquescence et l'obsolescence du bâti et des rues, des quartiers centraux, une apparente désaffection du citadin
tunisois pour sa ville et le manque d'articulation des programmes d'urbanisation nouvelle et de renouvellement
urbain entre eux.
A. C. : Quelles seraient les qualités majeures d'une ville qui pourrait établir une relation forte et
affective entre un citadin et sa ville ?
L. A. : La ville nous fait et nous faisons la ville. La ville n'existe dans la réalité qu'en tant
qu'elle noue les consciences et les pratiques, l'imaginaire, les rêves et la mémoire aux lieux et aux murs. Ces
qualités ressortent à la disposition spatiale et aux formes physiques des quartiers, des rues, des places et des
espaces publics qui sont les garants de la stabilité et de la durée de la ville mais aussi à l'existence de lieux
forts où se sont passés et où se passeront des évènements. Ainsi l'espace géométrique est-il cloué à des lieux qui
dévoilent à leur manière toute la ville et qualifient leur environnement. La ville est aussi et profondément la rue
et le droit à la ville est d'abord le droit à la rue. Celui d'y circuler et de s'y promener librement, celui aussi
de l'appropriation festive et de l'expression des citadins dans l'espace public.
A. C. : Oui, par exemple le droit à la rue comme droit à la manifestation de rue, c'est-à-dire la ville
comme lieu d'expression de la citoyenneté, comme lieu de visibilité de la pratique démocratique et non pas
seulement de règne de l'ordre...
L. A. : C'est un fait qu'aujourd'hui nous assistons de plus en plus à la génération de lieux indécis,
de zones molles dans la ville qui sont les résidus et le résultat d'une pensée technique mise en oeuvre sur
l'espace urbain qui occulte l'importance de l'usage et d'une définition claire du statut du sol et des espaces.
A. C. : Ces qualités se retrouvent-elles dans le bâti et les quartiers récents ?
L. A. : La hiérarchie du réseau des voies, l'attention à la définition géométrique, mais aussi au
confort et aux qualités d'espaces susceptibles d'accueillir le citadin et ses pratiques sociales, l'adéquation du
bâti aux modes de vie en évolution, sont souvent des qualités qui manquent aux nouvelles opérations. Ponctuellement
cependant on trouve des opérations de logement subventionné, ou de standing, qui reflètent ces préoccupations et se
distinguent par une écriture architecturale contemporaine sobre et simple qui devient de plus en plus rare.
A. C. : En quoi le développement urbain de la ville de Tunis porte-t-il la marque de l'informe et de
l'immaîtrisé, en dépit d'un schéma directeur d'aménagement ?
L. A. : Le temps où la ville avait une forme précise enfermée dans ses remparts, puis définie par ses
portes, ses gares et ses foires extérieures, est bien révolu. Aujourd'hui nous devons être capables de penser le
fragmenté, le discontinu. Cependant la question de la forme urbaine continue à s'imposer aux urbanistes et aux
professionnels de l'espace comme une vraie question que l'on ne peut évacuer en considérant la ville uniquement
comme une série de fonctions mécaniques et d'équations à résoudre. La forme résiste à sa dissolution dans la pensée
techniciste qui fait de la ville un technocosme.
La forme de la ville, qui nous apparaît aujourd'hui disloquée, fragmentée à sa périphérie en banlieues
discontinues, est aussi ce qui nous permet de prendre la ville, de la retenir et de l'aimer. Avoir une forme c'est
la condition de toute chose singulière dont il y a une idée distincte et claire. La ville informe moisit ou
implose. C'est pourquoi la forme et le dessin d'une ville sont éminemment importants.
Aujourd'hui, s'agissant du Grand Tunis, un schéma directeur (1994-2016) à été mis en place, une stratégie de
développement de la ville de Tunis est en cours d'élaboration. Ces documents insistent tous sur la nécessité de
créer une ville « durable », de mieux articuler les différentes parties du territoire urbanisé entre
elles et de mener de pair développement urbain et développement des transports collectifs en maîtrisant l'étalement
des quartiers périphériques fortement consommateur de terres agricoles autour de la ceinture de Tunis.
Cependant, en termes de formes urbaines et de qualités spatiales, les nouveaux quartiers fragmentés les uns par
rapport aux autres, nés le long des routes ou au gré des opportunités foncières et immobilières ne réussissent pas
à engendrer un sentiment d'appartenance et d'identité des citoyens habitants. Pauvres en images et en lieux
significatifs, ils apparaissent le plus souvent dégradés au niveau de la voirie et du bâti quelques années
seulement après leur réalisation.
A. C. : Donc la stratégie dont vous venez de parler manque de clairvoyance et d'efficience ?
L. A. : Une pensée globale du projet urbain pour Tunis aujourd'hui est urgente pour infléchir la
situation, mais pas encore à l'ordre du jour semble-t-il. Elle requiert des compétences techniques et culturelles
et des moyens politiques à la hauteur des enjeux économiques, sociaux, environnementaux et citoyens. Planifier,
gérer, coordonner, bâtir dans la qualité et dans la durée ne s'improvise pas sans moyens intellectuels et sans
collectivités locales et municipalités fortes.
A. C. : C'est donc bien d'une volonté politique qu'il est question et d'une participation citoyenne au
devenir de sa ville que veulent les citadins pour leur ville ? Cela, ils ne peuvent l'exprimer qu'au niveau de
grands débats publics et surtout dans le cadre de conseils municipaux choisis librement au terme d'élections
pluralistes et libres. Mais revenons à ces banlieues périphériques qui défragmentent la ville et poussent, ainsi
que vous le dites, « au gré des opportunités immobilières ». Ne pourrait-on quand même leur trouver
quelques qualités ?
L. A. : Les nouveaux quartiers, qu'ils soient réglementés ou informels, naissent dans un laps de temps
de plus en plus court. El Manar s'est constitué en 15 ans, la Cité Ennasr en 12 ans, les
quartiers d'habitat populaire de Ettadhamen, Douar Hicher, Sid Hsine Sijoumi, Sidi
Mosbah, Hay Ennour, ont aujourd'hui 30 ans.
Les lieux s'y sont constitués avec le temps et grâce à l'inscription des pratiques des habitants et des
transformations qu'ils ont faites de la disposition initiale quand cela a été possible.
L'exemple de l'ancien bidonville de Jebel Ahmar, né dans les années 1940 et aujourd'hui véritable quartier
urbain au nord de Tunis est significatif des effets de la sédimentation temporelle. Jebel Ahmar est un
véritable lieu en ville qui possède des rites d'entrée et de sortie, c'est un intérieur urbain qui s'est constitué
avec le temps par l'amélioration de l'habitat et des infrastructures et par l'attachement que ses habitants lui
portent.
Quartier dense et populaire, il reste un exemple de ce que l'action du temps et des habitants peut réaliser, action
qui échappe à la programmation et à la planification. Cependant, il est des espaces et des dispositifs qui, malgré
le temps, interdisent tout accrochage des pratiques et ne stimulent pas l'usage. Ce sont alors des lieux de nulle
part, des non-lieux résiduels et inappropriables.
A. C. : Votre regard porté sur des nouveaux quartiers peut y trouver quelques qualités d'urbanité. D'autres
regards, on pense particulièrement à de petites recherches menées à la faculté des sciences économiques de Tunis
sur la cité Ennasr, voient d'immenses ensembles résidentiels inoccupés, construits avec d'abondants
crédits bancaires dont on se demande comment ils vont être remboursés, s'ils le sont jamais. Avec la chute des
loyers, quelle est la valeur réelle des garanties prises par les banques à l'occasion de la réalisation de ces
déserts de marbre ? Ça c'est le dessous du bâti. Dessus les jeunes s'amusent, enfin la jeunesse qui a de
l'argent car les salons de thé et de café, de restauration, qui se sont multipliés, ont une affluence record. D'un
certain point de vue, c'est aussi une qualité de ce lieu, n'est-ce pas, que d'y réaliser de cette manière du lien
social ?
L. A. : Dans les quartiers résidentiels nord de Tunis, mais aussi aux Berges du lac Nord, se sont
constitués des lieux de loisirs et de consommation significatifs d'une nouvelle modernité pour la jeunesse. De
nouvelles centralités sont ainsi apparues dans l'espace urbain en l'espace de 20 ans.
L'avenue principale de la cité Ennasr a été en effet investie par des cafés, restaurants et boutiques et
vit jusqu'à 10 heures ou 11 heures du soir grâce à une clientèle jeune et relativement aisée.
La vie urbaine et les usages de l'espace urbain se développent ainsi, même dans des espaces isolés des centres
anciens et pris entre des étendues de villas résidentielles.
Aujourd'hui où la fragmentation sociale et spatiale a produit des pauvres, des démunis et des exclus, on parle
beaucoup de l'accessibilité et de l'hospitalité urbaines.
A. C. : Effectivement, l'hospitalité et un concept sociologique, philosophique récemment introduit
- parfois comme une mode du discours  - dans les problématiques que l'on débat chez nous. Du point
de vue de votre compétence, notre ville est-elle hospitalière ?
L. A. : Une ville contemporaine qui offre les éléments spécifiques de confort et de repos, de travail,
de séjour d'accueil et d'information, de plaisir et de loisir est-elle hospitalière ?
Rien n'est moins sūr car l'hospitalité urbaine est un véritable défi pour la programmation.
Une ville hospitalière est une ville où je ne me sens pas déplacée, c'est une ville accessible à tous et à toutes,
qui dispose de lieux publics où se forgent et se renforcent le lien social, le partage de l'espace et l'art de
vivre ensemble qui est l'urbanité même.
L'accessibilité et la mobilité sont également des qualités urbaines qui s'opposent à la durée nécessaire à
l'appropriation des lieux. Mais une ville doit à la fois permettre le déplacement et le recueillement, la halte, le
repos et le parcours.
A. C. : Parlons-en, de l'accessibilité des lieux. Est-ce que les quartiers nouveaux ne s'ordonnent pas dans
une logique discriminatoire d'inaccessibilité des uns aux autres ?
L. A. : La ville doit permettre l'échange, le déplacement, la liberté de mouvement et en principe la
ville, oeuvre publique au plus haut point, devrait assurer à tous et à toutes ces avantages.
Bien que des efforts et réalisations notoires telles que le métro léger de Tunis aient été faites et que la qualité
du transport urbain ait été améliorée, les transports collectifs n'assurent aujourd'hui que 30% des déplacements
dans la ville.
Le transport en bus reste aléatoire et difficile, particulièrement pour relier entre eux les quartiers populaires
excentrés et pour assurer leur liaison au centre-ville et aux différentes aménités urbaines. Les nouveaux quartiers
ne sont pas forcément conçus d'emblée dans une logique de discrimination, mais leur déficit en continuités urbaines
de voirie et les lenteurs de mise en place d'une infrastructure adéquate pour les relier aux autres quartiers de la
ville les placent pendant des années en situation de marginalisation et de ségrégation avec tous les risques
sociaux que cela comporte.
Il faut absolument renforcer le transport collectif du centre vers la périphérie et de la périphérie vers le centre
pour assurer une répartition équitable des ressources et des équipements urbains et renforcer le sentiment
d'appartenance à la ville.
A. C. : Restons dans le domaine du confort et du bien-être. Les citadins sont de plus en plus soucieux de
leur hygiène de vie : parcours santé, marche, jogging, marathon, promenade sont aussi des occasions de lien
social et interviennent comme des nouveaux usages. Qu'est-il fait pour cette revendication d'une qualité de
vie ? Quels sont les poumons de notre ville ?
L. A. : Depuis l'aménagement dans les années 60 du jardin public du Passage sur l'ancien
cimetière israélite désaffecté, le seul jardin public créé est le récent jardin de la Méditerranée (2002)
pris entre la voie express Z4 et le quartier de bureaux de Montplaisir. On n'y voit pas de
promeneurs ni de visiteurs et le jardin semble plutôt voué à une perception rapide depuis la voie automobile.
On a créé depuis une dizaine d'années autour de Tunis des parcs de loisirs tels que le parc Nahli,
Montazah Soukra ou Montazah Farhat Hached à Radès et Montazah BouKornine à Hammam-Lif. La
création de ces parcs de loisirs répond à la volonté de préserver, pendant qu'il est encore temps, des zones vertes
et naturelles au sein de l'espace urbanisé mais le problème posé par ces aménagements est qu'ils sont réalisés loin
des zones résidentielles et difficiles d'accès. Il faut sans doute associer la création de parcs naturels de
périphérie à une véritable politique de réintroduction du jardin de ville et du jardin public de quartier dans les
nouvelles opérations. Cela pose des problèmes de conception et de gestion et soulève la question des voies
publiques qui pourraient être conçues comme de véritables promenades plantées participant ainsi à la qualité
urbaine.
Aujourd'hui où l'on sait la difficulté de l'aménagement urbain des vides, jardins publics et promenades plantées
restent du domaine de l'utopie, à l'exception des quartiers privilégiés comme les Berges du lac Nord où voirie et
plantations sont allées de pair.
A. C. : Dans les quartiers populaires, et même d'ailleurs dans les nouveaux quartiers aisés comme celui
d'Ennasr précisément, il y a du lien social qui se construit fortement autour de la mosquée et de la
communauté religieuse. Qu'en pensez vous ?
L. A. : Les mosquées et leurs environs proches sont il est vrai, à côté des centres de loisirs et de
consommation, des lieux d'échange, de discussion et de communion particulièrement importants au niveau de la
culture urbaine tunisoise contemporaine.
Construites par les associations, les habitants ou les pouvoirs publics, ces mosquées assument de plus en plus le
rôle de centre de vie publique pour une population de plus en plus nombreuse. C'est que l'idée de la ville en tant
que chose publique et oeuvre publique ne trouve pas d'ancrage dans la réalité de la culture urbaine tunisoise. Il y
aurait comme une crise de l'espace public en même temps qu'une crise du public.
La mosquée contemporaine apparaît comme le refuge d'une vie publique qui ne trouve pas de lieu où s'épanouir.
A. C. : À l'inverse, le lien social est plutôt pauvre autour des lieux de culture profane en-dehors de
quelques théâtres et de festivals occasionnels. Comment remédier à ce déficit ?
L. A. : Ce n'est pas faute d'intérêt de la part du public, car il existe un public tunisois avide de
culture et même de haute culture, certes pas la culture spectacle à la mode d'aujourd'hui ni la culture mièvre dont
nous subissons quelques exemples. En témoignent les ruées de spectacteurs et de citadins lors des festivals de
théâtre, de cinéma et de musique.
La vie urbaine autour des lieux de spectacle et de culture peut être enrichie et stimulée par une programmation
intelligente et par une promotion soutenue des créations tunisiennes de valeur.
Le rôle de la toute nouvelle Cité de la culture, qui se construit sur l'avenue Mohammed V, pourrait être de relever
le défi et de constituer un creuset et un foyer de promotion de la culture nationale, citadine et extra-nationale.
A. C. : Si l'on devait trouver le lieu qui cristallise au maximum les qualités urbaines de Tunis, ne
serait-ce pas l'avenue Habib Bourguiba ?
L. A. : Certes, cette avenue fondatrice de la ville neuve à aujourd'hui 140 ans. Elle possède une
évidence dans l'espace urbain. Conçue comme une promenade plantée avec un dessin urbain fort, elle a assuré le
renouvellement du tissu de ses rives sans heurt et accueilli un public différent selon les moments de l'histoire.
C'est un lieu ouvert et éminemment public. Il est histoire, mémoire, imaginaire et présent des citadins qui le
reconnaissent et se reconnaissent en lui. C'est un lieu qui nous parle, qui s'impose à nous et qui attire les
pratiques sociales urbaines. Il n'est que de constater après son récent réaménagement la rapidité avec laquelle la
vie urbaine a repris son cours.
L'avenue Habib Bourguiba est le lieu majeur de l'urbanité tunisoise et une véritable forme urbaine durable.
A. C. : Dans le prolongement de l'avenue Bourguiba (historiquement nous devrions dire l'inverse mais
aujourd'hui c'est bien dans ce sens que se fait l'itinéraire), la Médina, elle, ne semble prendre vie qu'au mois
de Ramadan et pour un usage touristique. C'est un lieu qui semble fossilisé dans son passé. Seule une élite
cultivée va dans les rares restaurants qui s'y trouvent...
L. A. : La Médina de Tunis, comparée aux autres médinas des villes arabes, est dans une situation
exemplaire du point de vue du tissu urbain, des activités et des conditions générales de l'habitat. Le dynamisme
de l'Association de sauvegarde de la Médina de Tunis, depuis sa création en 1969, et les projets de rénovation et
de réhabilitation divers, ont permis d'associer à la protection des monuments des interventions ponctuelles
remarquables sur des quartiers sociaux sensibles.
Cependant la vieille ville connaît de nouveaux problèmes, tels que l'implantation d'ateliers de travail
clandestin, la paupérisation de certaines zones loin des circuits touristiques et la dégradation du bâti courant.
Récemment, une élite citadine s'est mise en quête de faire revivre certains lieux et demeures mais nous sommes
loin encore d'une gentrification de la Médina.
La volonté municipale de faire de ce quartier de la ville un ensemble fort, dynamique économiquement et
accueillant un public citadin diversifié, se heurte encore à l'absence d'une réelle politique de soutien à
l'emploi (artisanat et petits métiers), au relatif cloisonnement des acteurs et à l'absence d'une pleine
implication des citoyens concernés.
A. C. : À l'autre extrémité de l'avenue Bourguiba, du coté de l'ancien port de Tunis, le projet de
réaménagement de la Petite Sicile, lui, envisage une mutation vers une sorte de Marina et de quartier
d'affaires agrémenté de tours... Veut-on en faire un isolat, sorte d'appendice fastueux décroché du vieux centre
ville arabe et européen ?
L. A. : Le quartier et le site du futur aménagement de la Petite Sicile représentent un
enjeu très important du devenir du centre ville. Le concours d'aménagement lancé par la Ville lui a assigné les
tâches de résoudre le problème de l'accessibilité et de la circulation dans l'hypercentre, d'assurer une nouvelle
relation à l'eau et au port à travers la reconversion du port de Tunis en port de plaisance en affirmant à ce
lieu une vocation ludique, et de remodeler le quartier existant pour en faire selon les voeux municipaux un pôle
commercial tertiaire et résidentiel de haut standing autour du port. La Petite Sicile apparaît comme la
clé de voūte de l'ouverture de la ville centrale sur le lac de Tunis et son port. Une première tranche du projet
de l'architecte lauréat du concours va voir naître au sud du quartier une nouvelle gare multimodale érigée sur
une grande place et marquée par une tour. Deux autres tours marquent la « Porte » d'entrée de la ville
sur le viaduc constitué par la voie rapide Z4.
L'avenue de la République et le viaduc constituent un réel obstacle au franchissement du quartier envisagé en
direction du lac et du port.
Sur le terrain, la réalité est complexe et résiste. Les images proposées par l'architecte urbaniste devront
composer avec la ville réelle, la population habitante, le foncier.
Le site de 70 hectares au centre ville représente un enjeu immobilier énorme et l'on n'apprendra rien en disant
qu'il suscite l'intérêt soutenu des promoteurs et des financiers.
Ainsi propulsé sur le devant de la scène, le quartier populaire et fatigué mais néanmoins remarquable de la
Petite Sicile, avec ses habitants, ses artisans et ses petits métiers urbains, ce quartier aujourd'hui
enclavé et autonome, est promis à de véritables bouleversements à venir.
Le projet est aujourd'hui aux prises avec le terrain, et les différents acteurs et professionnels sont appelés à
une coordination sans relâche.
C'est la première fois que la Ville de Tunis s'engage dans une pareille démarche de rénovation et de
restructuration urbaines, dont les conséquences peuvent être lourdes au plan urbain et qui aura certainement
valeur d'exemple à l'avenir. C'est pourquoi la plus grande prudence et attention à l'existant s'imposent. Car ce
qui existe est déjà la moitié du projet, si l'on y porte attention bien entendu. Il ne semble pas que le maintien
de la population habitante actuelle ni celui des métiers existants soient la préoccupation majeure du projet, qui
se donne comme objectif cependant d'assurer la reconquête de la fonction résidentielle au centre ville, mais pour
quelle population alors ?
A. C. : Oui, on se proposerait donc de désaffecter cette zone - un lapsus a failli nous faire dire
« désinfecter » -, en tout cas de projeter vers le haut de l'échelle sociale cette ambition d'un
high business center pour le Tunis du XXIe siècle ?
L. A. : Ce quartier remodelé et rénové devra symboliser la modernité de la capitale, son entrée dans
le XXIe siècle, son dynamisme et son attractivité. Avec quelles images et par quels moyens espère-t-on arriver à
ces objectifs ? La plupart des expériences de ce type menées dans de grandes villes méditerranéennes
proches, Barcelone, Séville, Marseille, Naples, ont montré que la réussite de ces opérations s'appuyait d'abord
sur la mise en valeur de l'existant et le renforcement de l'identité et de la mémoire des lieux à partir desquels
une modernité bien comprise et qui s'adosse à l'héritage pouvait voir le jour.
On peut être surpris que dans le projet lauréat ce soit des emprunts aux tours des métropoles d'Asie (Hong-Kong,
Singapour) qui affirment la modernité et la contemporanéité du projet.
Le quartier de la Petite Sicile n'est pas anodin, sa rénovation envisagée, si elle ne s'ancre pas dans
la réalité en préservant un maximum de qualités urbaines existantes, sera vouée à l'échec au plan social et
urbain.
A. C. : Et si la logique qui présidait à tout cela était celle de mettre une distance entre les lieux et
les classes d'habitants ?
L. A. : Il faut penser les villes et les projets urbains non seulement dans l'espace mais aussi dans
la durée et avec le temps. Si ce sont les agencements qui font la ville, c'est bien le temps et la mémoire
urbaine qui lui permettent d'exister. Nous n'en sommes pas je crois à Tunis à l'ère de l'urbanisme des quartiers
réservés privatisés que l'on peut voir dans certaines villes du monde. Cependant les préoccupations d'assurer la
mixité sociale et fonctionnelle du centre-ville viennent contredire le marché et sa logique d'investissement à
rentabilité rapide.
Le marché est indifférent à la mémoire, au savoir bâtir, à la présence du social, au passé comme culture et à
l'avenir comme exigence morale. Entre la puissance de l'économique et les impératifs du social, les pouvoirs
publics n'ont pas toujours la volonté politique requise.
Or la ville comme dessein et comme dessin est un véritable enjeu de gouvernance.
Souvent, à défaut de vision globale et de volonté urbaines, les pouvoirs publics laissent le champ libre à la
mise en oeuvre des projets, au risque que le cours de l'immobilier et la spéculation prennent le contrôle des
projets urbains en les enfermant dans un présent étroit et en leur ôtant toute dimension durable...
A. C. : D'où l'importance d'un contrôle citoyen, en tout cas la nécessité d'une écoute des attentes de
l'ensemble des citadins et non pas seulement de la loi du marché. Dans les projets d'aménagement de la ville, qui
choisit, qui décide ?
L. A. : Il y a un partenariat évident entre autorité publique et projet urbain à travers les
programmes d'urbanisme et les commissions de décision municipales, qui associent les acteurs et les décideurs.
Cependant, la participation des citoyens-citadins à Tunis aux choix de développement urbain de leur ville reste
très faible, voire nulle. Elle nécessite d'abord une ouverture urgente du débat public intellectuel et culturel
sur la ville, ensuite un renforcement de la démocratie locale et des moyens de sensibilisation et de concertation
qui ne restent pas des voeux pieux. Ici, le rôle de la société civile, des écoles d'art et d'architecture, des
instituts d'urbanisme, des associations, des comités d'habitants, est primordial. On a vu récemment les habitants
de Paris aller voter pour désigner le lauréat d'un concours d'aménagement municipal sur le fameux quartier des
Halles. Curieusement les Parisiens ont voté pour le projet le plus sobre et le plus attentif à l'usage et ont
écarté trois autres propositions trop abstraites et futuristes.
Je crois qu'on a intérêt à associer les citadins à la discussion sur les choix urbains car ce sont eux qui font
en dernier ressort la ville et que d'eux dépend le succès ou le fiasco des opérations urbaines. Le talent des
urbanistes et des architectes et le soutien public du projet viennent en second lieu.
Sans faire l'économie de l'acte architectural et urbanistique, professionnels et décideurs doivent prendre la
mesure et la température de la conscience sociale comme force autonome.
A. C. : Dans ce contexte, le citadin tunisois ne se sent pas citoyen, sa ville lui échappe et devient le
lieu de projection de ses désirs et de ses frustrations. Pour qu'un citadin aime sa ville, il faut qu'il
participe à son aménagement. L'absence d'une vraie consultation, d'une vraie participation à l'échelle
municipale, explique la « déliquescence, l'obsolescence » - ce sont vos mots - d'une ville à
laquelle le citadin est devenu étranger. Mais qu'il nous soit permis de rêver : si nous avions un désir de
ville, comment le mettre en oeuvre ?
L. A. : Il faut avoir le courage de rêver et d'agir, il faut aussi avoir celui d'emprunter aux autres
souvent proches les éléments de la modernité et de la connaissance intellectuelle et opérationnelle. Nous devons
être capables de faire des choix de production et de connaissance pour accéder à notre propre modernité en nous
appuyant sur l'héritage urbain et en fédérant le passé, le présent et l'avenir. C'est une question de culture
urbaine, d'ambition et de relation à l'altérité. L'Espagne, le Portugal, l'Italie du sud, offrent des exemples et
des démarches souvent très judicieuses aux plans urbain et architectural. Les réalisations sont d'une grande
intelligence et d'une grande qualité, même dans de toutes petites villes, attentives aux sites, innovantes et
simples, rationnelles et concertées. Ce ne sont pas des réalisations grandioses, ni ostentatoires, ni hors
d'échelle. Mais on y retrouve toute l'attention aux usages, au climat, à la sensibilité culturelle propre de
chacun de ces pays méditerranéens proches de nous.
Nous devons retrouver la mesure d'une architecture et d'un urbanisme moderne qui soit à la fois le nôtre et qui
s'articule à l'universel.