L
e paysage médiatique marocain s'est considérablement libéralisé depuis l'avénement du Roi Mohamed VI. La création
d'une Haute autorité audiovisuelle apparaît comme une volonté de garantir le professionnalisme, la déontologie et
l'ouverture des moyens d'information à l'investissement privé.
Dans l'orbite de la radio franco-marocaine Medi1 très écoutée par les Maghrébins des deux rives, une
télévision du même statut et de la même audience devrait être lancée courant 2005, financée par Maroc
Télécom, ouvert ces dernières semaines à une large capitalisation privée. D'autres télévisions privées (au
moins pour 51% du capital) ont pour ambition une diffusion régionale, nationale ou même internationale. Des
dizaines de radio libres émettant sur la bande FM attendent le feu vert de la Haute autorité, tandis que la radio
et la télévision publiques font peau neuve.
Le dossier de l'impunité a été le premier support d'un traitement très libre, comme on ne l'aura jamais vu
jusqu'ici de mémoire de Marocain. C'est la presse écrite qui donne le ton de l'affranchissement de la censure.
Certes, cela ne se fait pas toujours sans casse, ainsi qu'en atteste l'incarcération l'an passé du patron de presse
Ali Lmrabet, pour le délit de publication d'une caricature montrant des malfaiteurs porteurs des armoiries royales
et effectuant un braquage de l'argent public. En clair, la monarchie volait le trésor national ! Pourtant,
revenant au passage sur cette affaire, la revue marocaine Tel Quel se fend début janvier [NDLR.
Tel Quel, numéro 156-157 (numéro double du 25 décembre au 7 janvier)]
d'un dossier
agrémenté d'encadrés chiffrés sur le patrimoine royal et fait un inventaire détaillé de la liste civile.
« Waaw ! », « Eh ben ! », « Nooon, c'est pas
vrai ?!? »
Démarrant sur des exclamations éberluées de citoyens, deux journalistes de Tel Quel, Driss Ksikes et
Khalid Tritki, ont osé mener l'enquête et comble de l'audace, affirment que tous les documents revisités par eux
sont publics. Bien qu'ils semblent flatter le travail d'audit mené par le secrétaire général de la monarchie et
grand intendant des finances du Palais, les journalistes ne se privent pas de petites piques et balaient de leur
ironie un mystère aujourd'hui percé. Cette révélation a-t-elle été inspirée ? Le « gérant de la maison
royale » et les bénéficiaires du patrimoine alaouite en sortent grandis, d'une certaine manière, car c'est une
révolution que de rendre publiques les finances du chef de l'État et de sa famille, en souveraineté arabe, qu'elle
soit monarchique, de droit divin, ou présidentielle, du droit sans partage que se confère la tyrannie.
Avec un grand naturel, d'emblée, les journalistes abordent le sujet qui est loin d'être un tabou puisqu'« il
s'agit de votre argent » précisent-ils aux lecteurs. Références faites à la loi des finances 2004, ils
épluchent à la loupe la « liste civile », c'est-à-dire l'ensemble des salaires et crédits dévolus au
Roi, aux dignitaires de la Cour et en particulier les princes et princesses de sang, pour leurs fonctions,
l'entretien de la maison royale et l'ensemble des donations et subventions assurées par la monarchie. Les chiffres
sont précis au dirham près mais le lecteur, quelle que soit la nécessaire magnificence de la royauté, pourrait bien
en cet inventaire mettre en rapport le coût du faste monarchique et le dernier rapport de la Banque mondiale sur la
pauvreté au Maroc (septembre 2004). D'autant qu'au passage, les auteurs de l'enquête notent que ces chiffres
« prévisionnels » du budget de la Cour ne sont contrôlés par aucune institution, encore moins par la Cour
des comptes « dont la vocation est de contrôler les finances publiques, toutes les finances publiques »
car, ironisent-ils, « le budget de la monarchie fait peur aux Marocains ». Pourtant, selon Tel
Quel, « l'argent de la monarchie est un mythe qu'on commence à peine à effleurer ». Et de reprendre
la formule d'un célèbre opposant marocain : « À qui appartient le Maroc ? », tout en évaluant
la fortune du Roi dans une fourchette allant de 10 milliards de dollars à 4 ou 5 milliards de dollars selon la
revue Forbes qui classe les fortunes internationales.
Une autre publication marocaine, Le journal, entreprend avec audace, concomitamment
[NDLR. Le journal, numéro 189 du 1er au 7 janvier]
à Tel Quel,
de désacraliser la monarchie marocaine, ce qui jusqu'ici relevait de l'impensable, d'une forme d'hérésie.
L'auteur,
Aboubakr Jamaï, n'y va pas par quatre chemins. À la question « la monarchie marocaine est-elle
éternelle ? », il rétorque « la réponse est évidemment non ». Dans une explication digne d'un
traité de sciences politiques, le journaliste explique que cette institution, loin d'être sacrée, est « le
fruit d'un compromis qui arrange toutes les forces sociales ». Le prétexte de cette mise en abîme apparaît
circonstancielle : l'absence du Roi aux obsèques d'Arafat et de l'Émir du Bahreïn, puis de longues vacances à
Saint-Domingue en compagnie d'une cour de 300 personnes au moment où se tenait le Forum de l'avenir,
dérangent et inquiètent. Face aux « défis qui attendent le Maroc », c'est une forme de frivolité qui suscite
l'incompréhension. D'autant que les institutions financières internationales mettent en question la stabilité
financière du Maroc, grevée d'une gestion budgétaire peu rigoureuse, menacée par la fin de la manne des
privatisations et lestée d'un lourd taux de pauvreté.
Le journaliste fait valoir l'inquiétude grandissante d'une économie retardataire face au « tsunami de la
mondialisation » et relève lui aussi des interrogations sur « la fortune du Roi ».
L'ensemble des appréhensions face à l'avenir cristallise le regard « sur le comportement personnel du
Roi ». De plus, une forme de transition démocratique sous l'incitation internationale ne permettrait plus le
traitement sécuritaire de troubles sociaux qui naîtraient d'une croissance défaillante, encore affaiblie de peu
d'investissements privés.
Enfin, l'Instance Equité et Réconciliation a mis à l'index tout refuge dans l'impunité. La monarchie
menacée par le terrorisme ou par un islamisme très revendicatif, presque le dos au mur, pourrait se rallier à une
évolution démocratique qui devrait la convertir en un régime constitutionnel parlementaire dans un décor
monarchique, comme s'est marginalisée la royauté européenne. 2007 est une échéance législative importante pour
« une gouvernance actuelle intenable ». Dès lors, émerge l'idée d'un nouvel équilibre négocié en dehors
de la monarchie. Cette « idée n'est pas à négliger ». À cette évolution serait conduite une monarchie
« obsédée par les affaires et son image » et dont « le capital politique a été gâché par une gestion
dilettante et capricieuse de la chose publique ».
Jamais dans la presse marocaine on n'aura été aussi loin dans
la désacralisation d'une monarchie qui n'est plus « la seule capable d'assurer une transition
démocratique ». Le journal, appelant à une profonde réforme des institutions pour mettre en mouvement
un Maroc « nouveau », s'insurge contre « la profonde décrépitude que, pour avoir une idée de son
avenir, une nation en soit réduite à scruter les faits et gestes d'une seule personne ».
Belle sentence finale d'une expression journalistique sans tabou ni concessions, dont devrait être suivie
l'exemplarité.