« B
ismillah »... Avant de taper l'adresse du site d'Alternatives Citoyennes, la jeune
technicienne invoque Dieu. C'est que ce lundi 24 janvier, une folle nouvelle court, annonçant l'ouverture des sites
dont il est « impossible d'afficher la page », ces fameux « sites prohibés » qu'une notice, au
dessus de chaque PC des Publinets, avertit qu'« il est rigoureusement interdit d'ouvrir ». Mais c'est
tout juste s'il ne faut pas brūler un peu d'encens pour conjurer le mauvais sort qui s'acharne, car la jeune fille
a beau tapoter l'adresse une fois, deux fois, trois fois, notre site ne s'ouvre pas.
Non, ce n'est pas du fait de l'encombrement du réseau par les messages des journalistes sportifs couvrant le
Championnat du monde de hand-ball, qu'une trentaine de sites tunisiens, dont quelques-uns se seraient ouverts
quelques heures par miracle, ou par une défaillance du maître censeur, pris d'un infarctus ou d'une crise de
repentance, restent clos, désespérément inaccessibles. De même, demeurent absents au monde les jeunes internautes
de Zarzis. Et jusqu'à nous autres, journalistes en ligne, clandestins de la communication, proscrits comme des
bâtards sous X, assignés à une inexistence légale et à une considération virtuelle, nous travaillons dans l'ombre.
Même la présence d'une mission d'experts de haut niveau (la deuxième en un mois) arrivés ce jour-là, pour contrôler
la mise en conformité démocratique de notre pays hôte avec les exigences du SMSI, n'aura pas fait bouger d'un iota
l'immuable.
Ainsi hiberne notre pays, condamné comme tous les derniers pays sans information à s'assoupir dans sa solitude,
hors d'un monde qui change. Car à quelques encablures de là, l'Algérie, en le payant par le sang de ses
journalistes ou par la prison (salut à Mohamed Benchicou !) ou le Maroc après les nuits plombées de Tazmamart,
font sauter les verrous, désacralisent le pouvoir absolu, fūt-il royal, et jettent l'impunité aux oubliettes d'une
histoire dépassée.
En Afrique, selon Freedom House, nous sommes bons derniers. Cela n'empêche pas que le dernier rapport du
PNUD sur les objectifs du Millénaire pour le développement fasse de la Tunisie un pays pilote dont l'exemplarité
est soumise au reste du continent noir, au Tchad, au Burkina Faso ou au Rwanda. Quelle distinction, en effet !
Car faut-il réellement s'enorgueillir, après 40 ans d'efforts méritoires, d'aligner quelques indicateurs
élémentaires de bonne santé, d'enseignement de base et de recul de la pauvreté, indicateurs qui d'ailleurs (nous y
reviendrons dans notre prochain numéro) sont devenus discutables et sont réellement discutés ? Il faut avoir
une mentalité d'épicier pour se satisfaire d'une arithmétique primaire dont nul ne sait au reste par rapport à quoi,
ou à qui, elle tire validité. Quelle honte pour les élites de ce pays que ces satisfecits de quatre sous, alors que
l'OCDE, la Banque Mondiale, le rapport sur le développement humain, soulignent nos fragilités, quand ne
s'ambitionne pas la qualité et quand au plan des libertés et de la démocratie, nous apparaissons derniers de la
classe !
Et pourtant notre pays vit, jouit et danse aux pas des majorettes, sous une bonhomie sécuritaire qui ne montre plus
toutes ses dents. En dépit de ses 42 000 diplômés (il y en aura 100 000 en 2010) auxquels n'ont été
proposés cette année que 15 000 emplois, malgré une croissance insuffisante et la fracture du compromis
social, notre pays lézarde comme le petit train touristique au soleil, en un temps suspendu.
Il y a quelques années, un sociologue donneur d'évidences simplettes exposait son sondage où 80% des Tunisiens
interrogés avaient déclaré être heureux. À y regarder de plus près, à la question formulée en arabe
« labès ? », 80% avaient répondu oui, car grâce à Dieu, hamdullah, labès, il peut
y avoir pire...
Sans doute, y a-t-il plus de confort et de bien-être à survivre dans la soumission que dans l'opposition. En visite
ce dimanche 30 janvier chez nous, le Premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, confirmant sans doute cette
« philosophie », viendra nous fredonner le tube de son idole, la chanteuse Lorie : positive
attitude. Alors, OK, labès !