La rédaction
I. Un dispositif juridique répressif
Bien que l'éventail des lois répressives entravant la liberté d'expression et criminalisant les délits d'opinion
soit déjà lourd, l'année 2003 a vu la promulgation de lois sans précédent dans la sévérité de leurs atteintes au
droit à l'information.
La loi anti-terroriste
La loi 75 du 10 décembre 2003, relative à « l'appui aux efforts internationaux de lutte contre le terrorisme
et le blanchiment d'argent » n'a pas en effet d'équivalent.
Cette loi porte atteinte à des droits essentiels du citoyen et aux activités pacifiques de la société civile, des
syndicats et des partis politiques. Elle est en contradiction grave avec les principes édictés par l'article 8 de
la constitution, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, celle relative à la protection des Défenseurs
des droits Humains et avec les Conventions Internationales ratifiées par l'Etat tunisien.
- Quiconque utilise le nom, le symbole ou tout autre signe pouvant contribuer à faire connaître les
membres ou l'activité d'une organisation terroriste peut en vertu de cette loi être condamné en tant que
terroriste.
- Est également considéré comme acte constitutif de crime terroriste, à l'entente entre deux
personnes ou plus, pour l'exécution d'acte considéré par la loi comme terroriste, même si cet acte n'est pas initié
et ce, quelques soient les moyens utilisés.
Ainsi, exprimer une opinion, utiliser l'image d'une personne ou d'un sigle, appeler à un rassemblement ou à une
manifestation ou publier un article suffisent à provoquer la condamnation d'une personne en vertu de la loi
anti-terroriste.
Toute personne, même tenue par le secret professionnel telle que l'avocat qui ne transmettrait pas immédiatement
aux autorités concernées des informations relatives à des crimes terroristes dont elles auraient eu à prendre
connaissance s'expose à une peine d'un an à cinq ans de prison et à une amende de mille à cinq mille dinars.
Le barreau tunisien a considéré que cet article en particulier est une atteinte inédite au principe du secret
professionnel sans lequel l'exercice de la profession d'avocat est inimaginable.
Voulant interdire aux professionnels de l'information de jouer leur rôle vis à vis de l'opinion publique, la loi
punit de cinq à vingt ans de prison et d'une amende de cinq à cinquante mille dinars, toute personne qui
dévoilerait volontairement des éléments pouvant aider à l'identification des protagonistes d'une affaire considérée
comme terroriste.
Il est à noter que cette loi qui n'a fait l'objet d'aucun débat public avant son adoption par la chambre des
députés, n'a pas omis de prévoir des peines de six mois à trois ans de prison et des amendes de cinq à dix mille
dinars pour les responsables et représentants d'associations, de syndicats ou de partis qui ne se plieraient pas à
ses restrictions.
Le code des Télécommunications
Le code des Télécommunications du 15 janvier 2001 est venu quant à lui restreindre et contrôler l'usage des
fréquences radio et les réseaux privés de communication.
L'attribution des fréquences de diffusion radio ou télévision a été confiée à l' « Agence Nationale des
Fréquences » sous tutelle du ministère des communications (article 48).
L'usage non autorisé par ces derniers est sanctionné de six mois à cinq ans de prison et d'une amende de mille à
vingt mille dinars (article 82).
Le code de la Presse
Le code de la presse a conservé sa dominante répressive puisqu'en plus des peines encourues par les imprimeurs et
directeurs de publication pour des « délits » considérés mineurs dans d'autres législations, les
autorités ont transférés certains articles du code de la presse vers le code pénal en considérant cet amendement
comme une avance dans la libéralisation de la situation de la presse.
Par ailleurs, un nouveau chapitre a été ajouté au code en 2001 pour aggraver les peines de délits de presse
concernant l'incitation au meurtre et au pillage et prévoit des condamnations pouvant atteindre cinq ans de prison
même en l'absence de suites effectives à ces appels.
Le code électoral
Dans le cadre de cette même politique de verrouillage, le code électoral a été amendé en 2003 pour y inclure un
article punissant d'une amende de vingt cinq mille dinars toute personne qui interviendrait sur les chaînes radio
ou télévisuelles étrangères durant la campagne électorale
L'amendement prévoyait initialement une peine de prison transformée en une lourde amende suite à la vive réaction
critiquant le projet
[...]
V. Internet sous surveillance
Un dispositif de contrôle législatif et administratif
C'est le Décret du 14 mars 1997 relatif aux Services de la Valeur Ajoutée (SVA) des télécommunications qui organise
et encadre la diffusion d'Internet en Tunisie.
Il établit le régime juridique d'exploitation de ce service, fixe le statut des fournisseurs de service Internet,
leur procédure d'autorisation. Par ailleurs, les droits et obligations dans leur rapport à l'administration et aux
clients sont fixés par l'Arrêté du 22 mars 1997 qui fixe les clauses particulières à l'exploitation d'Internet.
Le dispositif législatif réglemente également la diffusion d'Internet auprès du grand public et des acteurs
économiques.
Ainsi ont été mis en place :
- Le code des Télécommunications de 2001
- Un Réseau de centres publics d'accès à Internet dont l'exploitation est contrôlée dans les
conditions posées dans le Cahier des Charges (1998)
- Un amendement du code pénal en fonction de l'existence du réseau Internet et des outils
informatiques (loi du 2 août 1999)
- La reconnaissance de la signature électronique (loi du 13 juillet 2000)
- Le transfert électronique de valeurs en bourse (loi du 21 mars 2000)
- La réglementation du commerce électronique
Agence nationale de certification électronique et de protection des données personnelles
(loi du 9 août 2000).
- La loi anti-terroriste (10 décembre 2003) qui s'applique à l'utilisation d'Internet
- L'Agence Nationale de Sécurité Informatique sous la tutelle du ministère des Télécommunications
et des transports, censée protéger le Réseau Tunisien contre les attaques pirates qui a toute latitude pour
contrôler les réseaux publics et privés, à l'exception de ceux des ministères de l'Intérieur et de la Défense
Nationale, et doit être informée obligatoirement de toute attaque et tentative d'attaque ; qu'elle se produise
sur le réseau public ou privé (loi adoptée le 14 janvier 2004 par la Chambre des Députés).
Un opérateur national, l'Agence Tunisienne d'Internet (ATI), seul opérateur au départ, qui a abandonné cette
fonction à 12 opérateurs : 5 privés dont certains affiliés proche du pouvoir et 7 publics.
Le dispositif de contrôle administratif d'Internet, lui, est soumis au régime de l'ordre public.
L'ATI a la haute main sur les autorisations de centres publics d'Internet qui lui sont soumis et exige qu'on lui
soumette la tarification mais aussi, tous les mois, la liste des abonnés. Elle donne également son avis sur
l'enregistrement ou non de l'abonné.
Quant aux fournisseurs de service et les exploitants de publinets, leurs autorisations d'exploitation sont soumises
à des commissions où sont représentés les ministères de la Défense Nationale et de l'Intérieur et c'est le
gouverneur de région qui, in fine, décide ou non de l'octroi de l'autorisation (Pour mieux connaître le réseau de
fournisseurs de service qui dépend de l'ATI, on peut consulter :
www.ati.tn)
Le taux des utilisateurs du web est l'un des plus faibles au monde : En Amérique Latine la moyenne est de 1000
utilisateurs pour 10.000 habitants, et en Asie du Sud Est 2000/10.000. En Tunisie, ce taux est de 570 pour 10 000
habitants si on exclut les usages de l'administration, les privés ne représentent que 7,5% des utilisateurs.
Résultat : Entre 1996 et 2003, le nombre des abonnés a été multiplié par 5000 pour atteindre 570.000 et le
nombre de sites est passé de 5 à 1000. L'objectif du gouvernement est d'atteindre 800.000 utilisateurs en 2005.
Les structures d'organisation se caractérisent par une forte centralisation au plan administratif et un monopole au
plan économique, ce qui permet à l'Etat de contrôler rigoureusement l'accès à la Toile, de censurer des messages et
de bloquer certains sites.
L'exploitation des publinets
L'exploitation d'un publinet est sévèrement contrôlée. Une permanence doit être assurée par le gérant qui doit
contrôler tout enregistrement sur disquette. Il assure la responsabilité du contenu des pages web, responsabilité
pénale qui s'étend également aux clients abonnés, aux propriétaires des pages et aux serveurs qui les hébergent
« qui ne doivent plus laisser perdurer les informations contraires à l'ordre public et aux bonnes
m'urs ». Le responsable a une obligation d'affichages des interdictions et sanctions encourues en cas
d'infraction, notamment « le contenu des services » ce qui implique un contrôle quasi systématique sur le
contenu des interventions, et une censure à tout ce qui pourrait toucher « de hautes personnalités » ou
aborderaient « des sujets politiques ».
Le gérant a pour obligation de garder pendant un an une copie des pages des adresses des sites consultés.
Les publinets sont soumis à un double contrôle :
- Celui du ministère des Télécommunications à travers un corps de contrôleurs qui intervient
régulièrement par des visites.
- Celui du ministère de l'Intérieur à travers la police politique. Le cas du journaliste Abdallah
ZOUARI illustre « la vigilance » de la police du net qui est intervenue pour l'empêcher d'envoyer un
courrier électronique à partir d'un publinet à Zarzis. La gérante a été amenée à porter plainte contre lui.
L'affaire s'est soldée pour M. ZOUARI par 4 mois de prison ferme (18 novembre 2003).
Les publinets qui étaient au nombre de 300 sont passés à 260 suite à la campagne policière déclenchée après
l'arrestation du cyberdissident Zouhayr YAHYAOUI avant d'atteindre le nombre de 320. A titre de comparaison, le
nombre des cybercafés en Algérie est de 4800 (février 2004).
En Tunisie, on compte 0,3 publinet pour 10.000 habitants, alors qu'en Algérie, on compte 4 fois plus soit 1,3
cybercafés pour 10.000 habitants.
Fermetures de sites
Les communications Internet passent par un n'ud central. L'Etat contrôle les contenus et la circulation de
l'information sur Internet à travers le contrôle des lignes téléphoniques, les comptes Internet et les sites et ce,
en utilisant des logiciels très performants de filtrage. Les pouvoirs publics se sont donnés la possibilité
technique de fermer l'accès à certains sites et le font systématiquement pour certains sites, dont ceux des ONG
internationales (FIDH, RSF, OMCT, Amnesty International, Human Rights Watch).
La destruction de courriers électroniques par l'envoi de virus ou de messages pour les saturer (LTDH, ATFD,
Tunisnews, Tunisie2000) est devenue un classique. Il reste que le courrier électronique peut être détourné en
particulier celui de militants politiques ou de droits humains et les boites électroniques peuvent être fermées par
un piratage du mot de passe.
Le réseau Internet à partir de la Tunisie est l'objet d'une surveillance accrue et plusieurs sites sont constamment
bloqués comme ceux du CNLT, de la LTDH, de RAID-Attac Tunisie, mais aussi ceux des partis politiques ou des organes
d'information (Libération, El Jazira, Ezzitouna). Conséquences : De nombreux Tunisiens et Tunisiennes ne
peuvent accéder aux sites de leurs choix, y compris des étudiants et des chercheurs.
Tous ceux qui osent transgresser ces interdits et braver les blocages des sites sur la Toile sont l'objet de
tracasseries et même de poursuites judiciaires et peuvent se voir appliquer le rigoureux dispositif répressif du
Code de la Presse.
Délit pour usage d'internet
Alors que les autorités déploient des moyens matériels et humains considérables aux services de la censure, du
détournement de courrier électronique ou de l'interdiction d'accès, les usagers déploient de leur côté des trésors
d'ingéniosité afin de contourner contrôle, filtrage et censure. Ils ont utilisé les proxy mais le développement de
technologies de contrôle a mis fin à cet usage. Les autorités créent aussi des contre sites à dénomination
trompeuse comme celui d'Amnesty-tunisia.org.
Dans ce contexte, il est superflu de parler de concurrence au niveau des prix, de nécessaire confidentialité et de
sécurité. Toute la question est de savoir comment concilier cet autoritarisme et ce registre unanimiste avec
l'objectif déclaré du gouvernement d'attirer les investissements extérieurs qui ont besoin de se développer dans
des espaces ouverts ?
Aussi bien l'impératif économique, que les besoins d'une jeunesse nombreuse désireuse d'ouverture sur le monde,
amènent le pouvoir non pas à une régulation nécessaire du réseau mais à mettre des entraves à tous les niveaux de
la Toile dans un souci de contrôle politique.
Cette dernière préoccupation prime au point que ce qui était monnaie courante dans les années 70 et 80, concernant
les délits de presse, nous le voyons aujourd'hui se reproduire pour des délits d'usage d'Internet. Des affaires
sont montées de toutes pièces avec « aveux » arrachés sous la torture, dossiers vides, droit de la
défense foulé aux pieds, procès iniques, condamnations scandaleuses.
Si dans l'affaire du jeune internaute Zouhaïr YAHYAOUI, fondateur du site Tunezine, la mobilisation de l'opinion
nationale et internationale a abouti à sa relaxe le 8 novembre 2003 au bout d'un an et demi d'emprisonnement, alors
qu'il avait été condamné à 2 ans d'incarcération, l'affaire des jeunes de Zarzis est « hors la loi »,
dans la mesure où quelque soit le crime perpétré par un être humain, il a droit à un procès juste et équitable.
Durant l'année 2003, au moins 17 jeunes internautes ont été arrêtés et poursuivis en justice.
Les profils des internautes arrêtés jusqu'ici illustrent toutes les phases de contrôle exercées par la police du
Net sur la Toile puisqu'il s'agit :
- d'un webmaster (Zouhaïr YAHYAOUI)
- d'un utilisateur de mails (Abdallah ZOUARI)
- de surfers (internautes de l'Ariana et de Zarzis)
La plupart ont entre 18 et 26 ans.
- LTDH. « Médias sous surveillance ». Rapport 2004. Mai 2004. Disponible en ligne à partir de la page du
caucus des droits de l'homme au SMSI consacrée à la Tunisie : (www.iris.sgdg.org/actions/smsi/hr-wsis/tunis.html)