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orsque la communauté internationale a décidé de tenir, sous l'égide des Nations Unies, un Sommet mondial sur la
société de l'information (SMSI) en deux phases - à Genève en décembre 2003, et à Tunis en novembre
2005 -, elle était consciente des enjeux politiques, économiques, sociaux, culturels et techniques auxquels
est confrontée l'humanité en ce début de siècle. Bouleversant les modes et les rapports de production existants et,
de là, le système des valeurs qui régit le monde et détermine les relations entre individus, peuples et nations,
l'explosion vertigineuse des technologies d'information et de communication (TIC), loin d'être un simple phénomène
technique, met ou remet au-devant de la scène des problématiques essentielles pour le devenir de l'humanité :
- La place de l'homme, ses chances d'émancipation ou au contraire les risques de son asservissement
dans cette nouvelle société mondialisée ;
- La capacité, ou non, de mettre les possibilités offertes par la société de l'information au
service de la démocratie, la justice, le développement durable et les droits humains ;
- Le respect et la valorisation de la diversité culturelle pour en faire un vecteur de
complémentarité et de solidarité entre les différents peuples de la planète.
Mais en dépit de l'importance capitale de ces enjeux, la société civile arabe n'a pas été assez présente lors de la
première phase de Genève ni aux processus préparatoires. Certes, des militants du tissu associatif, social ou
politique arabe ont grandement contribué, avant et lors du Sommet de Genève, aux travaux de certains caucus
thématiques tels que celui des droits de l'homme, mais la nécessité de constituer un caucus agissant sur les
priorités spécifiques de la société civile arabe n'a émergé que tardivement. Bien entendu, il ne s'agit pas ici de
cette pléthore d'Organisations véritablement gouvernementales (OVG) ameutées par les régimes dictatoriaux
pour claironner des prouesses imaginaires de leurs commanditaires et tenter d'étouffer la voix des ONG
indépendantes, comme cela a été le cas à la PrepCom de Hammamet en juin 2004, quand Souhayr Belhassen,
vice-présidente de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et de la Ligue tunisienne
pour la défense des droits de l'homme (LTDH), chahutée par une meute d'individus se disant membres d'associations
accréditées, n'a pu intervenir au nom de la société civile qu'après d'âpres tractations [NDLR. Voir le dossier
consacré à cette PrepCom dans le numéro 9
d'Alternatives citoyennes].
L'absence de la société civile arabe indépendante est en partie due à l'arbitraire des régimes arabes qui cherchent
par tous les moyens à exclure toute voie dissonante et ne tolèrent aucune partie différente qui risquerait de
dénoncer les multiples violations du droit d'expression et du droit d'accès au réseau ; violations totalement
incompatibles avec une société de l'information fondée sur les droits humains.
Cette absence est aussi due à une certaine léthargie d'une partie de la société civile arabe engagée par ailleurs
dans des luttes, certes légitimes, mais qu'elle croyait prioritaires. Certains militants associatifs et politiques
ont même appelé, purement et simplement, au boycott du Sommet de Tunis, réduisant ainsi ses enjeux à une
confrontation entre la société civile et le régime despotique du pays hôte. Or, les enjeux de ce Sommet sont
autrement plus étendus, plus universels. Ce sont les contours d'une nouvelle société mondialisée que nous voulons,
nous, militants pour les droits, la justice et le développement équitable et durable, fondée sur les valeurs et les
principes qui guident notre action et centrée sur les besoins des êtres humains. Notre présence au Sommet et à tout
son processus préparatoire est impérative. La politique de « la chaise vide » ne peut qu'arranger les
sphères politiques et financières qui n'ont qu'une vision techniciste et commerciale de la société de demain.
La rencontre du Caire, juin 2004
La première initiative structurée de se constituer en Caucus arabe non gouvernemental voit le jour au
Caire, le 7 juin 2004. Regroupés autour de Marlyn Tadros, animatrice du site virtualactivism, un petit
groupe de militants associatifs et d'experts ont lancé un appel pour « renforcer la participation active des
organisations de la société civile arabe au Sommet de Tunis et aux réunions préparatoires officielles »
[NDLR. Voir le communiqué
annonçant la création du caucus dans le numéro 9 d'Alternatives citoyennes, ainsi que le site du caucus arabe]
Par ailleurs, ils se sont fixé comme objectifs de :
- Développer la conscience et la connaissance du processus du Sommet ainsi que du rôle de ces
organisations ;
- Promouvoir la société de l'information de manière à promouvoir la justice sociale, la circulation
de l'information, le droit à la spécificité et au développement et les droits humains numériques ;
- Construire un consensus arabe entre les organisations de la société civile ;
- Publier une déclaration arabe des ONG sur la société de l'information et du savoir.
Bien que non représentative de la diversité de la société civile arabe, la rencontre du Caire a le mérite de poser
les jalons d'une mobilisation civile arabe autour des enjeux du sommet.
Le Congrès régional arabe « pour une société de l'information plus juste », septembre 2004
Cette volonté de s'impliquer davantage dans le processus du Sommet s'est nettement manifestée lors du Congrès
régional arabe organisé par l'Institut international de la solidarité des femmes, à Amman, en Jordanie, du 13 au 15
septembre 2004 sous le slogan « pour une société de l'information plus juste ». Les représentantes et
représentants des institutions de la société civile de neuf pays arabes ont intensément débattu de la dimension des
droits de l'homme et du développement dans la société de l'information, de l'intégration du genre social, du rôle
de la société civile, des catégories marginalisées telles que les jeunes et les handicapés, des droits numériques
et de la propriété intellectuelle... Plusieurs séances ont été consacrées au monde arabe à travers une lecture
critique du rapport du développement humain et les nouveaux défis de la société du savoir. Le communiqué final, dit
Communiqué d'Amman, a affirmé la nécessité :
- D'intégrer les notions de droits de l'homme, de développement durable et de démocratie dans toute
stratégie, politique ou législation relatives aux technologies d'information et de communication ;
- De garantir la liberté d'accès à information ;
- De rendre accessibles les TIC à toute personne, sans discrimination fondée sur le genre, l'âge,
la religion, la race ou le statut économique et social ;
- D'ouvrir à la femme toute possibilité de développement à travers les TIC ;
- De faire participer les institutions de la société civile dans toute stratégie, politique ou
législation relatives aux TIC ;
- D'exhorter les États à mettre en oeuvre des programmes et des projets
« e-gouvernement » compatibles avec le développement et les droits de l'homme ;
- De diffuser la culture des TIC et de renforcer le contenu arabe sur le réseau.
La gouvernance d'Internet et les questions relatives au fossé numérique ont également pris une place considérable
dans les travaux du Congrès d'Amman. Une déclaration intitulée Le document arabe sur Internet a été
adoptée. Ce document réaffirme les différents droits liés à la communication, tels que le droit de tous à l'accès
et l'utilisation des ressources du réseau, le droit à la formation... Les représentants des ONG arabes ont réitéré
dans ce document leur attachement à la liberté d'expression et aux échanges d'informations et d'opinions par le
biais d'Internet. Ils ont revendiqué la levée de toute censure entravant les débats sociaux, politiques et autres.
Concernant le contenu, ils ont appelé à sa diversification et à la limitation du monopole et de la main-mise de
certains milieux gouvernementaux ou privés. L'hégémonie des langues latines sur le contenu ne facilite pas, d'après
cette déclaration, les échanges et la coopération entre les différentes entités. Aussi, le Congrès a-t-il appelé à
développer des technologies facilitant la diversité linguistique régionale et locale sur Internet et notamment le
développement du contenu numérique arabe. Les congressistes ont également appelé à encourager les logiciels libres
et ouverts et à subvenir aux besoins spécifiques des catégories sociales marginalisées. Les droits de la propriété
intellectuelle des sociétés locales et le savoir traditionnel doivent être protégés contre l'exploitation de la
sphère des affaires. En ce qui concerne la gouvernance d'Internet, le Congrès a demandé le réexamen et la
réévaluation transparente et avec la participation des institutions de la société civile des paramètres métriques
et techniques qui limitent les libertés individuelles et donnent un véritable pouvoir au marché.
Les associations membres du Réseau arabe des ONG pour le Développement (ANND) et d'autres activistes et militants
des libertés numériques ont tenu, à la marge du congrès, des séances de travail pour affiner leur stratégie en vue
d'une participation efficiente aux travaux du Sommet de Tunis et ses réunions préparatoires. Ils se sont engagés à
se constituer en force de pression pour faire parvenir leurs priorités au Sommet, de coordonner leur action avec
celle des autres institutions participant au Sommet pour les causes communes et de construire un site du caucus
arabe. D'ailleurs, les documents issus du congrès ont été hébergés par le site amanjordan, animé par
Mounir Daïbes, pour d'éventuels enrichissements avant de les exposer, au nom de la société civile arabe, au
deuxième Congrès régional préparatoire pour l'Asie de l'Ouest que la Commission économique et sociale des Nations
Unies pour l'Ouest asiatique (ESCWA), devait organiser à Damas, en novembre 2004.
Le Congrès de l'ESCWA, novembre 2004
Bien que les représentants de la société civile arabe ne soient pas directement impliqués dans la préparation de ce
Congrès intergouvernemental, ils ont tenu à se donner rendez-vous à Damas pour clamer du haut de sa tribune leur
attachement à « une société de l'information plus équitable » et faire entendre aux représentants des
gouvernements de la région leurs priorités civiles et démocratiques.
Ce Congrès placé sous le signe du « partenariat pour la construction de la société arabe de
l'information » est organisé par l'ESCWA dans le cadre du suivi et de la mise en oeuvre de la Déclaration de
principes et du Plan d'action du Sommet de Genève, ainsi que la préparation de la deuxième phase du Sommet à Tunis
[NDLR. Voir le site du Congrès de
l'ESCWA].
Il a pour objectif d'évaluer les actions prises par les pays arabes pour réduire la fracture numérique et d'adopter
un plan d'action régional sur la base de la stratégie arabe de la communication et de l'information arrêtée par le
Sommet arabe, à Amman, en mars 2001.
Les séances du Congrès ont traité les principaux thèmes contenus dans la Déclaration de Genève, en particulier les
stratégies nationales en matière de technologies de l'information, les questions de la coordination régionale, la
mise en place d'un Plan d'action...
Les représentants de la société civile arabe présents au Congrès ont activement participé à ses travaux. Lors de la
séance consacrée aux organisations de la société civile, l'animateur du site amanjordan, Mounir Daïbes, a
exposé les résultats du Congrès d'Amman. Le Réseau des ONG arabes pour le développement a participé avec deux
interventions : la première traitant du thème du « développement, de la réforme et de la
démocratie » dans la société du savoir, présentée par Ziad Abdessamad, directeur du Réseau ; la
deuxième, préparée par Roula Masri, responsable des programmes au Réseau, a porté sur « la jeunesse dans la
région arabe ». Lina Koura, directrice de l'Institut international de la solidarité des femmes, a parlé de la
place et du rôle de la femme arabe dans la société de l'information. Les questions relatives aux violations
numériques, au contenu digital arabe, à la diversité culturelle, aux droits des catégories sociales
marginalisées... ont été mises en exergue par les militants associatifs participant aux travaux du Congrès.
À l'initiative du Réseau des ONG arabes pour le développement, une séance de travail groupant les représentants de
Tunisie, de Jordanie, d'Irak, de Syrie, d'Égypte, des Émirats et de Palestine a été tenue pour préparer les étapes
ultérieures. Le représentant de la LTDH a notamment proposé la constitution d'un Observatoire arabe des
violations numériques avec l'objectif de publier un rapport général avant la tenue du Sommet de Tunis
[NDLR. Voir aussi à ce sujet un compte-rendu de ce Congrès
et de la séance de travail des ONG,
par Heiko Wimmen, membre du Bureau du Moyen-Orient de la Fondation Heinrich Böll à Beyrouth, traduit en Français
par Jean-Louis Fullsack, représentant de l'ONG française CSDPTT]. L'idée
d'organiser un meeting des ONG arabes avant la PrepCom3, en septembre 2005 à Tunis, ou même avant le Sommet de
novembre, a été retenue. Par ailleurs, les ONG présentes se sont engagées à approfondir la réflexion autour des
thèmes du Sommet ayant un rapport avec leurs préoccupations militantes tels que les droits humains, l'intégration
du genre social, le développement durable, la diversité culturelle. Le but est d'arriver au Sommet de Tunis
constituées en véritable force de pression civile avec des idées et des revendications claires.
Les associations tunisiennes indépendantes
Il était donc nécessaire que la société civile arabe se sente interpellée par l'agenda du Sommet tant les contours
de la nouvelle société de l'information la concernent de près. La dynamique amorcée au Caire, confirmée à Amman
puis à Damas, a surtout trouvé écho à Tunis auprès des associations indépendantes tunisiennes, d'autant plus que
c'est à Tunis que seront débattus, entre les représentants des gouvernements, de la société civile et du secteur
privé, les différents enjeux politiques, sociaux et économiques de la société de demain.
Très tôt, la LTDH a constitué un comité de suivi et de préparation du SMSI. Elle a organisé, à son siège central,
en mai 2004, une importante manifestation d'information et de réflexion sur les thèmes du Sommet avec la
participation de Meryem Marzouki, présidente de l'association française Imaginons un réseau Internet solidaire
(IRIS) et co-animatrice du Caucus Droits de l'Homme du SMSI, et d'Éric
Bernard, représentant de l'Institut Panos
Afrique de l'Ouest. Pas moins de dix associations indépendantes, qu'elles soient reconnues ou pas, ont manifesté un
vif intérêt pour agir dans le processus préparatoire du Sommet. Elles ont tenu une première séance de concertation
au local de la Section Tunisienne d'Amnesty International et ont défendu fermement leur droit légitime de
participer à la PrepCom de Hammamet, en juin 2004. Malgré l'hostilité manifeste du pouvoir tunisien à la
participation de la société civile indépendante aux travaux préparatoires du Sommet et malgré les tentatives
éhontées d'une horde d'OVG de noyer la voix des associations indépendantes dans un vacarme aussi arrogant
qu'insensé, Souhayr Belhassen (FIDH et LTDH), a pu proclamer l'intervention de la société civile sur la
question des droits de l'homme, marquant ainsi un point fort dans les travaux de la PrepCom1 [NDLR. Voir
le dossier
consacré à cette PrepCom dans le numéro 9
d'Alternatives citoyennes].
La LTDH a également tenu à être présente aux Congrès d'Amman et de Damas, en délégant un membre de son comité
directeur pour participer au nécessaire débat autour d'une plateforme et d'un plan d'action de la société civile
arabe à l'horizon du Sommet de Tunis. À l'approche de la PrepCom2, prévue à Genève en février 2005, dix
associations tunisiennes indépendantes ont retenu, à l'issue de deux réunions au siège central de la LTDH, le
principe d'un regroupement en une Coordination de la Société Civile Indépendante qui s'est donné le
but :
- D'élaborer une plateforme commune de revendications et d'actions portant sur les questions
nationales et internationales ;
- D'établir des liens avec la société civile internationale, en particulier les caucus thématiques
et régionaux du SMSI à travers l'organisation de forums civils à l'occasion des réunions du SMSI qui se tiendront
en Tunisie
Cette coordination oeuvrera en commun pour :
- La reconnaissance du droit à l'activité légale des associations indépendantes ;
- La reconnaissance pour tous les citoyens de la liberté d'expression ;
- La levée de toute forme de censure sur l'Internet ;
- La libération de toute personne emprisonnée pour l'exercice de son droit à la liberté
d'expression et d'association et notamment les internautes de Zarzis et de l'Ariana ;
- L'assurance pour les organisations locales et internationales de défense des droits de l'homme
ainsi que les médias locaux et internationaux de participer librement au sommet de Tunis.
Les défis que la société civile arabe doit relever à l'horizon du SMSI sont d'autant plus grands que les entraves
aux libertés publiques et individuelles, à la démocratie et la bonne gouvernance dans la région arabe sont
multiples :
- Les derniers rapports de développement humain n'ont-ils pas insisté sur les restrictions massives
de ces libertés sous prétexte de la lutte anti-terroriste ?
- Les organisations de défense des droits humains dans la plupart des pays arabes n'ont-elles pas
dénoncé la répression de jeunes internautes dans l'exercice légitime et naturel de leur liberté d'accès au réseau
international ?
- Des pays arabes, la Palestine et l'Irak, ne subissent-ils pas le joug de forces d'occupation
utilisant, en contradiction flagrante avec les normes internationales, leur « supériorité numérique »
pour écraser le droit des peuples de ces pays à l'autodetermination ?
- Le contenu digital arabe n'est-il pas l'enfant pauvre du réseau mondial placé sous l'hégémonie
anglo-saxonne ?
- La gouvernance internationale d'Internet n'est-elle pas accaparée par les sphères financières au
service de l'économie néolibérale ?
Il est donc plus qu'urgent que la société civile arabe coordonne son action avec ses alliés et partenaires à
travers le monde pour contribuer efficacement à l'avènement d'une société de l'information et du savoir plus
équitable, plus juste et plus démocratique.