L
es éditions du Seuil viennent de publier en novembre 2004 à Paris deux ouvrages, un recueil de témoignage et
photos ainsi qu'un ouvrage de documents et textes juridiques,
sur la Commission Vérité et Réconciliation qui suivit en Afrique de Sud la fin de l'apartheid
[NDLR. Respectivement, « Vérité, réconciliation, réparation », sous la direction de Barbara
Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar et « Amnistier* l'apartheid. Travaux de la Commission
vérité et réconciliation », sous la direction de Philippe-Joseph Salazar]
Cette entreprise, la première du genre, devait porter à la conscience internationale l'abolition de
l'impunité sur laquelle se sont bâties et ont perduré tant de tyrannies. De l'Argentine au Timor, en passant par la
Serbie dont l'irréductible dictateur Slobodan Milosevic continue d'en découdre avec le Tribunal pénal
international, les victimes prennent une revanche réelle ou symbolique et se font rendre justice comme on peut
enfin faire le deuil d'une abominable dictature.
Au Maroc en cette fin d'année 2004, l'Instance Equité et Réconciliation (IER) procède sur le même thème à
une première dans le monde arabe et musulman. À la suite d'une décision royale prise en janvier 2004, une
institution ad hoc dont les travaux sont financés par la liste civile, c'est-à-dire sur le budget du
Palais royal, permit, en public et en direct, à quelques 200 victimes du règne de Hassan II - c'est-à-dire du
père du Roi - de témoigner devant les médias marocains et étrangers sur les tortures qu'ils ont subies,
particulièrement au bagne de Tazmamart.
Certes, de nombreuses anciennes victimes, dont l'un des plus longs « hôtes » de ce bagne immonde, Abraham
Sarfaty, ainsi que l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), ont mis en cause les limites de cette
« théâtralisation » d'une souffrance qui ne dit pas les noms des tortionnaires ni ne permet directement
de les poursuivre en justice pour obtenir réparation. Mais le président de cette instance, Driss Benzekri, qui
passa lui-même 18 ans de sa vie en prison, rappelle que chaque victime peut entreprendre cette démarche devant la
justice du pays. L'objet de l'IER est de lever le tabou et de mettre des mots sur ce qui fut si longtemps occulté
sous une chape de plomb. Enfin l'indicible devient parole et les citoyens des 22 dictatures du monde arabe, Maghreb
compris, ne s'y sont pas trompés : « plus jamais ça », voilà le défi rassembleur jeté au visage des
tyrans qui, en attendant le châtiment divin, devront de leur vivant rendre un jour ou l'autre des comptes devant la
justice des hommes.
Sans doute, la procédure est longue et semée de tous les verrouillages et artifices juridiques. Mais des juges
compétents et audacieux peuvent trouver dans la loi internationale matière à déjouer toutes les impunités.
Ainsi en fut-il du juge espagnol Baltazar Garzon, qui le premier en 1998 prit au lasso le dictateur Pinochet venu
se faire soigner en Angleterre. Anciennement président du Chili suite au coup d'État de 1973 avec le soutien de la
CIA, puis chef des forces armées chiliennes, le sénateur à vie avait baissé la garde en se rendant à l'étranger où
ne pouvait jouer son immunité parlementaire.
Toutefois, en dépit d'une demande concertée d'extradition émanant de l'Espagne, de la France, de la Suisse et de la
Belgique, le dictateur put rentrer au Chili grâce à l'ancien Premier ministre britannique (Margaret Thatcher dont
le fils vient de payer une lourde caution pour échapper à la prison en Afrique de Sud où il est poursuivi pour le
financement d'un coup d'État en Guinée équatoriale !) et surtout avec l'appui des USA, qui l'avaient si
longtemps chouchouté.
Pendant 5 ans, il se crut oublié de la justice. Mais au Chili, le juge Juan Guzman avait pris le relais de Baltazar
Garzon. Enfin, ce janvier 2005, voilà que la cour suprême du Chili lève l'immunité de Pinochet. Désormais, l'ancien
dictateur sous le régime duquel périrent 3000 personnes et disparurent des dizaines de milliers d'autres, devra
rendre compte de l'assassinat de quelques dizaines de militants chiliens et d'un certain nombre d'enlèvements,
conduits dans le cadre de l'opération Condor menée conjointement avec feu quelques bonnes dictatures d'Amérique du
Sud qui se faisaient une vie dorée sous le grand soleil de la CIA et de quelques présidences républicaines des USA.
L'histoire a de ces retournements !
Toute cette entreprise de vérité, réparation, puis réconciliation, est dressée contre l'oubli et contre l'amnésie.
Il ne s'agit pas de passer l'éponge, d'oblitérer ce qui fut fait, ainsi que fonctionne parfois l'amnistie. Or,
c'est ce qui semble être en projet en Algérie.
En effet, le président Bouteflika qui a fait bénéficier de la grâce amnistiante les membres de l'Armée islamique du
salut, devrait étendre cette amnistie devenue « générale » à l'ensemble des groupes armés responsables de
violences, y compris certaines forces de sécurité, rendus responsables par des organisations de défense des droits
de l'homme et par certains officiers ayant témoigné dans des récits sous pseudonymes, de crimes prêtés aux
islamistes mais effectués par des sections paramilitaires. De plus, la Ligue algérienne des droits de l'homme et
les familles des disparus s'émeuvent d'un projet gommant l'abjection avant que vérité ne soit faite et avant que
toutes les responsabilités ne soient établies. C'est d'une telle inquiétude que rend compte, par exemple, la
journaliste Florence Beaugé (Le Monde du 7 janvier 2005).
Il reste également à se demander si le GIA (relayé aujourd'hui en assassinats et enlèvements plus ciblés par le
GSPC) fera partie des amnistiés par une clémence dont la présidence algérienne escompte peut-être quelques
dividendes.
D'autres pays du Maghreb pourraient voir se lever un appel à une même épreuve de vérité autour des blessures
nationales.
Pour l'heure, en Mauritanie, on en est encore à réclamer la peine de mort contre de présumés putschistes tandis
qu'en Libye où on faisait disparaître ou bien on pendait en place publique, on est encore très loin d'une ouverture
attendue.
Reste la Tunisie où l'opposition demande une amnistie générale pour les prisonniers islamistes qui sont encore dans
les geôles. Quelques dizaines d'entre eux ont été libérés le 7 novembre dernier. Le témoignage de Ali Larayedh, 14
ans seul dans sa cellule, et ceux d'autres victimes, le récent plaidoyer pour son fils Omar Chlendi (l'un des
internautes de Zarzis) de sa mère Teresa Chopin [NDLR. Voir à ce sujet la lettre de madame Chopin au Premier ministre français
Jean-Pierre Raffarin, à la veille de sa visite en Tunisie, sur le site www.zarzis.org], toute cette littérature du chagrin et de la pitié, appelle d'abord
à l'amnistie, en tout cas à la réouverture de ce dossier noir de la dernière décennie pour faire savoir qui a fait
quoi, qui a violenté, qui a menti, qui a enfreint le droit. Il faut que vérité soit d'abord éclaircie pour une
transition démocratique réussie.
Il reste qu'aux défenseurs du dictateur Pinochet qui s'alarment que la prison ne le démolisse définitivement, le
pauvre ! (il a 89 ans), on n'aura pour lui et pour les autres de son acabit, que cette réplique :
« qu'il crève ! ».
*Une malencontreuse coquille nous avait fait écrire « administrer » (!) plutôt
qu'« amnistier », dans la première version de cet article. Nous nous en excusons auprès de nos lecteurs,
ainsi que des auteurs de l'ouvrage, dont la référence exacte est donc :
Desmond Tutu, Sylvie Courtine-Denamy, Charlotte Girard, Philippe-Joseph Salazar.
« Amnistier l'Apartheid. Travaux de la Commission Vérité et Réconciliation - sous la Direction
de Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix - Édition établie par Philippe-Joseph Salazar ».
Ed. du Seuil. Paris, novembre 2004. 351 pages.