Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Numéro 14 - 31 janvier 2005
Démocratie
International
Tortionnaires de tous les pays, la fin de l'impunité
Qu'ils crèvent !

 

L es éditions du Seuil viennent de publier en novembre 2004 à Paris deux ouvrages, un recueil de témoignage et photos ainsi qu'un ouvrage de documents et textes juridiques, sur la Commission Vérité et Réconciliation qui suivit en Afrique de Sud la fin de l'apartheid [NDLR. Respectivement, « Vérité, réconciliation, réparation », sous la direction de Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar et « Amnistier* l'apartheid. Travaux de la Commission vérité et réconciliation », sous la direction de Philippe-Joseph Salazar]

Cette entreprise, la première du genre, devait porter à la conscience internationale l'abolition de l'impunité sur laquelle se sont bâties et ont perduré tant de tyrannies. De l'Argentine au Timor, en passant par la Serbie dont l'irréductible dictateur Slobodan Milosevic continue d'en découdre avec le Tribunal pénal international, les victimes prennent une revanche réelle ou symbolique et se font rendre justice comme on peut enfin faire le deuil d'une abominable dictature.

Au Maroc en cette fin d'année 2004, l'Instance Equité et Réconciliation (IER) procède sur le même thème à une première dans le monde arabe et musulman. À la suite d'une décision royale prise en janvier 2004, une institution ad hoc dont les travaux sont financés par la liste civile, c'est-à-dire sur le budget du Palais royal, permit, en public et en direct, à quelques 200 victimes du règne de Hassan II - c'est-à-dire du père du Roi - de témoigner devant les médias marocains et étrangers sur les tortures qu'ils ont subies, particulièrement au bagne de Tazmamart.

Certes, de nombreuses anciennes victimes, dont l'un des plus longs « hôtes » de ce bagne immonde, Abraham Sarfaty, ainsi que l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), ont mis en cause les limites de cette « théâtralisation » d'une souffrance qui ne dit pas les noms des tortionnaires ni ne permet directement de les poursuivre en justice pour obtenir réparation. Mais le président de cette instance, Driss Benzekri, qui passa lui-même 18 ans de sa vie en prison, rappelle que chaque victime peut entreprendre cette démarche devant la justice du pays. L'objet de l'IER est de lever le tabou et de mettre des mots sur ce qui fut si longtemps occulté sous une chape de plomb. Enfin l'indicible devient parole et les citoyens des 22 dictatures du monde arabe, Maghreb compris, ne s'y sont pas trompés : « plus jamais ça », voilà le défi rassembleur jeté au visage des tyrans qui, en attendant le châtiment divin, devront de leur vivant rendre un jour ou l'autre des comptes devant la justice des hommes.

Sans doute, la procédure est longue et semée de tous les verrouillages et artifices juridiques. Mais des juges compétents et audacieux peuvent trouver dans la loi internationale matière à déjouer toutes les impunités.

Ainsi en fut-il du juge espagnol Baltazar Garzon, qui le premier en 1998 prit au lasso le dictateur Pinochet venu se faire soigner en Angleterre. Anciennement président du Chili suite au coup d'État de 1973 avec le soutien de la CIA, puis chef des forces armées chiliennes, le sénateur à vie avait baissé la garde en se rendant à l'étranger où ne pouvait jouer son immunité parlementaire.

Toutefois, en dépit d'une demande concertée d'extradition émanant de l'Espagne, de la France, de la Suisse et de la Belgique, le dictateur put rentrer au Chili grâce à l'ancien Premier ministre britannique (Margaret Thatcher dont le fils vient de payer une lourde caution pour échapper à la prison en Afrique de Sud où il est poursuivi pour le financement d'un coup d'État en Guinée équatoriale !) et surtout avec l'appui des USA, qui l'avaient si longtemps chouchouté.

Pendant 5 ans, il se crut oublié de la justice. Mais au Chili, le juge Juan Guzman avait pris le relais de Baltazar Garzon. Enfin, ce janvier 2005, voilà que la cour suprême du Chili lève l'immunité de Pinochet. Désormais, l'ancien dictateur sous le régime duquel périrent 3000 personnes et disparurent des dizaines de milliers d'autres, devra rendre compte de l'assassinat de quelques dizaines de militants chiliens et d'un certain nombre d'enlèvements, conduits dans le cadre de l'opération Condor menée conjointement avec feu quelques bonnes dictatures d'Amérique du Sud qui se faisaient une vie dorée sous le grand soleil de la CIA et de quelques présidences républicaines des USA. L'histoire a de ces retournements !

Toute cette entreprise de vérité, réparation, puis réconciliation, est dressée contre l'oubli et contre l'amnésie. Il ne s'agit pas de passer l'éponge, d'oblitérer ce qui fut fait, ainsi que fonctionne parfois l'amnistie. Or, c'est ce qui semble être en projet en Algérie.

En effet, le président Bouteflika qui a fait bénéficier de la grâce amnistiante les membres de l'Armée islamique du salut, devrait étendre cette amnistie devenue « générale » à l'ensemble des groupes armés responsables de violences, y compris certaines forces de sécurité, rendus responsables par des organisations de défense des droits de l'homme et par certains officiers ayant témoigné dans des récits sous pseudonymes, de crimes prêtés aux islamistes mais effectués par des sections paramilitaires. De plus, la Ligue algérienne des droits de l'homme et les familles des disparus s'émeuvent d'un projet gommant l'abjection avant que vérité ne soit faite et avant que toutes les responsabilités ne soient établies. C'est d'une telle inquiétude que rend compte, par exemple, la journaliste Florence Beaugé (Le Monde du 7 janvier 2005). Il reste également à se demander si le GIA (relayé aujourd'hui en assassinats et enlèvements plus ciblés par le GSPC) fera partie des amnistiés par une clémence dont la présidence algérienne escompte peut-être quelques dividendes.

D'autres pays du Maghreb pourraient voir se lever un appel à une même épreuve de vérité autour des blessures nationales.

Pour l'heure, en Mauritanie, on en est encore à réclamer la peine de mort contre de présumés putschistes tandis qu'en Libye où on faisait disparaître ou bien on pendait en place publique, on est encore très loin d'une ouverture attendue.

Reste la Tunisie où l'opposition demande une amnistie générale pour les prisonniers islamistes qui sont encore dans les geôles. Quelques dizaines d'entre eux ont été libérés le 7 novembre dernier. Le témoignage de Ali Larayedh, 14 ans seul dans sa cellule, et ceux d'autres victimes, le récent plaidoyer pour son fils Omar Chlendi (l'un des internautes de Zarzis) de sa mère Teresa Chopin [NDLR. Voir à ce sujet la lettre de madame Chopin au Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, à la veille de sa visite en Tunisie, sur le site www.zarzis.org], toute cette littérature du chagrin et de la pitié, appelle d'abord à l'amnistie, en tout cas à la réouverture de ce dossier noir de la dernière décennie pour faire savoir qui a fait quoi, qui a violenté, qui a menti, qui a enfreint le droit. Il faut que vérité soit d'abord éclaircie pour une transition démocratique réussie.

Il reste qu'aux défenseurs du dictateur Pinochet qui s'alarment que la prison ne le démolisse définitivement, le pauvre ! (il a 89 ans), on n'aura pour lui et pour les autres de son acabit, que cette réplique : « qu'il crève ! ».

*Une malencontreuse coquille nous avait fait écrire « administrer » (!) plutôt qu'« amnistier », dans la première version de cet article. Nous nous en excusons auprès de nos lecteurs, ainsi que des auteurs de l'ouvrage, dont la référence exacte est donc :
Desmond Tutu, Sylvie Courtine-Denamy, Charlotte Girard, Philippe-Joseph Salazar. « Amnistier l'Apartheid. Travaux de la Commission Vérité et Réconciliation - sous la Direction de Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix - Édition établie par Philippe-Joseph Salazar ». Ed. du Seuil. Paris, novembre 2004. 351 pages.

 

Une militante de la section tunisienne d'Amnesty International
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